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pour effet d'interdire à l'Etat que traverse un canal de le clore à la circulation de tous navires quelconques, marchands ou militaires, en temps de paix et en temps de guerre, et aussi d'en empêcher le blocus, car le libre passage des détroits entre mers libres est une conséquence de la liberté des mers (n° 1621) (1).. Elle aura, d'autre part, comme conséquence, de mettre obstacle à tous actes d'hostilité dans le canal, si la puissance territoriale n'est pas engagée dans la guerre, puisque, les eaux territoriales étant, d'après la doctrine dominante, sous la souveraineté de l'Etat riverain, ces eaux sont celles d'un neutre. Mais c'est à ces seuls résultats que peut conduire l'assimilation des canaux aux détroits. Qu'on suppose en effet l'hypothèse où la puissance territoriale est belligérante et non plus neutre les eaux du canal, qui constituent des eaux territoriales, étant alors des eaux belligérantes, cette puissance pourra y être attaquée et, comme il faut bien qu'elle se défende, elle pourra elle-même prendre des mesures de nature à y entraver ou même à y supprimer la navigation (2). Ainsi, dans un cas tout au moins, le système du canaldétroit ne sera pas de nature à assurer le respect des canaux maritimes et à y assurer la liberté de navigation.

2o Le second système répond-il mieux au but qu'on veut atteindre? Ce système ne conteste pas que l'Etat soit souverain de la partie du sol qu'occupe un canal maritime, mais il prétend qu'en y ouvrant passage à la mer il a par là même tacitement renoncé à sa souveraineté exclusive sur cette portion de son domaine propre et établi sur elle une véritable servitude au profit de tous les Etats. C'est en définitive sur une pure fiction que repose un pareil système. Il présume en effet comme vrai un fait dont l'existence n'est aucunement établie : la renonciation d'un Etat à une de ses plus importantes prérogatives. Une telle fiction doitelle être considérée comme légitime? On peut en douter. En effet, si elle a pour but de garantir au commerce international une route qui sans elle pourrait lui échapper et ainsi de donner effet à une institution du droit international régulière, elle a encore pour objet de dépouiller un Etat d'un de ses droits fondamentaux (n° 63°). Est-il au surplus possible de présumer une renonciation à un droit ? N'est-ce pas un axiome de tous les droits que la renonciation ne se présume pas nemo res suas jactare præ

(1) Comp. Paul Fauchille, Du blocus maritime, 1882, pp. 177 et s.; 122 et s. (2) Peut-être cependant pourrait-on soutenir qu'il faut interdire le combat comme on défend le blocus parce que, dans des eaux qui mènent à une mer libre, on ne doit rien entreprendre qui puisse en entraver le passage; mais cette solution ne laisserait pas de prêter à discussion.

sumitur ? (1). S'il peut être permis de recourir à des pré-somptions, c'est plutôt la présomption contraire qu'il faudrait admettre. Lorsqu'un Etat ouvre un passage sur son territoire dans l'intérêt du commerce international et dans le sien propre, il est en effet naturel de croire qu'il n'agit de la sorte que sous la réserve que son indépendance n'aura nullement à en souffrir, qu'elle subsistera intacte, pleinement respectée. On n'aperçoit vraiment aucune raison pour exproprier la puissance territoriale. En creusant un canal, un Etat ne renonce pas plus à ses droits de propriété qu'en établissant une route ou un chemin de fer. Avant l'ouverture de la voie nouvelle, ses droits étaient entiers; la voie nouvelle qu'il créée en sa pleine indépendance ne peut faire naître malgré lui une servitude à son préjudice. Il transforme son territoire, il n'y renonce pas (2). On parle ici d'une renonciation tacite à la souveraineté territoriale. Un pareil abandon ne devraitil pas être formellement exprimé ? Il semble bien qu'il devrait en tout cas être net et explicite. Or il n'en est point ainsi ; car on évite de préciser l'exacte étendue de la renonciation tacite : l'Etat renonce-t-il seulement à interdire tout passage ou s'engage-t-il encore à ne jamais combattre dans le canal ? Au demeurant, fut-elle légitime, la renonciation ne saurait jamais assurer vraiment la condition du canal: elle ne constitue en effet qu'un acte purement unilatéral, sur lequel celui qui l'a passé peut de sa seule volonté à tout instant revenir. Elle est faite, dit-on, au profit de la communauté internationale; mais celle-ci ne doit pas en retirer que des bénéfices, puisque le respect du canal lui impose des devoirs en même temps qu'il lui donne des droits : est-il possible qu'elle soit liée sans son assentiment ? Il faut donc rejeter ce second système tout comme le premier .

511'. La vérité est que, dans l'état actuel du droit international, la souveraineté qui appartient à un Etat sur les canaux creusés sur son territoire ne doit pas entraîner toutes les conséquences précédemment indiquées. Ces conséquences impliquent en définitive l'idée que le droit de souveraineté territoriale est un droit dont le caractère est absolu. Or cette conception de la souveraineté, si elle a été longtemps en honneur, compte aujourd'hui de nombreux adversaires. La théorie qui tend maintenant à dominer est celle d'une souveraineté simplement relative : dépendants et solidaires les uns des autres, les Etats ne peuvent vivre isolés ; chaque collectivité n'a pas le droit de tout faire et de tout régler à sa guise sur son territoire, elle doit, sous réserve

(1) V. Aubry et Rau, Cours de droit civil français, 4o édit., t. IV, § 323, note 11, p. 202.

(2) V. Rossignol, op. cit., pp. 170.122.

de son droit de conservation, tenir compte des intérêts des autres et aussi de ceux de la communauté internationale (n°* 2531 et 253'). C'est pour cela que nous avons admis que, sauf les limitations réclamées par leur conservation personnelle, les Etats ont l'obligation d'ouvrir leur territoire aux ressortissants des autres nations (n° 441' et s.). Mais, à cet égard, il n'y a évidemment aucun motif de distinguer entre le territoire terrestre et le territoire maritime. L'ouverture du territoire maritime s'mpose même en réalité davantage, car souvent ce territoire conduit directement à un espace du globe qui, comme la mer, est mis par la nature à la disposition de tous les peuples. Si telle est la vérité juridique, il y a donc lieu, par la seule application de l'idée de souveraineté entendue dans son sens moderne, de poser comme une règle du droit international la liberté du passage dans le canal unissant deux mers qu'un Etat a creusé sur son territoire, sauf à cet Etat à pourvoir par des règlements administratifs et par des mesures de police aux exigences légitimes de sa propre sûreté et à la protection de ses intérêts commerciaux, financiers et fiscaux. La conception relative de la souveraineté, si elle permet d'assurer le libre usage innocent du canal, en temps de paix et en temps de guerre, pour tous les navires étrangers, de commerce ou de guerre, ne saurait toutefois suffire à mettre le canal à l'abri des détériorations et de la destruction dans le cas où la puissance territoriale est elle-même engagée dans une guerre territoire appartenant à cette puissance, il est alors en effet susceptible de servir de théâtre aux hostilités. Le seul moyen d'assurer, en cette hypothèse, la protection du canal est d'en établir la neutralité. Mais un pareil résultat ne saurait être atteint que par des engagements particuliers pris à l'occasion d'une guerre par les belligérants, ou encore, et mieux, par un accord général collectif, consenti dès le temps de paix par toutes les puissances maritimes. C'est de cette dernière manière, on le verra (n° 512"), qu'il a été procédé spécialement pour le canal de Suez. Comp. n° 518",

note.

511. De l'interdépendance et de la solidarité des rapports internationaux qui obligent ainsi un Etat à permettre à tous les peuples la navigation d'un canal dont il a la souveraineté, la doctrine (1) et la pratique (2) ont parfois voulu tirer encore une

(1) V. Abribat, op. cit., pp. 208-209.

(2) Comp. la protestation de Lord Salisbury contre le monopole attribué à M. de Lesseps par le firman de 1856 pour le percement de l'isthme de Suez: « Je mets en doute sérieux le droit du sultan ou du khédive de priver les autres peuples du droit naturel de passer à travers l'isthme de Suez pour

autre conséquence en ce qui concerne les canaux maritimes. On a prétendu qu'en raison du commerce international un Etat ne pouvait pas, de sa seule volonté, sans le consentement de toutes les puissances, construire sur son territoire un canal interocéanique. En effet, a-t-on dit, un Etat, s'il est souverain de son sol, ne doit pas faire usage de son autorité suprême pour y exécuter des ouvrages qui seraient susceptibles de léser les droits et les intérêts de nations étrangères; or, lorsqu'un Etat creuse un canal maritime à travers son domaine, il compromet plus ou moins la tranquillité et la sécurité externe d'un certain nombre de peuples, car, ceux-ci, à cause de la nouvelle voie, vont se trouver moins éloignés qu'auparavant d'Etats plus forts ou plus énergiques, désireux d'étendre leur influence politique ou économique. D'autre part, ajoute-t-on, l'établissement d'un canal modifie la forme de la mer or, si la mer est une res nullius, tous les pays peuvent bien également profiter des services qu'elle rend à l'homme mais aucun d'eux n'a le droit de l'utiliser exclusivement pour son usage particulier, et, si elle est une res communis, il n'appartient qu'aux nations dont elle est la copropriété de décider collectivement s'il convient de la transformer pour introduire des modifications dans la façon de l'exploiter. Une pareille prétention nous paraît quelque peu excessive. Creuser un canal, ce n'est pas modifier la mer, c'est seulement transformer un territoire : après son établissement, la mer demeure en effet ce qu'elle était avant sa création; l'usage en reste toujours aussi libre pour tous les Etats. On ne saurait davantage soutenir que la conséquence de l'interdépendance et de la solidarité des Etats est d'empêcher une nation de changer à son gré la forme de son territoire, car, s'il devait en être ainsi, ce serait à la suppression et non pas uniquement à la limitation de sa souveraineté qu'en réalité elles conduiraient résultat assurément inadmissible. Au surplus, ce sont les intérêts de l'ensemble des Etats, c'est-à-dire de la communauté internationale, et non point ceux d'Etats déterminés, qu'il y a lieu de prendre en considération; et, pour cet ensemble, le creusement d'un canal, par les facilités qu'il apporte aux communications, présente toujours plus d'avantages que d'inconvénients.

le commerce du monde... Il s'agit de cette question supérieure de savoir jusqu'à quel point les gouvernements ont droit d'accorder à certaines personnes des concessions de nature à interdire la mise en œuvre des moyens de transport qui appartiennent au commerce du monde à titre de droit primordial ».

1911, p. 164.

V. Labrousse, Des servitudes en droit international public,

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512

L'idée d'établir un canal joignant à travers l'Egypte la mer Méditerranée à la mer Rouge remonte à la plus haute antiquité. D'après Pline et Strabon, elle aurait été réalisée par Sésostris qui régnait en Egypte de 1394 à 1328 avant Jésus-Christ. D'après Hérodote, l'honneur de l'entreprise devrait au contraire revenir à Néchao II, roi d'Egypte de 611 à 595, mais celui-ci aurait simplement amorcé le canal: continué par Darius I", de 521 à 485, il n'aurait été terminé que par Ptolémée II Philadelphe en 277. Qu'il ait été l'œuvre de Sésostris ou celle de Néchao, le canal ne traversait pas l'isthme de Suez; il empruntait simplement une branche du Nil en partant de Bubaste pour aboutir aux environs de Suez, à

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(1) L'histoire de la construction du canal de Suez et les questions de droit international soulevées par le canal ont fourni matière à de nombreux travaux. Citons d'abord les documents publiés par M. F. de Lesseps sous ces titres: Percement de l'isthme de Suez, 1855-1860 et Lettres, journal et documents pour servir à l'histoire du canal de Suez, 1854-1869, 1875-1881. Indiquons en outre les ouvrages et articles suivants: Amos, The purchase of the Suez canal shores, 1876. Asser, Le canal de Suez et la convention de Constantinople, R. D. I., t. XX, p. 529. Aulneau, Suez et Panama, Annales des sciences politiques, 1909, p. 635. Autran, Revue internationale de droit maritime, 1886, p. 728. D'Avril, Négociations relatives au canal de Suez, Revue d'his toire diplomatique, t. II, pp. 1-26, 161.189. Charles-Roux, L'isthme et le canal de Suez, 1901. Camand, Etude sur le régime juridique du canal de Suez, 1899. Contuzzi, Il canale di Suez, 1908. Dedreux, Der Suezkanal in internationalen Rechte unter Berücksichtigung seiner Vorgeschichte, 1913. Desplaces, Le canal de Suez, 1858. Dufour, Urkunden zur Geschichte des Suezkanal, 1913. Fitzgerald, The great canal of Suez, 1876. Flachat, Mémoire sur les travaux de l'isthme de Suez. Marius Fontane, Le canal maritime de Suez illustré: histoire du canal et de ses travaux. Fournier de Flaix, L'indépendance de l'Egypte et le régime international du canal de Suez, 1883. Werner De Freycinet, La question d'Egypte, 20 édit., 1905. von Grünau, Die staats-und völkerrechtliche Stellung Egyptens, 1903. Lieutenant-colonel Hawkshaw, Rapport sur les travaux du canal de Suez. Hennebert, Les Anglais en Egypte: l'Angleterre et le Mahdi; Arabi et le canal de Suez. Jacobs, Die schiffahrtsfreiheit im Suezkanal, 1912. Lesage, L'invasion anglaise en Egypte : l'achat des actions de Suez (novembre 1875), 1906. Le Saint, L'isthme de Suez: essais de canalisation dans les temps anciens et au moyen âge, projets de M. de Lesseps, phases diverses F. de de la question, 1866. De Lesseps, Origines du canal de Suez, 1890. Martens, La question égyptienne et le droit international, R. D. I., t. XIV, p. 355. Martin, La question d'Egypte, l'Angleterre et le canal de Suez, 1892. Hugh Morrisson, List of books and of articles in periodicals relating to interoceanic canal and railway routes, Washington, 1900. Ungard Edler v. Othalon, Der Suezkanal, 1905. La question égyptienne devant la nation : pas d'intervention, par un Officier de l'armée française, 1882. Rambaud, L'isthme et le canal de Suez, Revue des Deux-Mondes, 1 février

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