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qui interviennent dans sa production, si c'est un phénomème; toutes ses facultés, toutes les lois de son activité et toute son histoire, si c'est un être concret: il faudrait pouvoir assigner à cet être ou à ce phénomène sa place dans l'ensemble des choses, ses rapports de différence et de ressemblance, non-seulement avec les objets de même espèce ou de même genre, mais avec les objets plus éloignés dans la classification universelle; il faudrait savoir quels sont les causes et les effets, médiats ou immédiats, de cet être ou de ce phénomène, quels en sont les rapports avec l'ensemble des causes secondes et avec la cause première. Ainsi la science complète du moindre objet comme du plus grand suppose la science universelle. La science du moindre objet, comme du plus grand, est et sera toujours bornée et toujours perfectible. Jamais on n'expliquera complétement l'existence d'un brin d'herbe on la comprend mieux qu'on ne la comprenait il y a un siècle, et c'est là un progrès qui en suppose beaucoup d'autres dans un grand nombre de sciences.

Ainsi, la science est une et infinie dans son essence absolue; mais elle n'est qu'imparfaitement réalisable dans l'esprit humain, qui ne peut embrasser toutes les choses finies et encore moins embrasser l'infini. La science humaine est nécessairement partielle et, par conséquent, divisible sa divisibilité est la condition de ses progrès. Partant d'une première synthèse vague et incomprise, elle arrive, par l'analyse, à une synthèse un peu moins défectueuse, et de là, par des analyses de plus en plus profondes, elle arrive à des synthèses de plus en plus vraies et compréhensives. L'analyse ajourne les questions les plus générales, pour mieux les résoudre; elle les décompose en leurs éléments, qu'elle examine l'un après l'autre; elle ramène ainsi aux questions générales par la solution des questions particulières. Mais, pour ne pas se perdre dans l'étude stérile de détails isolés les uns des autres, il faut qu'elle dirige ses recherches d'après un plan préconçu, et, par conséquent, d'après une hypothèse antérieure, qui se trouve confirmée ou rectifiée par le résultat de ces recherches mêmes. Le champ de la science universelle doit donc se diviser, non pas en parcelles imperceptibles, mais d'abord en grandes régions, qui se subdivisent elles-mêmes en régions de plus en plus restreintes, et au milieu desquelles il faut s'avoir s'orienter pour choisir l'objet spécial de ses recherches. Ces délimitations, d'abord nécessairement vagues et indécises, doivent se fixer de plus en plus d'une manière conforme à la nature des choses, à mesure que la science fait des progrès. C'est ainsi que les sciences, distinctes, mais non isolées, coexistent dans la science, sans en détruire l'unité. Mais cette unité ne se manifeste qu'autant que les sciences sont unies entre elles suivant leurs vrais rapports, et qu'elles forment ainsi une hiérarchie une et multiple à la fois, où chaque science a le rôle supérieur ou subordonné qui lui appartient, et où toutes se prêtent un mutuel concours.

Au point de vue de l'absolu, la science dominatrice, celle qui embrasse en quelque façon toutes les autres, c'est la science de la cause première, c'est la théologie naturelle. En d'autres termes, pour celui qui possède la science absolue, c'est-à-dire pour l'Etre suprême, la science universelle est comprise, en quelque façon, dans la connaissance

qu'il a de lui-même, de sa puissance, de sa pensée, de ses intentions et de ses actes. Mais l'homme n'est pas et ne peut pas se placer au point de vue de l'absolu; il ne peut pas se faire Dieu, en supposant l'identité de sa pensée avec celle de Dieu, et construire le monde au gré de sa pensée ce rêve, pour avoir été celui de quelques penseurs éminents, n'en est pas moins le comble de l'illusion. Le point de départ de la pensée humaine est nécessairement dans l'homme même : c'est de là qu'il doit partir pour se rattacher, soit à Dieu, soit à tout ce qui l'entoure; c'est là qu'il trouve la notion de Dieu présente en lui-même; c'est là qu'il trouve tous ses moyens de connaître. Une certaine connaissance de soi-même est donc pour lui le commencement nécessaire de toute science.

D'une part, il faut qu'il arrive à se faire une notion distincte de ces principes antérieurs et supérieurs à l'expérience que tout homme applique, le plus souvent sans s'en rendre compte, de ces jugements synthétiques à priori, de ces axiomes, qui sont les majeures sousentendues de tant de raisonnements instinctifs; il faut qu'il apprenne à formuler les jugements analytiques, c'est-à-dire les définitions qui mettent en évidence le contenu implicite de nos idées; enfin il faut que, rapprochant les définitions des axiomes, il en fasse sortir les sciences déductives, telles que l'ontologie générale, la science des nombres et la science de l'étendue, ou, en d'autres termes, la métaphysique, l'arithmétique et la géométrie.

D'un autre côté, l'esprit scientifique appliqué aux objets corporels doit étudier les conditions de la perception sensible, la valeur et la portée du témoignage de chacun de nos sens, les causes d'erreur qui résultent, soit d'une confiance présomptueuse dans nos organes, lorsque nous n'en avons pas suffisamment expérimenté la puissance, soit des fausses suppositions et des faux raisonnements impliqués dans les jugements instinctifs que les sensations nous suggèrent. Il doit inventer et perfectionner les instruments et les procédés qui viennent en aide à l'observation sensible, pour augmenter la portée et l'exactitude des données qu'elle fournit. Il doit apprendre à comparer et à grouper ces données, à en faire sortir des notions générales, des jugements synthétiques à posteriori. Il ne doit pas en rester là: il faut qu'appelant au secours de l'expérience, d'une part la raison et ses principcs nécessaires, d'autre part la foi à la stabilité des lois de la nature, il étende légitimement à tous les êtres semblables entre eux, à tous les phénomènes de même espèce, les notions qu'il a acquises par l'observation de quelques individus ou de quelques faits de chaque espèce, et qu'il étende de même à tous les temps et à tous les lieux les notions acquises par des observations faites en un temps et en un lieu donnés. Il doit aller plus loin encore dans la même voie : il doit découvrir les lois suivant lesquelles les phénomènes se produisent; quand ces lois sont complexes, il doit les décomposer en des lois plus simples, qui se manifestent par l'observation et l'expérimentation convenablement dirigées; il doit, lorsqu'il le peut, arriver ainsi aux lois entièrement simples, qui lui révèlent le mode d'action d'une cause isolée; alors, combinant entre elles plusieurs lois simples, il peut arriver à prévoir les phénomènes qui se produiront

dans des circonstances autres que celles qui ont été observées; il peut, remontant le cours des âges, reconstruire, du moins en partie, le passé de l'univers, par exemple, l'histoire des révolutions célestes, ou même de ces changements dont la surface de la terre nous offre quelques vestiges. Il doit former ainsi les sciences inductives qui concernent les corps, c'est-à-dire les sciences naturelles.

Enfin, celui qui veut aborder l'étude de l'homme et de la société doit étudier en lui-même et dans ses semblables les facultés, les lois et les méthodes de l'intelligence humaine; il doit en apprécier la portée et chercher les moyens de l'augmenter, en observer les écarts découvrir les causes qui les produisent et les moyens de les éviter. Il doit s'efforcer, par les mêmes moyens, de connaître toutes les facultés, tous les penchants et tous les besoins de l'âme humaine; de connaître non-seulement l'homme individuel, mais la famille, mais la société, dans leurs principes, dans leurs lois, dans leur histoire et dans leur but. Ici, de même que dans la science des corps, il faut signaler, d'une part, des principes nécessaires ; d'autre part, des lois contingentes. Parmi les principes nécessaires applicables au monde moral, il y en a qui concernent et restreignent la possibilité absolue des choses, et ceux-là ont toujours leur accomplissement, de même que les principes nécessaires applicables à l'existence des corps. D'autres, non moins nécessaires, ne s'imposent pas comme conditions de l'existence, mais comme règles de la liberté; et, par cette raison même, ne sont pas toujours obéis. Un des plus dignes objets de l'esprit scientifique est donc de démêler, au milieu des inspirations instinctives de la conscience morale, les principes nécessaires du devoir, d'en déduire toutes les règles, et de montrer l'application de ces règles à la vie individuelle, à la vie de famille et à la vie sociale. Il doit chercher quelle est la destinée de l'homme et de la société, quel en est le but, et quels sont les moyens de l'atteindre. Comme auxiliaire de la morale, il ne doit pas négliger le sentiment du beau, qui, analysé dans ses conditions, les unes nécessaires, les autres contingentes, devient l'objet de l'esthétique, science théorique et pratique à la fois. Il doit entrer ainsi en possession du domaine des sciences inductives, qui concernent les étres intelligents, ou du domaine des sciences morales, non moins vaste que celui des sciences naturelles.

Dans les sciences déductives, dans les sciences naturelles, dans les sciences morales, l'esprit humain se trouve sans cesse en présence de l'infini, de l'Etre suprême, en qui seul peuvent résider éternellement les idées nécessaires, qui seul est la cause première souverainement intelligente de l'ordre physique et de l'ordre moral, et qui seul peut ménager à l'homme l'accomplissement de sa destinée au delà des limites de cette vie. Il est donc nécessaire de donner pour couronnement aux autres sciences la théologie naturelle, la science de la Providence et de l'immortalité.

Dans cet aperçu rapide, nous n'avons point la prétention de donner une classification des sciences, mais seulement d'en marquer quelques grandes divisions, fondées sur des différences importantes que pourtant il faut bien se garder d'exagérer.

Dans les sciences déductives pures il n'est pas besoin d'induction

expérimentale; mais, au début, il y a l'observation des jugements instinctifs, où se trouvent impliqués les principes nécessaires; il y a l'induction rationnelle, qui les en dégage; il y a ensuite l'observation des faits dans lesquels ces principes trouvent leur application; il y a la généralisation immédiate, qui, à propos de ces faits et en les dégageant des circonstances accidentelles, trouve les définitions rigoureuses, points de départ de toute science déductive. Ce n'est pas tout les sciences déductives valent surtout par leur application, et c'est aux résultats de l'observation et de l'induction expérimentale qu'elles s'appliquent.

D'un autre côté, nous avons vu que cette induction s'arrêterait aux premiers pas, si elle n'invoquait pas des principes nécessaires empruntés aux sciences déductives. D'ailleurs, le raisonnement déductif doit y intervenir sans cesse, pour interpréter, développer et appliquer les résultats de l'induction. Dans les sciences naturelles, lorsque l'induction nous a conduits, non-seulement des faits aux lois complexes, mais de celles-ci aux lois premières et simples, on peut partir de ces lois contingentes, mais certaines, comme on partirait d'un principe nécessaire, et l'on peut en déduire les lois complexes par une série de combinaisons. En astronomie, par exemple, on peut partir de la loi de l'attraction universelle appliquée aux différents corps de notre système planétaire, pour en déduire et les lois de Kepler et les lois des perturbations, et l'on n'a besoin que d'un petit nombre de données empiriques, établies chacune par des observations exactes et multipliées, pour tracer longtemps d'avance toute une vaste série de phénomènes astronomiques futurs. Ainsi, plus les sciences inductives sont parfaites, plus elles se prêtent au concours des sciences déductives, et voilà comment se forment des sciences mixtes, qui participent des unes et des autres, l'astronomie mathématique, la géographie mathématique, la physique mathématique, etc.

Il en est de même pour les sciences morales : l'observation psychologique en est le point de départ; mais elle serait bien stérile, si, pour sortir du point de vue purement subjectif, elle n'invoquait quelques principes qui appartiennent à la métaphysique; si elle n'avait recours au raisonnement déductif, qui part de ces principes; si elle n'aboutissait à une méthode, dans laquelle le raisonnement déductif a sa place; et si elle n'arrivait à la morale, qui part aussi de principes nécessaires, et dont les détails ne peuvent s'éclairer sans la déduction. La nécessité d'adjoindre le raisonnement déductif et quelquefois le calcul mathématique à l'observation, ne se montre pas moins dans toutes les sciences qui concernent l'ordre social, notamment dans l'établissement des règles du droit naturel et des doctrines de l'économie politique. De même encore, quoique la croyance en Dieu et en l'immortalité de la personne humaine ait son fondement inébranlable dans l'assentiment spontané de la conscience, elle n'entre dans la science proprement dite que par le raisonnement inductif et déductif à la fois.

La division n'est pas plus absolue entre les deux branches principales des sciences inductives. L'homme n'est pas un pur esprit indépendant de la nature corporelle; il y tient, au contraire, par ses

organes, qui le mettent en rapport avec les autres hommes et avec les différents corps de l'univers, et qui sont l'instrument obligé, rebelle quelquefois, de ses opérations, même purement intellectuelles; il y tient par ses besoins, par ses penchants et par toute son activité ex-terne, qui, lors même qu'elle se propose et atteint un but supérieur, agit toujours sur la matière et par la matière. Soit que l'on se contente de constater en fait les rapports du physique et du moral dans l'homme, soit qu'on essaye de les expliquer, on est bien obligé de les faire intervenir sans cesse dans l'étude de nos facultés, et spécialement de nos moyens de connaître; dans l'étude des lois de l'esthétique qui reposent d'une part sur des principes nécessaires, d'autre part sur les lois contingentes de notre aptitude intellectuelle et de notre sensibilité physique et morale; dans l'établissement de la méthode intellectuelle, de la règle morale et du droit naturel; dans toutes les branches de l'économie politique, qui, spiritualiste par son but, doit se proposer de satisfaire aux nécessités de la double nature de l'homme, en mettant la matière au service de l'intelligence soumise elle-même à la loi du devoir, et d'aider ainsi l'homme dans l'accomplissement de sa destinée. Les sciences morales ne peuvent donc se séparer entièrement des sciences naturelles. Réciproquement, celles-ci ne peuvent pas, non plus, se passer du concours des sciences morales. En effet, elles ont pour objets les corps; mais elles sont faites par l'homme et pour l'homme. Elles supposent donc une certaine connaissance au moins implicite des facultés intellectuelles de l'homme et de leurs lois, de ses moyens de connaître, de la méthode qui convient à son intelligence, des causes et des remèdes de ses erreurs; en outre, elles supposent certaines notions métaphysiques sans lesquelles l'induction, du moins dans ce qu'elle a de plus élevé, serait impossible; elles emploient certaines hypothèses utiles au progrès de la science, et qui ont besoin d'être inspirées par des considérations philosophiques; dans la direction de leurs recherches et dans l'interprétation de leurs résultats, elles subissent nécessairement l'influence d'une philosophie quelconque; faites pour concourir à l'accomplissement de la destinée humaine elles ne peuvent pas être indépendantes des opinions scientifiques quí concernent cette destinée. Ainsi, par leur point de départ, par leur méthode et par leur fin, les sciences naturelles sont en relation avec les sciences morales.

Il y a aussi une liaison entre les connaissances scientifiques et rationnelles et celles qui dérivent soit de l'empirisme aveugle, soit du principe d'autorité. Les mêmes connaissances peuvent quitter peu à peu le dernier de ces deux caractères pour revêtir le premier; et c'est ce qui est arrivé successivement à tous les ordres de connaissances aujourd'hui purement rationnelles. Bien plus, certaines connaissances doivent participer toujours à ces deux caractères. L'histoire ne releva d'abord que de la mémoire et de l'imagination appliquées aux témoignages conservés par tradition; elle commença à devenir une science lorsqu'elle s'inquiéta de contrôler les témoignages, et d'appliquer les principes de la critique à la détermination des faits passés, des circonstances et des époques où ils se sont produits, et du lien qui les unit entre eux. Elle fut plus scientifique encore lorsque, par des induc

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