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une monotonie absolue ? Le législateur ne peut-il déroger à la loi, ne peut-il la suspendre? Celui qui peut faire, peut aussi modifier. Dieu ne dérange pas son œuvre, il n'y retouche pas, il lui fait produire un effet préparé et concerté dès l'origine avec son œuvre même et qui en fait partie; posant la règle, il établit en même temps l'exception. Il pouvait intervertir l'ordre, faire de l'exception la règle et de la règle l'exception; comment ne pourrait-il pas faire d'une façon exceptionnelle ce qu'il pouvait disposer en règle générale?

Dans ce sens, le miracle peut n'être pas surnaturel à proprement parler le feu qui ne brûle pas n'est pas supérieur au feu qui brûle, l'exception n'est pas au-dessus de la règle; il serait plus juste de dire præternaturel.

Dieu a donc les moyens de nous initier à un ordre surnaturel, de nous élever au-dessus de notre nature, de nous attirer plus près de lui, de se donner à nous plus pleinement, car la fin s'agrandit avecles moyens. Plus haut je suís, plus haut je puis atteindre; plus un être est parfait, plus sa fin est sublime; plus on l'élève, plus son but grandit, et si on l'élève au-dessus de sa nature première, sa fin devient surnaturelle aussi. La fin de l'homme est le bonheur et il ne peut le trouver que dans la possession de Dieu, du bien infini; il le verra alors tel qu'il est, « sicuti est » (St Jean, III, 2), face à face « facie ad faciem (Cor., XIII, 12); plus il le connaîtra, plus il l'aimera, plus il pourra en jouir, plus intimement il pourra s'unir à lui, se confondre en quelque sorte avec lui, ne faire qu'un avec lui, se déifier, selon la sublime expression de saint Thomas. « Divinæ consortes

naturæ. »

Ah! ce n'est pas là un absurde panthéisme, mes guides sont trop sûrs pour que j'aie rien à craindre; mais qu'est-ce que l'amour si ce n'est un effort tendant à s'identifier l'un à l'autre? Deux amis se serrent la main; la mère presse son enfant sur sa poitrine; l'époux étreint son épouse sur son cœur. Amitié et union sont synonymes: plus l'union est intime, plus l'amitié est grande; que sera l'union de l'âme et de Dieu, produit d'un mutuel amour? Union implique distinction; distinction essentielle, mais d'autant plus insensible que l'union est plus intime. Il y aura toujours Dicu et l'homme; mais sous l'étreinte divine, l'homme disparaîtra, on ne le verra plus, on le croira devenu Dieu.

Anvers, 31 mars 1861.

VICTOR JACOBS, avocat..

DEUXIÈME LETTRE

A M. LE COMTE DE CAVOUR,

PRÉSIDENT DU CONSEIL DES MINISTRES,

A TURIN.

MONSIEUR LE COMTE,

Dans votre discours du 27 mars et du 9 avril, vous me mettez en cause. Dans le premier, vous annoncez qu'une fois à Rome vous proclamerez ce grand principe: l'Église libre dans l'État libre. Vous me faites ainsi l'honneur imprévu d'emprunter la formule dont je me suis servi en vous écrivant, il y a quelques mois, et vous résumez par elle ce que vous promettez au monde catholique et à la Papauté en échange de leur capitale profanée et de leur patrimoine volé. Dans le second, vous me citez parmi les précurseurs du libéralisme que vous souhaitez aux catholiques. Vous me donnez ainsi le droit de vous répondre; vous m'imposez même le devoir de vous arracher des mains une arme que vous m'avez prise, et de ne pas laisser abuser d'une doctrine que j'aime pour des fins que je déteste.

En voyant déployer ce drapeau, si nouveau dans vos mains, je reconnais le mien et je me sens ému. Mais, en cherchant qui le porte et la tactique qu'il recouvre, je me sens trompé et je m'indigne.

Toutefois je vous sais gré d'avoir posé la question sur un terrain nouveau. Avec vous, Dieu merci, on est délivré de cette ridicule fantasmagorie des anciens partis, évoquée chez nous par les courtisans du nouvel Empire. Vous laissez avec raison à vos acolytes de la presse démocratique et impérialiste en France, le soin de rapetisser aux mesquines propositions d'une question de parti, ou même de dynastie, la cause qui produit l'émotion unanime de l'épiscopat, l'émotion unanime des catholiques, dans tous les pays du monde, à Madrid comme à Bruxelles, à New-York comme à Munich. Vous reconnaissez la sincérité de cette émotion. Vous ne l'attribuez à aucune arrière pensée politique. Vous sentez et vous dites qu'il s'agit bien de la question la plus vitale REVUE BELGE ET ÉTRANGÈRE. XI.

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pour tout catholique, quel que soit son parti ou son pays, l'indépendance spirituelle de l'Église. Vous reconnaissez que la solution du problème, créé par vous, intéresse trois cents millions de catholiques (c'est votre chiffre). Vous dites : « Si nous arrivons à persuader aux catholiques que la réunion de Rome au reste de l'Italie ne peut être » pour l'Église une cause de dépendance, la question aura fait un » grand pas (1). » « C'est, » dites-vous encore, « en convainquant les > catholiques de bonne foi de cette vérité, que Rome unie à l'Italie, ne » sera point une cause d'oppression pour l'Église : c'est en leur persua> dant que l'indépendance de celle-ci en sera au contraire augmentée ; » c'est ainsi, dis-je, que nous finirons par arriver à un accord avec la France, représentant naturel de la société catholique dans ce grand » débat (2). Arrivés à Rome, nous proclamerons la séparation de » l'Église et de l'État, et la liberté de l'Église. Cela fait... la grande » majorité des catholiques de l'Europe nous approuvera, et fera retom»ber sur qui de droit la responsabilité de la lutte que la cour de Rome >> aura voulu engager avec la nation (3). »

Vous sentez donc qu'il s'agit avant tout de cette responsabilité morale dont Dieu, et après lui la conscience du genre humain, sont les sculs juges. Vous vous placez sur un terrain où le canon n'a pas le dernier mot, où les congrès mêmes sont incompétents. Vous reconnaissez qu'il vous faut l'assentiment des catholiques, et vous y comptez d'avance.

Eh bien! je suis un de ces catholiques de bonne foi que vous invoquez. Je défends depuis trente ans cette indépendance de l'Église dont vous parlez pour la première fois. A ce double titre, au nom de tous les millions de catholiques dont vous réclamez les suffrages, je ne crains pas de répondre : Notre adhésion, vous ne l'avez pas. Vous nous dites Ayez confiance en moi. Je vous réponds hardiment: Non. Vous vous vantez d'obtenir tôt ou tard le concours de l'opinion domi'nante chez les fidèles. Je vous affirme que vous ne l'aurez jamais. Vous en appelez à la majorité des catholiques; je prétends que, parmi les vrais catholiques, les seuls qui puissent compter, les seuls dont l'adhésion soit une force en matière religieuse, prêtres ou laïques, vous n'aurez personne.

Je vous réponds donc en trois mots : Non! jamais! personne!

II

Vous me demanderez de quel droit je parle au nom de tous. Vous

(1) Moniteur du 28 mars 1861.

(2) Moniteur du 30 mars 1861.

(3) Moniteur du 28 mars 1861.

avez compté peut-être sur nos divisions. Oui, nous sommes et nous demeurerons divisés sur bien des questions. Mais la France et le Piémont semblent s'être entendus pour nous rapprocher. Il n'y a plus que les aveugles ou les complices qui puissent, devant la politique française, nier les avantages de la liberté, et, devant la politique piémontaise, imposer silence aux révoltes de la conscience.

Vous avez spéculé sur notre embarras, à nous catholiques libéraux, D'autres se sont moqués de nous, nous supposant singulièrement gênés entre M. de Cavour, qui fait mine de nous invoquer, et le SouverainPontife, à qui l'on fait dire qu'il nous condamne (1). Puérile confusion! Pour moi, j'ai la fierté de croire, j'ai la conscience d'avoir prouvé, que votre libéralisme n'a rien de commun avec le mien; et, par conséquent, j'ai la douceur de croire, j'ai la conscience d'affirmer que mon libéralisme, plus persévérant et plus convaincu que jamais, n'a rien de commun avec celui que flétrit si justement le Souverain-Pontife.

Est-ce donc que nous avons perdu toute habitude de discussions pour oublier ce procédé oratoire qui consiste à se prévaloir des idées qu'on combat! Au nom de la justice on viole la justice; au nom de la liberté on étouffe la liberté : c'est pour assurer l'ordre moral que VictorEmmanuel envoie Cialdini dans les Marches; c'est par respect pour la religion que M. Billault, pendant trois mois, interdit la publicité des mandements épiscopaux; c'est pour faire le bien de l'Église que le Piémont prend à l'Église son bien; c'est dans l'intérêt de l'humanité que les États du Sud de l'Union conservent des esclaves; c'est par l'amour de l'ordre qu'on sabre les femmes à Varsovie; c'est pour sauver les Maronites que la Turquie exige l'éloignement des Français en Syrie ! Sachons donc regarder derrière les paroles pour y découvrir les intentions. Sachons lever la peau de l'agneau pour mettre à nu le loup. Sachons démasquer ce procédé vulgaire qui couvre des couleurs de la liberté les entreprises de la violence. Ce procédé a un nom dans la langue maritime; il consiste à couvrir sa marchandise illicite d'un faux pavillon; il se nomme la piraterie.

Pour nous gagner, vous nous promettez, par un ordre du jour, « la liberté pleine et absolue de l'Église (2), et vous vous faites fort de signer la paix entre l'esprit religieux et les grands principes de liberté (3). » Cette promesse, vous ne la tiendrez pas. Je ne parle pas de votre bonne foi je constate votre impuissance. J'ai pour garants de cette impuissance vos ancêtres, vos auxiliaires, vos antécédents.

:

(1) Un journal défenseur exclusif de l'autorité s'écrie; Que va dire M. de Montalembert, en entendant M. de Cavour invoquer le principe de liberté? » --Réponse: Je vais dire ce que vous avez dù penser en voyant M. Billault supprimer votre journal au nom du principe d'autorité.

(2) Moniteur du 30 mars 1861.

(3) Idem.

III

Qui donc êtes-vous? et quels sont vos ancêtres ? J'appelle ainsi ceux dont vous invoquez le nom et l'autorité, dont vous vous constituez l'héritier, dont vous prétendez continuer l'œuvre.

Vous voulez, avez-vous dit, la réforme de l'Église, comme Arnaud de Brescia, comme Dante, comme Savonarole, comme Sarpi, comme Giannone.

Laissons là Savonarole, de grâce; permettez-moi de croire que vous ne l'avez jamais lu, car il aimait tout ce que vous détruisez, et il abhorrait tout ce que vous servez.

Laissons Dante, que vous avez peut-être lu, mais que vous n'avez pas compris Dante, qui, souvent et justement sévère pour certains papes, n'en a pas moins flétri chez Philippe le Bel des crimes absolument pareils à ceux que vous et vos alliés avez commis ou allez commettre; Dante qui le premier a reconnu entre la passion du Christ et la passion de son vicaire Boniface VIII cette ressemblance qui paraît une profanation aux puritains de la démocratie impériale

Veggio in Alagna entrar lo fiordaliso

E nel vicario suo Christo esser catlo.
Veggiolo un'altra volta esser deriso,
Veggio rinnovellar l'aceto e'l fele,
E tra vivi ladroni essere anciso.
Veggio' novo Pilato si crudele
Che ciò nol sazia, ma senza decreto
Porta nel tempio le cupide vele.

Mais prenons les autres. Arnaud de Brescia, qui contestait aux suecesseurs des apôtres le pouvoir de lier et de delier; qui refusait au clergé le droit de procéder, seule garantie alors du droit de vivre et d'agir (1); qui prêchait surtout la soumission absolue des prêtres et des laïques à la tyrannie de l'État :

Omnia principibus terrenis subdita sunto!

Fra Paolo Sarpi, hérétique et servile, le courtisan de Philippi II, le panégyriste gagé du despotisme oligarchique de Venise, le blasphéma

(1)

Nil proprium cleri, fundos et prædia nullo
Jure sequi monachos.

(GUNTHER, De reb. gest. Frederici I, lib. m. ap. MURATORI.)

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