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environnée de fortifications régulières et renfermant dans son sein un havre vaste et commode (1). Vers le milieu du IV siècle, époque où vivait le poète Ausone, la ville de Bordeaux avait atteint le plus haut degré de prospérité et de splendeur.

<«< O ma patrie! dit cet écrivain, toi, célèbre par tes vins, tes fleurs, tes grands hommes, les mœurs et l'esprit de tes citoyens, et la noblesse de ton sé- . nat, je ne t'ai point chantée des premières, comme si, convaincu de la faiblesse d'une pauvre cité, j'hésitais à essayer un éloge non mérité! Ce n'est point là le sujet de ma retenue, car je n'habite pas les rives sauvages du Rhin ou les sommets de l'Hémus et ses glaces arctiques; Burdigala est le lieu qui m'a vu naître; Burdigala! où le ciel est clément et doux, où le sol, d'une humidité féconde, prodigue ses largesses, où sont les longs printemps, les rapides hivers et les coteaux chargés de feuillage; son flot qui bouillonne imite le reflux des mers. L'enceinte carrée de ses murailles élève si haut ses tours superbes, que leurs sommets aériens percent les nues. On admire au dedans les rues qui se croisent, l'alignement des maisons et la largeur des places, fidèles à leurs noms; puis les portes qui répondent en droite ligne aux carrefours, et au milieu de la ville le lit d'un fleuve alimenté par des fontaines; lorsque l'Océan, père des eaux, l'emplit du reflux de ses ondes, on voit la mer tout entière qui s'avance avec ses flottes. » (2)

(1) Dom Devienne, Hist. de Bordeaux, Ire part., p. 2. (2) Ausone, Idylle à Bordeaux.

Au mouvement du commerce maritime s'unissait, comme de nos jours, la vivacité de la navigation fluviale, des barques de tout genre allaient et venaient en amont et en aval du fleuve, conduisant à Bordeaux le bétail, le bois, les récoltes des campagnes environnantes; c'est encore ce que nous fait connaître Ausone en parlant d'un de ses fermiers qui l'avait quitté pour faire le commerce des villes situées sur la Garonne et ses affluents : « Il troque du sel contre du froment, le voilà marchand consommé ; il court les fermes, les campagnes, les villages; il négocie par terre et par mer; barques, bateaux, chaloupes, brigantins, le promènent sur le Tarn et la Garonne.» (1)

Le même auteur, dans son épître au poète Théon, qui habitait le bas Médoc, lui demande s'il s'y occupait du commerce et s'il y achetait à bon marché du suif, de la cire, de la poix, de la résine et du papyrus, pour les revendre bientôt à des prix exorbi– tants, à raison de l'augmentation qui survenait tout coup sur ces marchandises.

à

Beaucoup d'objets appartenant au commerce d'approvisionnement d'aujourd'hui existaient déjà dans l'usage des habitants; les petites huîtres de grave,

(1) Et nunc paravit triticum casco sale,
Novusque pollet emporus.

Adit inquilinos, rura, vicos, oppida
Soli et sali commercio;

Acatis, phaselis, lintribus, stlatis, rate,

Tarnim et Garumnam permeat.

(Ausone, ép. XXII, à Paulin.)

pêchées dans la mer des Boïens (côtes du Médoc), faisaient le délice des tables bordelaises et s'expédiaient jusque dans l'Italie.

« Pour moi, dit Ausone, les plus précieuses sont celles que nourrit l'Océan des Médules; ces huîtres de Burdigala, que leur qualité merveilleuse fit admettre à la table des Césars, ont mérité entre toutes la première palme; leur chair est grasse, blanche, très-tendre, et à l'exquise douceur de leur suc se mêle un goût légèrement salé de saveur marine. » (1)

Les habitants des landes qui séparent Bordeaux de la mer, exerçaient, dès cette époque, l'industrie du charbon; ils transportaient également sur les marchés de la ville les bois communs, la poix, la résine, la cire, le millet. « T'aviserais-tu, dit saint Paulin à Ausone, de passer sous silence la brillante Burdigala et de citer de préférence les noirs Boïens. » (2)

Disons enfin, pour compléter ces rapprochements, que les habitudes des campagnes, au moment de la récolte des vins, étaient à peu près ce que nous les voyons encore; c'est ce qu'Ausone nous dépeint

(1)

(2)

Sed mihi præ cunctis ditissima, quæ Medulorum
Educat Oceanus, quæ Burdigalensia nomen,

Usque ad Cæsareas tulit admiratio mensas,
Non laudata minùs, nostri quam gloria vini.
(Ausone, ép. IX, à Paulin.)
An tibi mi domine illustris, si scribere sit mens,
Quâ regione habites, placeat reticere nitentem
Burdigalam, et piceos malis describere Boïos?

(Lettre VII, de saint Paulin à Ausone.)

dans un de ses morceaux les plus gracieux : « Mes vignobles se reflètent dans la blonde Garonne. Suivant le pied de la montagne, le penchant qui monte jusqu'à la dernière cime, le vert lyéus se montre partout sur les bords du fleuve. Le peuple, joyeux à l'ouvrage, et l'alerte vigneron, parcourent avec empressement, les uns le sommet de la montagne, les autres la croupe inclinée de la colline, et se renvoient à l'envi de grossières clameurs; ici, le voyageur qui chemine en bas sur la rive, plus loin le batelier qui glisse sur l'onde, lancent aux campagnards attardés des chants moqueurs que répètent les ro chers, la forêt qui frissonne et la vallée du fleuve. » (1)

Le commerce, en répandant la prospérité dans nos contrées, y avait, comme toujours, agrandi le goût des sciences et des arts, et développé l'éduca – tion publique. Ce fut à cette époque qu'on vit s'élever à Bordeaux ces écoles célèbres et ces professeurs distingués dont Ausone nous a transmis les noms.

Ce dernier auteur revient souvent sur les beautés de sa patrie, et on conçoit son enthousiasme, car lorsqu'il partait pour sa terre de Condate Portus,

(1)

Sic mea flaventem pingunt vineta Garumnam.
Summis quippe jugis tendentis in ultima clivi
Conseritur viridi fluvialis margo lyæo

Læta operum plebes, festinantesque coloni

Vertice nunc summo properant, nunc dejuge dorso,
Certantes stolidis clamoribus indè viator
Riparum subjecta terens, hinc navita labens
Probra canunt seris cultoribus: adstrepit ollis

Et rupes, et silva tremens et concavus amnis.

(Ausone, idylle X.)

nulle contrée n'égalait la magnificence du tableau qui se présentait devant lui sa riche galère suivait comme un trait rapide le courant du fleuve passant au milieu de mille navires aux formes variées : la trirème avec ses bancs de rameurs disposés en étages (1); le priste, remarquable par la figure de baleine ou de dragon marin qui s'élançait au devant de sa proue (2); le liburnes, fait pour la marche rapide (3). La grande ville dessinait sur le ciel ses tours élevées; en dehors des murs, de beaux édifices publics attiraient les regards; le temple du dieu tutélaire (Piliers des Tutelles) élevait au milieu des arbres son double rang de colonnes corinthiennes, et sur la rive droite du fleuve, dans les plaines d'alluvion, au sommet des hauteurs, se montraient de gracieuses villas d'architecture grecque ou romaine (4).

Qui eût dit que ce tableau de richesse sociale, de civilisation, de progrès, devait rapidement disparaître pour faire place à la nuit profonde qui suivit l'in

(1) Triplici pubes quam Dardana versu impellunt

Terno consurgunt ordine remi. (Virgile, Ënéide, liv. V.)

(2) Huet, Histoire de la Marine ancienne, p. 135.

(3)

(4)

Ordine contentæ gemino crevisse liburnæ. (Lucain, p. 145).
Hæc summis innixa jugis, labentia subter

Flumina despectu jam caligante tuetur.

Atria quid memorem viridantibus assita pratis,

Innumerisque super nitentia tecta columnis?

(Ausone, idylle X.)

<< Une dernière repose sur un pic escarpé et n'entrevoit qu'à travers un brouillard le fleuve qui coule à ses pieds. Que dirai-je de ces portiques semés sur de vertes prairies, de ces toits soutenus de colonnes sans nombre? »

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