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ni de savoir s'ils appartiennent à une seule faculté, à un seul principe ou à plusieurs. Ainsi, chez Platon, ces quatre faits la sensation, le désir, la colère, l'amour, que certainement la sensibilité a également le droit de revendiquer, n'ont aucun rapport entre eux et appartiennent moins encore à des facultés qu'à des principes différents. La sensation est surtout considérée par lui comme représentative et semble se confondre avec la perception. La colère se confond avec la volonté; le désir comprend à la fois les passions et les appétits naturels; enfin l'amour, c'est le sentiment de l'idéal et de l'infini. Aristote a mis plus d'unité, mais aussi moins d'élévation dans ses recherches et moins de vérité quant aux détails. Dans son langage comme dans sa pensée, la sensibilité (τὸ αἰσθητικὸν, ἡ αἰσθητική δύναμις) n'est que la faculté d'eprouver des sensations, et appartient à la fois à l'âme et au corps. La sensation est la source commune, l'origine première de nos plaisirs et de nos peines, quoique ceux-ci ne se rapportent pas tous à des objets sensibles, et qu'on puisse distinguer des plaisirs et des peines du corps, des plaisirs et des peines de l'âme. De la sensibilité proprement dite il distingua l'appétit ou la faculté appétitive (rò opexTxov), tout en reconnaissant entre ces deux facultés des rapports très-étroits : car tout être sensible est capable de jouir et de souffrir, et à ces deux manières d'être se lient naturellement l'appétit qui nous attache à la première, et la répugnance qui nous éloigne de la seconde. L'appétit se présente sous trois formes : le désir, qui poursuit le plaisir sans tenir compte du besoin; la passion, qui se traduit par l'amour et par la haine; enfin la volonté, qui n'est que l'appétit dirigé par la raison. Ainsi, ce qui doit être séparé, la volonté et la sensibilité, les sentiments et la sensation, se trouve réuni dans ce système; et ce qui doit être réuni, la sensibilité et le désir, se trouve séparé.

Les docteurs chrétiens du moyen âge, en conservant dans la forme la théorie d'Aristote, l'ont beaucoup modifiée dans le fond. Ils reconnaissent avec le philosophe grec que le désir, les passions et la volonté ne sont que trois modes différents de l'appétit ; ce qui les amène à distinguer un appétit de concupiscence, un appétit de colère et un appétit raisonnable; mais, en même temps, ils croient fermement à la liberté, et ajoutent aux phénomènes que nous venons d'énoncer un phénomène nouveau, la syndérèse (synderesis), par laquelle ils entendent l'amour pur du bien, et, par conséquent, de Dieu, le bien en substance. La syndérèse n'est pas une idée purement mystique comme on pourrait le croire; elle n'existe pas moins pour saint Thomas d'Aquin que pour Gerson et saint Bonaventure; et Gerson, de son côté, n'est pas moins fidèle à la division aristotélicienne pour les mouvements inférieurs de la nature humaine. On apercevra facilement ici la rencontre ou plutôt la lutte de deux courants d'idées, l'un du christianisme et l'autre du paganisme. Comment la volonté, n'étant qu'un mode de l'appétit ou du désir, peut-elle parvenir à la liberté? Comment le simple désir peut-il se changer en passion? Comment la passion, étant entièrement l'œuvre de la nature, c'est-à-dire de Dieu, peut-elle se concilier avec la syndérèse, avec l'amour pur, qui vient également de Dieu? C'est ce qu'aucun docteur du moyen âge n'a cherché ni songé à expliquer.

Le père de la philosophie moderne, Descartes, ayant confondu la sen

sibilité avec les passions, dont nous avons traité plus haut (t. iv, p. 59194), nous ne reviendrons point ici sur sa doctrine; mais il est utile que nous parlions de celle de Malebranche. L'auteur de la Recherche de la vérité est loin d'être aussi absolu que son maître : il fait une différence entre les passions et les inclinations naturelles. Les premières nous inclinent à aimer notre corps et tout ce qui peut lui être utile aussi sont-elles inséparables des phénomènes du corps, tels que le jeu des muscles, l'agitation du sang et des esprits animaux. Les secondes, indépendantes du mécanisme de nos organes, nous portent à aimer Dieu comme notre souverain bien, et tout le reste à cause de lui. La liste des passions se compose de l'amour et de l'aversion, du désir, de la joie et de la tristesse. Les inclinations sont au nombre de trois 1° l'amour du bien en général, source première de toute curiosité; 2° l'amour-propre ou de nous-mêmes lequel se divise en amour de l'être et en amour du bien-être, amour de la grandeur et amour du plaisir; 3° l'amour que nous avons pour nos semblables et pour tous les êtres avec lesquels nous avons quelque rapport: car Dieu, aimant tous ses ouvrages, nous porte à les aimer à notre tour, dans des mesures différentes, suivant les degrés qui les approchent ou qui les éloignent de nous. On pourrait élever plus d'une difficulté contre cette classification. On pourrait demander, par exemple, comment l'amour se trouve à la fois parmi les passions et les inclinations; en quoi le désir, qui est compris dans la première catégorie, se distingue de l'amour du plaisir qui appartient à la seconde. Mais une objection bien plus grave se présente sur le principe même de ces phénomènes. Ni les passions, ni les inclinations n'appartiennent à la sensibilité, mais à la volonté, dont elles représentent les différents mouvements. La sensibilité n'est pas comptée au nombre de nos facultés; elle n'est pas même nommée dans la philosophie de Descartes et de Malebranche. Or, qu'est-ce que la volonté ? Pas autre chose que ces mouvements mêmes dont nous venons de parler, et qui tous viennent de Dieu. « Non-seulement, dit Malebranche (Recherche de la vérité, liv. IV, c. I), notre volonté ou notre amour pour le bien en général vient de Dieu ; nos inclinations pour les biens particuliers, lesquelles sont communes à tous les hommes, comme notre inclination pour la conservation de notre être et de ceux avec lesquels nous sommes unis par la nature, sont encore des impressions de la volonté de Dieu sur nous. » En deux mots, la sensibilité se confond avec la volonté, et la volonté elle-même avec l'action divine. Il ne reste à l'âme que la conscience des mouvements excités dans son sein.

Se plaçant à une extrémité tout opposée, la philosophie française du XVIIIe siècle a confondu la volonté et l'intelligence à la fois avec la sensibilité, renfermée à son tour dans la sensation. Seul, J.-J. Rousseau a protesté contre cette doctrine au nom du sentiment, mais sans chercher à définir la nature et le principe de ce fait. C'est vainement aussi que l'on chercherait dans Kant une théorie de la sensibilité. Sous ce nom (die Sinnlichkeit), il entend tout à fois les sens proprement dits et le sens intime, ou la faculté de nous représenter les choses par nos affections. S'il parle çà et là du sentiment moral, du sentiment du beau et du sublime, ce n'est pas avec le dessein d'en faire une étude

approfondie et systématique comme celle qu'il a faite des facultés de l'intelligence. Les philosophes écossais, Reid (Essais sur les facultés actives, essai III, 1. vi de la traduction de M. Jouffroy) et Dugald Stewart (Esquisses de philosophie morale, 2° partie, sect. 1-8) ont décrit, selon leur méthode, avec beaucoup de sagacité et de patience, la plupart des phénomènes de sensibilité, mais sans les soumettre à une classification rigoureuse, sans chercher à les rattacher à un principe commun, sans essayer de les faire dépendre d'une faculté unique, puisque le nom même de la sensibilité n'est point prononcé par eux. Ils les considèrent comme des principes d'action parfaitement distincts et indépendants les uns des autres. Parmi ces principes, il y en a qui, appartenant à la fois à l'homme et à l'animal, ont reçu le nom de principes animaux, et d'autres, particuliers à l'homme, qu'on appelle des principes rationnels. Les premiers sont les appétits, les désirs, les affections, tant bienveillants que malveillants, les passions et les dispositions ou inclinations qui naissent des principes précédents. Par principes rationnels on entend non-seulement l'idée, mais le sentiment du devoir; non-seulement l'intérêt bien entendu, mais le sentiment qui l'inspire ou l'amour de soi. A ces deux sortes de principes qu'il reconnaît avec son maître, Dugald Stewart ajoute encore le respect humain, la sympathie, le sentiment du ridicule et le sentiment du beau. Chacun de ces faits, encore une fois, est le sujet d'observations trèssensées et pleines de finesse; mais juxtaposés comme ils sont, et compris sous le même titre avec des phénomènes d'une nature différente, ils ne forment pas, dans leur ensemble, une théorie de la sensibilité.

Nous ne parlerons ni de la philosophie allemande postérieure à Kant, où la sensibilité, considérée comme un degré inférieur de la raison, se trouve véritablement supprimée; ni de la philosophie française contemporaine. Il suffit de remarquer que la sensibilité y est unanimement considérée comme une faculté distincte de la volonté et de l'intelligence, et que ses premiers et plus constants efforts ont eu pour but d'établir cette distinction. La question est cependant loin d'être épuisée, tant au point de vue psychologique qu'au point de vue métaphysique car ce n'est pas tant pour elle-même que pour en dégager les deux autres facultés de l'âme, considérées comme beaucoup plus importantes, qu'on paraît avoir étudié jusqu'aujourd'hui la sensibilité.

SENSORIUM COMMUNE, ou simplement SENSORIUM. Aristote, outre les sens particuliers qui nous donnent connaissance des qualités particulières des corps, ayant reconnu un sens commun qui nous instruit de leurs qualités générales et où se réunissent les données des autres sens, a aussi assigné à ce sens commun un organe ou un siége commun; et c'est cet organe, dont l'idée a été conservée après lui, qui a reçu le nom de sensorium (aicoτptov). Plus tard on a aussi compris, sous ce nom, le siége de l'âme tout entière. Selon le philosophe grec, c'est le cœur qui, chez tous les animaux sanguins, et par conséquent chez l'homme, est l'organe central, le siége du sens commun, ou du principe même de la sensibilité, de l'âme sensitive. Pour les philosophes modernes, le sensorium c'est le cerveau. Des

cartes a voulu déterminer la partie même du cerveau où l'âme fait sa résidence et où elle rencontre toutes les images sensibles: il suppose que c'est la glande pinéale, conarium. D'autres ont donné la préférence soit aux ventricules du cerveau, soit au corps calleux, soit au centre ovale. Newton a représenté l'univers comme le sensorium de Dieu.

SENSUALISME. Sous ce nom, de formation très-récente, on a coutume de désigner tous les systèmes qui, directement ou indirectement, font dériver toutes nos idées de l'expérience des sens, en réduisant l'intelligence, et par suite toutes nos facultés, à la sensation. Le sensualisme n'est pas la même chose que l'empirisme, quoique trèssouvent, surtout en Allemagne, on les prenne l'un pour l'autre. L'empirisme n'est que l'emploi exclusif de l'expérience, au préjudice du raisonnement et des idées à priori. Or, l'expérience s'étend plus loin que les sens; toute expérience n'est pas nécessairement sensible. L'empirisme, c'est la prétention bien ou mal fondée de n'admettre que des fails, sans aucune explication, sans aucun ordre ni arrangement systématique. Le sensualisme, au contraire, est un véritable système, où un seul fait, la sensation, doit servir à l'explication et à la génération de tous les autres.

Le sensualisme, pris dans l'acception que nous lui donnons et qu'on lui donne généralement en France, se présente sous trois formes : le sensualisme objectif, qui, s'occupant moins de notre faculté de connaître que des choses que nous connaissons, ne croit qu'à l'existence des objets sensibles; le sensualisme subjectif ou psychologique, qui, plus attentif à la nature de l'esprit qu'à celle des choses, parce que la connaissance que nous avons de celle-ci dépend de la première, cherche dans la sensation l'origine de toutes nos connaissances et de toutes nos facultés; enfin le sensualisme moral, plus généralement connu sous le nom d'épicurisme, qui considère les émotions des sens, le plaisir et la douleur, soit présents, soit éloignés, comme le seul criterium du bien et du mal.

Le sensualisme objectif c'est le matérialisme : car la matière ou les corps sont les seuls objets que nos sens puissent atteindre. Le matérialisme est la première forme du sensualisme, ainsi que le prouve l'histoire. La raison en est que l'homme, à quelque point de vue qu'il se place, s'occupe de l'univers avant de se replier sur lui-même. Mais la matière peut être considérée sous deux aspects bien différents : on peut la confondre avec les corps mêmes; on peut la concevoir comme un principe commun à tous les corps, el dont ceux-ci ne nous présentent que des formes particulières ou des modifications. Dans le dernier cas on s'élève nécessairement au-dessus des sens; on admet une force ou des lois dont la raison seule pourra nous donner l'idée; dans le second, on n'aura devant soi que des apparences, que des phénomènes fugitifs et variables, formant, selon l'expression des anciens, un flot perpétuel, pon; nous ne saurons pas ce que sont les choses en elles-mêmes, nous ne connaîtrons que nos propres sensations, et le matérialisme aura fait place au sensualisme proprement dit. Ne voyons-nous pas, en effet, Protagoras, sorti de l'école matérialiste de Démocrite, soutenir que l'homme est la mesure de toutes choses? Cette doctrine

n'est-elle pas, au fond, celle de Démocrite lui-même et de son disciple Epicure?

Mais c'est surtout dans l'histoire de la philosophie moderne que le sensualisme nous apparaît avec son caractère propre, sous la forme réflexive et psychologique. La philosophie moderne, en général, ne procède pas du dehors au dedans, comme la philosophie ancienne, mais du dedans au dehors, c'est-à-dire qu'avant de se prononcer sur la nature des choses, elle veut étudier celle de l'esprit même; elle veut savoir quelle est l'origine et quels sont les fondements de la connaissance. Observant que toute connaissance se produit d'abord à l'occasion ou d'une sensation ou d'une émotion intérieure excitée en nous par le canal des sens, quelques-uns ont pensé que la sensation était ellemême l'intelligence, et que toutes nos idées étaient tirées de son sein. Mais il y a deux degrés dans cette manière de voir, l'un représenté par le système de Locke et l'autre par celui de Condillac. Selon le premier de ces deux philosophes, la sensation n'est que la matière de nos idées; il faut une autre faculté, la réflexion, pour lui en imprimer la forme, c'est-à-dire pour nous en donner la conscience, pour la combiner et la généraliser. Selon Condillac, la réflexion est comprise dans la sensation. Celle-ci nous fournit seule, par ses transformations successives, tous les effets que nous attribuons à l'intelligence. Or, si la sensation prend la place de l'intelligence, évidemment elle ne connaît et il n'existe en nous d'autre faculté qu'elle-même; elle absorbe aussi la volonté et l'âme tout entière. Tel est, à sa plus haute expression, le sensualisme psychologique.

On peut aussi reconnaître, comme tenant le milieu entre le matérialisme antique et le système moderne de la sensation, un sensualisme logique, c'est-à-dire le nominalisme, qui, après avoir joué un grand rôle au moyen âge, a été ressuscité par Hobbes, au milieu du xvir° siècle. Supposer, en effet, qu'il n'y a pas d'idées générales dans notre esprit et que tout ce que nous appelons ainsi n'est qu'un mot vide de sens, comme dit Roscelin, ou un chiffre sous lequel on comprend plusieurs notions individuelles, c'est supprimer la raison pour ne laisser subsister que la sensation; c'est arriver, par l'analyse logique, au même terme que l'analyse psychologique de Locke et de Condillac.

Quant à la troisième forme de sensualisme, celle que nous avons appelée le sensualisme moral, elle n'est que la conséquence des deux autres et s'attache à l'école de Locke, comme à celle d'Epicure et de Démocrite. Evidemment, si non-seulement notre intelligence, mais notre âme tout entière, est renfermée dans les sens, la sensation, de même qu'elle est le criterium du vrai et du faux, est aussi seule appelée à prononcer entre le bien et le mal : ce qui revient à dire qu'il n'y a pas d'autre bien que le plaisir; qu'il n'y a pas d'autre mal que la douleur. Après cela, peu importe, que l'on considère le plaisir et la douleur dans l'avenir; que l'on préfère la passion ou l'intérêt bien entendu. Tous les philosophes sensualistes n'ont pas avoué cette conséquence; mais le sensualisme l'a toujours apportée avec lui, et, un peu plus tôt un peu plus tard, des esprits conséquents l'en ont fait sortir.

Une autre conséquence du sensualisme, non moins inévitable que la précédente, c'est le scepticisme : car, si toute idée se résout dans une

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