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il discuta tous les détails de son récit, et me laissa dans l'admiration, etc., etc., etc. >>

Est-ce donc ainsi qu'il est utile de savoir de bonne heure jouer la comédie et se faire un front, quand on est destiné à devenir le premier des orateurs?

Ce même homme, qui trompait ainsi le marquis et le retournait à son gré, aurait pu s'adresser à lui-même pour lui demander asile dans sa maison, et le marquis, dans les commencements, le lui eût, sans nul doute, accordé; mais Mirabeau avait repoussé bien loin de lui une pareille idée. Toutes les adresses, toutes les audaces, il se les permettait : « Ce sont, disait-il, des ruses de bonne guerre; mais trahir l'hospitalité, demander une grâce pour tromper son bienfaiteur, ce seraient d'horribles perfidies, et ce remords aurait empoisonné jusqu'à ses plaisirs.» Je donne ce sophisme de la passion pour ce qu'il vaut. Notons seulement ce reste de générosité jusque dans le faux honneur.

Les soupçons de M. de Monnier ayant fini pourtant par éclater, d'autant plus amers qu'ils avaient été plus en retard et plus en défaut, et la position devenant insoutenable à Pontarlier, Mme de Monnier demanda à se retirer dans sa famille et s'en retourna à Dijon. Elle n'y était pas plutôt arrivée que Mirabeau l'y suivit. Mais il n'y était que depuis peu de jours, quand la mère de Sophie, Mme de Ruffey, l'y découvrit, et elle n'eut pas besoin pour cela de beaucoup de ruse. «Mme de Ruffey était à un bal chez M. de Montherot (grand-prévôt) avec ses deux filles et Mme de Saint-Belin, leur amie. On annonça le marquis de Lancefoudras, et, sous ce nom formidable, parut hardiment Mirabeau, dont la vue causa une telle émotion à Sophie, que sa mère en devina tout de suite le sujet. Elle sortit brusquement après la pre

mière contredanse que Mirabeau dansa avec Mme de Saint-Belin: elle emmena les trois jeunes personnes, et cette sortie eut précisément pour effet de rendre manifeste à tous les témoins ce que Mme de Ruffey voulait cacher. » Ici le trop d'audace avait dépassé le but, et la scène, qui supposait le parfait sang-froid des deux acteurs, avait manqué.

La famille de Mme de Monnier la renvoya à Pontarlier, et Mirabeau devint prisonnier au château de Dijon. Il y intéressa le commandant, le grand-prévôt, tous ceux qui le virent. Il avait écrit à M. de Malesherbes encore ministre, et qui allait cesser de l'être; Malesherbes lui fit répondre qu'il n'avait qu'un dernier conseil à lui donner, c'était de passer en pays étranger, et de s'y faire une carrière. Chacun se prêtait à cette évasion. Mirabeau sortit donc de France, au mois de juin 1776. Mais la passion continuait de l'en rapprocher.

Mme de Monnier, poussée à bout par les rigueurs de sa famille et surtout par le sentiment passionné qui s'était exalté en elle, brûlait de l'aller retrouver. Ils n'avaient pas cessé de correspondre. Elle finit par le rejoindre en Suisse, aux Verrières, le 24 août 1776, et ils partirent de là pour la Hollande. Pendant neuf mois Mirabeau, caché à Amsterdam avec Sophie, mena une vie de labeur, une vie d'homme de lettres à la solde des libraires, et qu'il a appelée à la fois disetteuse et heureuse, la plus heureuse, disait-il, qu'il eût jamais connue. C'est là qu'ils furent arrêtés l'un et l'autre, le 14 mai 1777, par ordre de leurs familles qui avaient fait agir les puissances. Mme de Monnier, arrivée à Paris, fut mise dans une espèce de pension rue de Charonne, puis envoyée dans un couvent à Gien. Mirabeau fut enfermé au donjon de Vincennes, où il resta prisonnier quarantedeux mois, pour n'en sortir que le 13 décembre 1780.

Ce donjon de Vincennes fut le dur cabinet d'études où il acheva de se former. On a en masse et surabondamment les témoignages, tant imprimés que manuscrits, de ses travaux pendant cet intervalle, de ses pensées, de ses sentiments, de ses tortures, et aussi de ses égarements, hélas! et de son délire. La publication des Lettres écrites du Donjon de Vincennes en a trop appris. J'ai là (ce qui vaut mieux) sur ma table ses grandes feuilles manuscrites, toutes chargées de notes gracieuses ou sévères, d'extraits d'auteurs latins, grecs, anglais, italiens, provisions de toute sorte et pierres d'attente qu'il amassait pour des temps meilleurs et pour l'avenir. J'ai à en tirer plus d'une réflexion sur sa méthode, sur la formation de son talent. Des sujets tels que Mirabeau ne sont pas de ceux qui s'étranglent. Je n'ai voulu aujourd'hui que le poser.

Au milieu de tout cela, je m'aperçois que j'ai oublié de dire comment était Sophie, et de donner son portrait. On ne l'a que d'après les descriptions de Mirabeau. Elle était grande et d'une belle taille; elle avait un beau front. « Si je n'avais trouvé en elle Vénus, j'aurais cru voir une Junon. O dea certe! comme dit Virgile. Elle avait de la déesse.» Son nez pourtant était celui de Roxelane, un peu retroussé par conséquent, mais sans être malin; ses yeux étaient doux et traînants et modestes. Elle avait les cheveux noirs. En tout, la tendresse respirait en elle et la douceur, avec un air d'ingénuité. Elle avait l'esprit naïf quoique fin, solide et gai tout ensemble, des saillies d'enfant, et quand la passion l'eut touchée une fois, cette âme douce devint forte, résolue, courageuse. La voilà dans son beau. Pourtant, quand on suit Sophie dans ses lettres manuscrites, on croit apercevoir qu'elle n'était guère au moral que ce que Mirabeau l'avait faite; il l'avait élevée, il l'avait exaltée lui s'éloignant, elle

baisse, elle se rapetisse, elle tombe dans les misères et les mesquineries de ses alentours. Ajoutez qu'elle garde de lui et qu'elle emporte une tache morale, une crudité sensuelle qu'il lui a inoculée, qui est la plaie de tout le siècle, et qui dépare, qui dégrade par moments cet amour, à le voir même du seul côté romanesque. J'y reviendrai, et les leçons sérieuses ne manqueront pas.

Lundi 14 avril 1851.

MIRABEAU ET SOPHIE.

II.

(Lettres écrites du Donjon de Vincennes.)

Je voudrais ne forcer en rien les tons et ne point pour cela les affaiblir, ne pas faire fléchir la morale et ne la faire intervenir que très-simple et très-sincère, ne toucher en passant que les aperçus et pourtant atteindre aux points essentiels : en un mot, je voudrais être vrai, convenable et juste dans un sujet très-fécond, très-mélangé, à travers lequel il serait beaucoup plus commode assurément de donner tout d'un trait et de parti pris.

La situation où nous avons laissé Mirabeau est celleci. Prisonnier à Pontarlier, il s'était fait aimer d'une jeune femme, et il s'était pris pour elle d'une passion véritable. On ne peut dire qu'il l'avait séduite; jeunes, ennuyés, sevrés tous deux, et doués du charme, ils s'étaient séduits l'un l'autre. Fugitif ensuite et déjà hors de France, avec son audace et ses talents, avec son épée et sa plume, il avait mille ressources. Cette jeune femme voulut le rejoindre, et il s'y prêta avec transport. C'était se barrer de nouveau la carrière au moment où elle se rouvrait devant lui. Au milieu du bouleversement de tous les devoirs réguliers, il y avait du moins dans cet

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