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deux lignes à Montperreux : elle la prend de guerre lasse :

« Ah! que vous êtes pressant!

LE COMTE.

« Pressant, pressé, importun... tout ce que vous voudrez... Madame la marquise voudrait-elle écrire ?... (Pendant qu'elle écrit.) Ah! si vous saviez comme la complaisance vous embellit, vous ne me résisteriez jamais.

LA MARQUISE.

« Peut-être me préparé-je de longs et cruels repentirs.

LE COMTE.

<< Madame, je n'ai plus rien à répondre, c'est à l'événement à me justifier. >>

Et il emporte le billet qui le constitue le fondé de pouvoir et le chevalier de l'offensée.

Que se passa-t-il alors? Mirabeau fit le voyage de Suisse. Fit-il également le voyage de Metz? Alla-t-il chercher Montperreux, ou employa-t-il quelque autre moyen? Dans une lettre de Sophie, de décembre 1775, c'est-à-dire du mois suivant, et qu'elle adressait à un ami, magistrat à Pontarlier, on lit simplement ces mots : « M. de Montperreux a rendu le portrait et trois lettres, mais on sait qu'il en a davantage. »

L'essentiel était le portrait, et Mirabeau avait droit à la reconnaissance. Le quatrième Dialogue nous montre qu'il n'était pas homme à demeurer en chemin. Ici notre analyse s'arrête. Ce Dialogue se passe tout entier à combattre les scrupules de Sophie, à réfuter philosophiquement ses idées sur le devoir, sur la pudeur. Sophie, comme la plupart des femmes qui, encore innocentes et pures, ont donné leur cœur, voudrait en rester là; elle voudrait concilier les garanties et les charmes de deux situations incompatibles. Elle dirait volontiers avec un poëte:

Si l'austère Pudeur voile un moment sa joue,
Que sa ceinture d'or jamais ne se dénoue!

Illusion et faux espoir ! J'ai sous les yeux une espèce de lettre d'elle à Mirabeau, écrite à ce moment, et de sa meilleure écriture, d'une écriture d'enfant, sans orthographe, mais avec un caractère visible d'ingénuité. La voici :

« Ah! mon ami, que ne puis-je faire passer dans votre âme le sentiment de bonheur et de paix qui règne au fond de la mienne! que ne puis-je vous apprendre à jouir tranquillement du plus délicieux état de la vie! Les charmes de l'union des cœurs s'y joignent pour nous à ceux de l'innocence. Nulle crainte, nulle honte ne troublera notre félicité : au sein des vrais plaisirs de l'amitié, nous pouvons parler de la vertu sans rougir. »

On me fait remarquer que ceci n'est autre chose qu'un passage textuellement copié de la Nouvelle Héloïse, d'une lettre de Julie à Saint-Preux (première partie, lettre IX), à l'exception du mot amour que Sophie a remplacé par amitié. On en doit seulement conclure qu'elle empruntait à Julie l'expression de ses propres sentiments, et qu'elle proposait ce vœu à Mirabeau comme modèle.

C'est précisément pour réfuter cette disposition platonique, qui lui était, il faut en convenir, la moins supportable de toutes, que l'ardent et fougueux jeune homme entreprend de réfuter Sophie. Il le fait de cette façon directe, didactique, indélicate, qui est proprement le caractère et l'affiche de la passion au xvme siècle. Le plaisant est que cette conversation, telle qu'elle est consignée dans le quatrième Dialogue, eut lieu, en effet, entre eux, à très-peu près la même, mais qu'ils l'eurent dans une soirée devant trente personnes, et tout en causant (à voix basse, il est vrai) dans un coin du salon. Mirabeau aimait beaucoup ce quatrième Dialogue, et le

trouvait très-joli; il est, du moins, tout à fait dans le goût du siècle, dans celui de Diderot cette fois bien plus que de Rousseau; et, tel quel, il fut d'un effet victorieux auprès de Sophie. C'est à ce propos que Mirabeau écrivait encore, et il n'y a pas lieu de le démcntir: « 0 mon amie, d'un bout à l'autre, ils sont bien uniques, nos

amours!»

A partir de ce jour, de ce 13 décembre 1775 dont Sophie et lui nous ont conservé la date, Mirabeau entra pour l'amour d'elle dans une carrière d'aventures et d'entreprises romanesques plus osées les unes que les autres. Nous ne l'y suivrons que bien rapidement. L'intelligence établie entre la marquise et lui n'avait pas échappé au commandant Saint-Mauris, qui avait hâte de ressaisir et de confiner celui qu'il avait trop laissé s'émanciper. Il fallait un prétexte; on le trouva dans un billet à ordre souscrit par Mirabeau lors d'une de ses courses en Suisse. Ce billet n'était que pour une somme modique, et la date du paiement n'était pas même arrivée. Ainsi on ne pouvait dire que Mirabeau avait fait de nouvelles dettes. Le voyage en Suisse avait d'ailleurs été autorisé par le commandant. Qu'importe! ordre fut donné par lui au prisonnier de rentrer dans son fort. Ici Mirabeau lutta de ruse. A un dîner du jour des Rois (janvier 1776) chez M. de Monnier, la fève lui était échue, et il avait naturellement choisi Mme de Monnier pour reine. Celle-ci allait donner un bal en son honneur; c'était le marquis de Monnier qui l'avait voulu, car, lui aussi, Mirabeau l'avait complétement séduit, comme il faisait aisément de tous ceux qu'il approchait. Mirabeau demanda à Saint-Mauris d'éviter un éclat, et de vouloir bien différer l'exécution de ses rigueurs jusqu'au lendemain du bal. Saint-Mauris y consentit, et, durant cette

soirée à laquelle il assistait, il ne cessa de regarder Mirabeau et la marquise avec une joie maligne. Mais, un peu avant la fin, Mirabeau s'éclipse, et le lendemain on ne le retrouve plus. A-t-il passé en Suisse comme on le dit, et comme cela lui était si facile à cette frontière? Non; il est et il reste caché pendant plusieurs jours dans un cabinet noir de l'appartement même de la marquise. La témérité du fait était précisément ce qui devait éloigner tout soupçon.

Une seule femme de chambre sûre est dans la confidence. Pourtant des bruits vagues commencent à se répandre parini les gens de la maison, et il devient urgent de lui chercher un autre asile. On lui en trouve un chez une demoiselle Barbaud, qui était toute dévouée à la marquise; la prudence ne l'y retient pas longtemps. Un jour, un soir d'hiver, Mirabeau devait pénétrer chez la marquise et y arriver juste pendant le souper des gens. La femme de chambre affidée devait seule l'attendre et l'introduire; elle manque le moment: dans la cour il rencontre et accoste brusquement une autre domestique, qui donne l'alarme et rentre à l'office en criant qu'un voleur est dans la maison. Tous les laquais s'arment de pieux et de fourches. La marquise, au bruit, accourt et veut les arrêter; elle ne peut modérer leur zèle, et, dans son angoisse, elle prend le parti de les suivre. Ils se dirigent du côté du jardin où Mirabeau s'était jeté. Du plus loin qu'ils le virent, le cocher, chef de la bande, dit à la marquise : « Vous voyez bien, Madame, qu'il y avait quelqu'un. » Mais Mirabeau vient à leur rencontre d'un air à les faire repentir de leur obstination; et voilà que commence une de ces scènes de haute comédie et de théâtre où il était passé maître: «Que venez-vous chercher ici?» leur dit-il. « Monsieur, répondit le cocher, nous n'imaginions pas que ce fùt vous. » —

« Et que ce soit moi ou un autre, pourquoi avez-vous l'insolence de désobéir à votre maîtresse? Retirez-vous. Et vous, Sage (c'était un laquais de la marquise), menezmoi chez M. de Monnier.» Tous obéirent. Chemin faisant, Mirabeau avertit en deux mots la marquise de se contenir et de se régler sur ce qu'elle entendra. Mais laissons parler Sophie elle-même dans le cinquième Dialogue, où elle est censée s'entretenir avec une amie:

« Le comte, au milieu d'une crise si imprévue, si inquiétante, se remet dans le peu d'instants qu'il fallait pour franchir l'escalier, entre chez M. de Monnier de l'air le plus libre, l'embrasse et lui fait une histoire détaillée et vraisemblable. Il arrivait de Berne, il allait droit à Paris se présenter au ministre; il avait arrangé sa course de manière à entrer le soir à Pontarlier, ne voulant point y passer sans nous voir et nous remercier de nos bontés. Il avait pris l'heure du souper de nos gens pour s'introduire dans la maison, afin de n'avoir aucun domestique dans sa confidence. Le hasard lui avait fait rencontrer Marie dans la cour. Elle ne l'avait point reconnu; l'alarme avait été donnée, et il s'était vu poursuivi et découvert par tous nos gens. Il pria le marquis de les sonner pour leur ordonner le silence. Cette précaution était absolument nécessaire, disait-il, pour lui assurer un retour et fermer la bouche à ceux qui auraient pu débiter cette nouvelle assez tôt pour qu'on eût le temps de l'arrêter. Remarquez avec quel art il saisissait le seul moyen de mettre les apparences de mon côté et de légitimer aux yeux de tant de témoins son entrée nocturne dans ma maison. Le marquis sonna avec empressement. Les domestiques, qui n'auraient jamais imaginé que le comte eût osé se présenter à M. de Monnier, furent stupéfaits de nous voir tous trois ensemble. M. de Monnier donna ses ordres d'un ton très-ferme, et ils se retirèrent. Le comte reprit et continua son discours avec la même tranquillité. Il tira de sa poche une lettre de son père, qu'il composa sur-lechamp conformément à ses vues, la commenta, et conversa avec la même netteté que s'il eût fait une visite ordinaire. M. de Monnier lui offrit de l'argent, qu'il refusa; et, prenant le prétexte de la rumeur qu'avait excitée son arrivée, il se retira une demi-heure après, annonçant qu'il partirait à la pointe du jour. Je le conduisis jusqu'à la porte du salon, et il me dit qu'il retournerait chez son ami. Le marquis n'eut pas l'ombre d'un soupçon : il le plaignit,

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