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ÉLÉGIE XXXVII,

AUX DEUX FRÈRES TRUDAINE.

AMIS, couple chéri, cœurs formés pour le mien,
Je suis libre. Camille à mes yeux n'est plus rien.
L'éclat de ses yeux noirs n'éblouit plus ma vue;
Mais cette liberté sera bientôt perdue.
Je me connais. Toujours je suis libre et je sers;
Etre libre pour moi n'est que changer de fers.
Autant que l'univers a de beautés brillantes,
Autant il a d'objets de mes flammes errantes.
Mes amis, sais-je voir d'un œil indifférent
Ou l'or des blonds cheveux sur l'albâtre courant,
Ou d'un flanc délicat l'élégante noblesse,

Ou d'un luxe poli la savante richesse?

Sais-je persuader à mes rêves flatteurs

Que les yeux les plus doux peuvent être menteurs? Qu'une bouche où la rose, où le baiser respire

Peut cacher un serpent à l'ombre d'un sourire?

Que sous les beaux contours d'un sein délicieux,
Peut habiter un cœur faux, parjure, odieux ?
Peu fait à soupçonner le mal qu'on dissimule,
Dupe de mes regards, à mes désirs crédule,
Elles trouvent mon cœur toujours prêt à s'ouvrir.
Toujours trahi, toujours je me laisse trahir.

Je leur crois des vertus, dès que je les vois belles.
Sourd à tous vos conseils, ô mes amis fidèles !
Relevé d'un chute, une chute m'attend;
De Carybde à Scylla toujours vague et flottant,
Et toujours loin du bord jouet de quelque orage,
Je ne sais que périr de naufrage en naufrage.

Ah! je voudrais n'avoir jamais reçu le jour
Dans ces vaines cités que tourmente l'amour.
Où les jeunes beautés, par une longue étude,
Font un art des sermens et de l'ingratitude.
Heureux loin de ces lieux éclatans et trompeurs,
Eh! qu'il eût mieux valu naître un de ces pasteurs
Ignorés dans le sein de leurs Alpes fertiles,
Que nos yeux ont connus fortunés et tranquilles.
O! que ne suis-je enfant de ce lac enchanté
Où trois pâtres héros out à la liberté

Rendu tous leurs neveux et l'Helvétie entière.
Faible, dormant encor sur le sein de ma mère,
O! que n'ai-je entendu ces bondissantes eaux,
Ces fleuves, ces torrens, qui, de leurs froids berceaux,

Viennent du bel Assly nourrir les doux ombrages.
Assly! frais Elysée! honneur des pâturages!
Lieu qu'avec tant d'amour la nature a formé.
Où l'Ar roule un or pur en son onde semé.
Là, je verrais assis dans ma grotte profonde
La génisse traînant sa mamelle féconde,
Prodiguant à ses fils ce trésor indulgent,
A pas lents agiter sa cloche au son d'argent,
Promener près des eaux sa tête nonchalante,
Ou de son large flanc presser l'herbe odorante.
Le soir, lorsque plus loin s'étend l'ombre des monts,
Ma conque rappelant mes troupeaux vagabonds,
Leur chanterait cet air si doux à ces campagnes;
Cet air que d'Appenzel répètent les montagnes.

Si septembre, cédant au long mois qui le suit,
Marquait de froids zéphyrs l'approche de la nuit,
Dans ses flancs colorés une luisante argile
Garderait sous mon toit un feu lent et tranquille,
Ou brûlant sur la cendre à la fuite du jour,
Un mélèze odorant attendrait mon retour.
Une rustique épouse et soigneuse et zélée,
Blanche (car sous l'ombrage au sein de la vallée
Les fureurs du soleil n'osent les outrager),
M'offrirait le doux miel, les fruits de mon verger,
Le lait enfant des sels de ma prairie humide,
Tantôt breuvage pur, et tantôt mets solide

En un globe fondant sous ses mains épaissi,
En disque savoureux à la longue durci;
Et cependant sa voix simple et douce et légère
Me chanterait les airs que lui chantait sa mère.
Hélas! aux lieux amers où je suis enchaîné
Ce repos à mes jours ne fut point destiné.
J'irai : je veux jamais ne revoir ce rivage.
Je veux, accompagné de ma muse sauvage,
Revoir le Rhin tomber en des gouffres profonds
Et le Rhône grondant sous d'immenses glaçons.
Et d'Arve aux flots impurs la nymphe injurieuse.
Je vole, je parcours la cime harmonieuse
Où souvent de leurs cieux les anges descendus,
En des nuages d'or mollement suspendus,
Emplissent l'air des sons de leur voix éthérée.
O lac, fils des torrens! ô Thoun, onde sacrée !
Salut, Monts chevelus, verds et sombres remparts
Qui contenez ses flots pressés de toutes parts!
Salut, de la nature admirables caprices,
Où les bois, les cités, pendent en précipices !
Je veux, je veux courir sur vos sommets touffus
Je veux, jouet errant de vos sentiers confus,

Foulant de vos rochers la mousse insidieuse,
Suivre de mes chevreaux la trace hasardeuse;
Et toi, grotte escarpée et voisine des cieux,
Qui d'un ami des saints fus l'asile pieux,

Voûte obscure, où s'étend et chemine en silence
L'eau qui de roc en roc bientôt fuit et s'élance,
Ah! sous tes murs, sans doute, un cœur trop agité
Retrouvera la joie et la tranquillité!

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