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drames de cour d'assises. Dès lors le romancier n'est plus suivi que par les oisifs, avides de tuer le temps à tout prix. Pour moi, quoique porté à m'intéresser à l'histoire par la connaissance minutieuse des lieux où elle se passait, je me suis bientôt lassé de suivre un auteur qui ne sait pas luimême où il me conduit.

Le Chambrion n'est pas le seul roman de M. Ponson du Terrail où il ait fait preuve d'une force d'analyse et d'une finesse d'observation qui manquent à ses grandes machines. Deux de ses anciennes études à peu près entièrement oubliées, et qu'il a réunies en volume sous ce double titre : la Veuve de Sologne et l'Histoire d'un couteau de chasse', viennent à l'appui de mon appréciation. L'une a les proportions d'un petit roman, l'autre ne dépasse pas les dimensions d'une nouvelle un peu longue. Toutes deux sont traitées avec grand soin et méritent d'être analysées.

Une veuve de Sologne a perdu son mari, notaire d'un petit village; elle va être réduite à la plus extrême misère, lorsqu'un vieux garçon, riche propriétaire de ses voisins, lui offre de garder jusqu'à la complète liquidation de ses affaires la somme d'argent qu'il avait placée chez son mari. En échange de ce service il demande à Mme Arnaud de vouloir bien lui prêter sa maison pour une entrevue qu'il a ménagée entre un de ses amis et Mlle de Verrières, fille d'un colonel fâcheux et bourru qui habite le voisinage. Le colonel a juré que sa fille n'épouserait qu'un militaire; mais de son côté, Mélanie, digne fille de son père par l'entêtement, s'est bien juré à elle-même qu'elle n'aurait jamais pour époux un traîneur de sabre. La place semble donc toute faite pour M. Max de Verne, qui n'est qu'un charmant Parisien, très-lettré, très-artiste et pas du tout militaire. Mais voilà que survient tout à coup le chef d'escadron tant rêvé pour

1. Librairie centrale, in-18, 314 pages.

Mélanie par le colonel de Verrières. Il arrive de Chine, et par un quiproquo assez amusant, joue le rôle que le vieux garçon bienfaiteur de Mme Arnaud a rêvé pour son protégé. Cependant tout s'explique bientôt, la diplomatie d'Horace a raison de l'entêtement du colonel, et, après un duel assez burlesque entre le commandant, retour de Chine, et son futur beau-père, Mélanie de Verrières épouse M. Max de Verne. Ai-je besoin d'ajouter que le veuvage de Mme Arnaud ne dure pas longtemps et que c'est Horace qui le fait finir.

L'Histoire d'un couteau de chasse est plus lugubre. Il s'agit encore d'un Barbe-bleue, mais aussi terrible que le colonel de Verrières est grotesque. Pour punir une prétendue infidélité de sa femme le vicomte de Mailly a assassiné un de ses amis, et depuis dix ans il lui fait mettre partout sous les yeux le couteau de chasse et la bague chevalière que portait la victime le jour de sa fin tragique. Ce supplice atroce se complique de mille autres petites tortures dont le détail aide au développement de l'histoire : c'est d'ailleurs son côté intéressant et piquant. Pour dénoûment, la victime ressuscite, le farouche jaloux meurt dans les remords, et la vicomtesse de Mailly revient à la vie en apprenant la miraculeuse résurrection de son ancien adorateur. M. Ponson du Terrail nous apprend en outre que cette véridique histoire a eu pour témoin, en 1787, son grand-père, alors officier aux gardes du corps.

Si les délicats préfèrent les études de mœurs, plus courtes et plus achevées, aux romans de longue haleine avec complication d'événements et de personnages, il n'en est pas encore de même du gros du public. Ce qui attire la foule aux journaux non politiques dont le roman est la pièce de résistance, ce sont les grandes combinaisons dramatiques où l'histoire et l'imagination se prêtent avec une égale docilité aux caprices de la mode.

Depuis peu les feuilles spéciales de romans illustrés, si nombreuses en Angleterre et dont le Journal pour tous fut en France le premier type, voyaient baisser rapidement leur faveur. Les petits journaux du soir à un sou, où le roman se mêle chaque jour à petite dose à toute espèce de bavardage, ont supplanté le magasin hebdomadaire à dix centimes exclusivement affecté au roman. Pour ramener ou retenir ses lecteurs, on ne se figure pas quels appels le roman périodique fait aux imaginations. C'est assez de voir les titres choisis. Il y en a d'extravagants : comme les Ahuris de · Chaillot; il y en a de monstrueux : les Mémoires du bourreau; il y en a d'ignobles: comme Milord l'Arsouille. Et les affiches? Qu'on se figure un grand placard colorié haut de six pieds représentant une maison de fous, une orgie, une chaîne de forçats, des assassinats, des apparitions de fantômes et le reste. Voilà la réclame, le boniment, les coups de caisse et de trompette grâce auxquels s'exploite, en l'année 1865, le roman populaire.

Type nouveau de la presse quotidienne, le Petit Journal, semblait avoir trouvé des éléments de succès d'un autre ordre; il a voulu avec l'aide du roman à grand fracas élargir encore son cercle de lecteurs. C'est à M. Ponson du Terrail qu'il a demandé une de ces immenses machines comme les Drames de Paris. M. Ponson du Terrail n'a pas cherché bien loin un héros et un sujet, il a repris ceux de cet inépuisable roman et il a offert, dans des dimensions élastiques qui se régleront sur la faveur du public, la Résurrection de Rocambole, dont le prologue seul doit être un échantillon complet du genre. Voici en quels termes le Petit Journal a annoncé cette éclatante nouveauté.

Le prologue du grand récit de M. Ponson du Terrail que nous allons publier, et dont l'action se passe au bagne de Tou lon, contiendra, entre autres épisodes:

L'exposition publique sur l'échafaud;
La marque par le fer rouge;

Le départ de la chaîne des forçats;

L'arrivée au bagne;

L'exécution à mort au bagne de Toulon.

Tous ces épisodes sont historiques et racontés avec la plus scrupuleuse exactitude.

Le numéro du Petit Journal où était insérée cette réclame accusait un tirage de 219,680. Quelques mois plus tard le chiffre s'élevait à 282,060. Ainsi le roman-feuilleton, qui semblait mort dans les grands journaux politiques, a seulement changé de place. Il est devenu le Dieu des petits jour naux populaires, et M. Ponson du Terrail est toujours son prophète.

Pour être juste, il faudrait donner presque une aussi grande place au rival souvent heureux de M. Ponson du Terrail, à M. Paul Féval, qui, par moments, soutient de sa popularité les journaux naissants ou relève ceux qui tombent, et procure aux uns et aux autres des recrues de cent mille lecteurs. Mais c'est assez et presque trop de l'exemple précédent pour montrer ce que le roman devient, dans la presse, comme objet de pâture quotidienne.

En volumes, les romans de cape et d'épée se font rares. La mode s'en éloigne, et à part les feuilletons où s'étalent encore victorieusement les noms prestigieux de MM. Ponson du Terrail et Paul Féval, ils sont exclusivement réservés au format du cabinet de lecture. Quelques-uns cependant, grâce au soin de la forme, à l'intérêt ménagé de la narration, revêtent quelquefois le format populaire de l'in-18 et font leur petite trouée à côté des études de mœurs et de caractères qui accaparent pour le moment l'attention du public. De ce nombre est le roman que M. Jules de Saint-Félix intitule, en librairie, l'Amie de la Reine1, et qui a dû paraî

1. Librairie centrale, in-18, 250 pages.

tre quelque part sous le nom de Régine, comme l'indique le titre courant du volume.

L'action se passe deux mois avant l'ouverture des États généraux de 1789 et les solennels débuts de la révolution française. On se prépare à assister à l'un de ces drames connus qui commencent dans un des boudoirs immortalisés par la Régence et finissent au milieu des cris de haine sur l'échafaud. Mais l'action est à la fois moins terrible et moins étendue. Il s'agit simplement d'une jeune et noble veuve confinée par sa pauvreté dans un manoir seigneurial de Provence, à laquelle deux jeunes étourdis gentilshommes de la maison du roi viennent faire la cour à la façon galante des paladins du quinzième siècle. Un bon cœur, dit-on, fait pardonner bien des folies, et la noble veuve doit en conscience beaucoup leur pardonner, car ils lui aident à épouser un grand seigneur du pays, sorte de puritain catholique, qui veille depuis longtemps sur elle et ses intérêts avec une affection presque paternelle.

Il va sans dire que le traître ne fait point défaut à cette espèce de mélodrame. M. de Saint-Félix, qui a été ailleurs collaborateur du vicomte Walsh, de la comtesse Dasch, et qui semble un défenseur convaincu du trône et de l'autel, a choisi son personnage odieux dans cette classe, alors abhorrée des privilégiés, qu'on appelait le tiers état. Il en a fait un usurier débauché, chez lequel la force physique remplace la beauté morale, une sorte de Vautrin rapetissé, qui n'a ni les instincts de justice de la classe à laquelle il appartient, ni l'intelligente brutalité des scélérats dont on nous le donne comme type. Du reste, le roman de M. de Saint-Félix ne manque ni d'intérêt, ni de pages bien écrites, et si nous lui faisions un procès de tendances, ce ne serait pas sans reconnaître qu'il est du nombre des écrivains, plus rares qu'on ne pense, qui savent engager une action avec aisance et la dénouer avec la même facilité.

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