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LA CHIMIE DE NOS JOURS.

II (1)

Les phénomènes lumineux considérés comnte moyen d'analyse

en chimie.

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Atque haurire.

(LUCRÈCE, De Rerum Natura, liv. I, v. 926.)

Un fait qui ressort d'une manière frappante aux yeux de quiconque suit avec quelque attention le mouvement des sciences à notre époque, c'est l'étroite solidarité qui les relie toutes ensemble. Il n'est, peut-on dire, aucun progrès notable s'accomplissant dans l'une d'elles qui n'en entraîne bientôt de correspondants dans ses voisines.

Nous énonçons là une thèse d'une vérité trop vulgaire pour qu'il soit nécessaire de l'appuyer par des exemples.

Cette dépendance, ou mieux cette influence mutuelle des divers ordres de nos connaissances, est d'autant plus curieuse à noter qu'elle apparaît surtout évidente à ce moment-là même où s'accomplit ce que l'on peut appeler la spécialisation du travail et du savoir. Les Pic de la Mirandole sont rares de nos jours. Lorsque le temps des études préparatoires est passé, chacun, suivant ses goûts, ses aptitudes, son milieu, se choisit une science particulière, et dans cette science même, se circonscrit encore un domaine à lui. Notre langage et nos livres révèlent parfaitement cette situation. Le moyen-âge ne connaissait que des physiciens... on distingua plus tard des chimistes, des géologues, des naturalistes, etc; on parle à présent de paléontologues, de stratigraphes, d'helminthologues, d'entomologistes, etc. Les traités généraux ont peine à trouver des auteurs; le Cosmos est le seul ouvrage de notre siècle qui rappelle les encyclopédies du moyen-âge; les monographies sont de véritables livres, et leur place dans la bibliographie devient de jour en jour plus considérable.

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C'est là, dans le champ de la pensée, une des plus larges et des plus belles applications du principe de la division du travail. Nous croyons que c'en est aussi une des plus fécondes et des plus heureuses.

Nous n'ignorons pas qu'aux yeux de certains esprits, très-judicieux d'ailleurs, cette organisation du travail scientifique est défectueuse; nous nous permettons de croire qu'ils ont tort. Ceux qu'anime le goût, le feu de la science, les chercheurs, sont, de notre temps, fort nombreux ; il en est de deux sortes, des ouvriers et des maîtres; sans les premiers, les seconds sont inutiles et leur rôle impossible à remplir. La marche naturelle du développement scientifique est la conquête des faits d'abord, l'établissement des lois ensuite. Tycho-Brahé a précédé Képler et Képler a frayé la marche à Newton. Les sciences se constituent rationnellement d'un petit nombre de principes généraux qui reposent sur une multitude de faits particuliers, positifs.

On compte les maîtres par unités, les ouvriers doivent se compter par centaines; ceux-ci pratiquent l'analyse, ceux-là représentent la synthèse.

Lorsque la science est mûre pour une idée, cette idée ne tarde pas à éclore. Les lois, les applications se révèlent spontanément comme des conséquences naturelles des données antérieures; c'est le temps qui les prépare peu à peu; le rôle du génie est de les voir et de les faire briller à la lumière du jour. A la fin du Ve livre de son de Rerum natura, Lucrèce exprime déjà la même pensée :

Sic unumquicquid paulatim protrahit ætas
In medium, ratioque in luminis eruit oras.
Namque alid ex alio clarescere corde videmus
Artibus, ad summum donec venere cacumen.

Il n'y a jamais profit à vouloir devancer son époque, on s'expose toujours à rester incompris et à voir son activité se consumer en stériles efforts.

C'est ainsi qu'au milieu de tous les sentiers de l'analyse, se trace d'elle-même la grande voie de la synthèse et que l'unité se constitue dans chaque science d'abord, entre toutes ensuite, pour former de leur ensemble un piédestal assez large et assez solide pour supporter la statue de la VÉRITÉ.

Revenons à notre point de départ. Les applications de la physique à la chimie sont nombreuses et importantes. Rappelons-en quelques-unes. La théorie atomique n'est dans plusieurs de ses points, qu'un commentaire de certaines données de physique; c'est celle-ci qui nous a appris que les gaz simples renferment à volumes égaux de mêmes nombres d'atomes, et que par conséquent leurs poids atomiques sont proportionnels à leurs densités; que les chaleurs spécifiques des ato

mes simples sont les mêmes, et de là que les poids atomiques sont en raison inverse des capacités calorifiques des corps.

La physique aide ainsi puissamment au développement de la théorie, elle facilite en même temps singulièrement la pratique.

A elle seule, elle suffit souvent pour caractériser bien des substances d'une manière sûre et certaine on ne confond le diamant avec aucune autre pierre précieuse, alors qu'une fois l'on a été frappé de sa dureté et de la vivacité de son éclat; les belles vapeurs violettes de l'iode, denses et facilement condensables, ne permettent de confondre ce corps avec aucun autre.

Elle nous fournit des moyens faciles et ingénieux d'analyse. L'évaporation, la distillation, la filtration, sont des procédés d'analyse immédiats, de tous les instants, qui reposent uniquement sur des principes physiques; dans le courant galvanique, nous trouvons un agent précieux d'analyse élémentaire : c'est lui qui a donné à Davy le potassium et les métaux alcalins en général; c'est lui qui a donné tout d'abord à la chimie organique les radicaux alcooliques, que l'on avait en vain tenté auparavant d'isoler.

L'eudiométrie, l'analyse des gaz, n'est devenue possible et n'a atteint son haut degré de précision, que depuis ce moment où la physique nous a renseignés sur les propriétés générales de ces sortes de corps. Voilà quelques points dans ce qu'il y a de classique, peut-on dire, dans le rôle analytique de la physique. Il est d'autres agents que la chaleur, l'électricité, les actions moléculaires, d'autres phénomènes plus délicats, que la chimie utilise dans le même but. Entre le moyen mis en œuvre et le résultat à atteindre, il y a, semble-t-il, une telle distance, le contraste est si frappant que ces applications en tirent un intérêt tout particulier.

La lumière est un grand, un puissant agent chimique; autrefois on en donnait volontiers comme preuve la variation des produits de la respiration des parties vertes des plantes, le jour et la nuit; nous citerons aujourd'hui l'art de la photographie: l'exemple nous paraît plus frappant en ce qu'il ne se complique d'aucune action vitale. Tout le monde sait cela. Ce que tout le monde ne sait pas, c'est que la lumière, ou mieux certains phénomènes lumineux sont devenus, depuis quelque temps, des moyens d'analyse d'une importance aussi capitale pour le savant de la théorie que pour le praticien du laboratoire.

Nous demanderons aux lecteurs de cette Revue la permission de leur en dire un mot.

I

Nous prions le lecteur de se rappeler un instant cette belle expérience de la décomposition de la lumière qui se fait à certains jours

dans les cabinets de physique, et que l'on ne voit jamais sans curiosité nis urprise.

On dirige à travers un prisme transparent un mince faisceau de rayons lumineux; à leur sortie du prisme, ces rayons, déviés de leur direction primitive, s'épanouissent en éventail; les reçoit-on à quelque distance sur un écran blanc, ils y dessinent une image allongée, brillante des mille nuances de l'arc-en ciel. C'est cette image que Newton a poétiquement appelée le Spectre solaire.

Toute lumière dans des conditions semblables, peut se décomposer et donner un spectre analogue, à la différence des couleurs près.

En 1802, Wollaston reconnut par hasard dans le spectre du soleil des raies noires, très-fines, le coupant transversalement. Quinze ans plus tard, sans connaître les observations du physicien anglais qui avaient passé inaperçues, un célèbre opticien allemand, Fraunhofer, vit de nouveau ces raies. Sa curiosité fut vivement excitée par ce phénomène inattendu et il l'examina avec la plus sérieuse attention; d'autres l'étudièrent à sa suite.

Les raies se montrent fort nombreuses; dans le spectre du soleil, Brewster en distingua jusqu'à 2,000, inégalement réparties dans son étendue. Fraunhofer en avait vu 500 à 600, parmi lesquelles huit principales, remarquables par leur position et leur intensité, qu'il avait désignées par les premières lettres de l'alphabet.

On examina les spectres que donnent des faisceaux de rayons émanés d'autres sources lumineuses que le soleil; les raies se retrouvèrent partout; chose étonnante, la lumière électrique en manifesta de brillantes. De cette étude générale résulta cette conséquence, qu'il existe un rapport intime et constant entre la nature des rayons lumineux et les raies qui sillonnent le spectre que leur dispersion peut produire ; chaque source lumineuse est caractérisée dans son spectre par une série de raies spéciales et propres à elle seule.

Voilà quels sont les antécédents physiques de la question qui nous occupe. En voici les antécédents chimiques.

On sait combien peuvent être variées les flammes des diverses substances combustibles. Quelles qu'elles soient, elles doivent leur éclat et leur coloration à des particules solides que la chaleur amène à l'incandescence et dont le dépôt est ce que nous appelons la fumée. L'art de l'artificier, avec toutes ses splendeurs et ses merveilles, n'a d'autre fondement que ce simple fait. C'est ainsi que la soude colore la flamme en jaune intense; la strontiane et la lithine, en rouge vif; les acides borique et phosphorique, la plupart des sels de cuivre, la baryte, etc., en vert de diverses nuances. Dans ces dernières années, la physique est venue nous apprendre sur les flammes, un fait nouveau les rayons qu'elles émettent, dispersés par un prisme, engendrent des spectres où l'on aperçoit des systèmes de rajes brillantes et diversement colorées.

Depuis longtemps, les flammes jouent un certain rôle dans l'analyse; l'examen de leur coloration donne au minéralogue des caractères importants pour reconnaître quelques substances; ce rôle, deux savants allemands, dont l'un possède un nom classique dans les sciences, MM. Bunsen et Kirchhoff, viennent de lui donner une extension considérable. On peut dire que dans l'étude des spectres des différentes flammes, ils ont donné à la chimie une méthode nouvelle d'analyse, aussi ingénieuse que remarquable et féconde dans ses résultats (1).

Nous passons légèrement sur leur mode d'expérimentation, qui est du reste fort simple : les substances à examiner sont déposées à l'état de chlorure dans la boucle d'un fil de platine que l'on maintient dans la flamme d'une petite lampe à gaz, de Bunsen; quelques rayons lumineux de cette flamme sont reçus dans une lunette et projetés à travers un prisme de sulfure de carbone, sur le fond noirci d'une caisse trapézoïdale. Le spectre est examiné à l'aide d'une lunette de faible grossissement fixée dans une des parois latérales obliques de la caisse. Nous n'insisterons pas non plus sur les précautions à suivre pour réussir dans les observations et les rendre comparables; ceux-là qui seraient tentés de les répéter recourront avec plaisir au mémoire original des auteurs. Notre but ne peut être ici que d'indiquer les résultats obtenus.

Les études faites jusqu'à présent par les deux expérimentateurs, n'ont eu rapport qu'à un petit nombre de métaux, à ceux qui forment la première section de Thénard, que l'on nomme métaux alcalins, le potassium, le sodium, et le lithium et alcalino-terreux, le baryum, le calcium et le strontium. Elles les ont amenés à cette conclusion générale, que la nature des raies d'un spectre dépend seulement et uniquement de la nature du métal, qu'elles ne varient aucunement dans ce qu'elles ont d'essentiel, position et couleur, quels que soient le sel employé et la flamme dans laquelle il est déposé. Les seules différences à noter consistent dans l'intensité de ces raies, qui sont d'autant plus marquées que les combinaisons employées sont plus volatiles, dans l'éclat du spectre qui, avec un même spectre, est d'autant plus brillant que la température de la flamme est plus élevée.

Voici les faits particuliers:

Le sodium est de tous les métaux examinés, le plus facile à caractériser; il donne naissance dans son spectre à une raie jaune, brillante,

(1) Nous savons qu'avant MM. Bunsen ct Kirchhoff, d'autres avaient déjà commencé l'étude des spectres des différentes flammes; dans le cours de leurs recherches, MM. Plücker, Swann et Van der Willigen avaient déjà rencontré bien des faits nouveaux et intéressants; mais c'est incontestablement au savant directeur du laboratoire de Heidelberg et à son habile collaborateur que reviennent le mérite et l'honneur d'avoir les premiers appliqué ces données à l'analyse chimique.

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