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il est également utile de voir ce qu'elle était avant la guerre et ce qu'elle pouvait devenir lorsqu'une paix heureuse l'aurait rendue à la France.

» Le tabac croît parfaitement dans le Canada ; si la plantation en était encouragée, la colonie accroîtrait en nombre d'habitants en raison de ce que les produits seraient multipliés en quantité et accrus en valeur. Cet encouragement dépend du fermier; si les considérations qui le conduisent chez les Anglais pour y acheter le tabac de leurs plantations, ne sont pas telles que l'intérêt de la nation ne puisse bien les balancer, qu'il verse dans cette colonie, en achats de cette denrée, les sommes considérables qu'il porte chez les Anglais, la colonie lui devra sa force essentielle, résultant de l'accroissement du nombre de ses habitants, et la nation, les profits d'un nouveau com

merce.

» Le Canada fournirait encore de la mâture et du bois de construction; ce bois sec et attendu serait employé utilement dans nos chantiers; ainsi ménagé, il ne ferait pas dans nos mains un moindre usage que chez les Anglais; mais c'est lorsque le bois manquera en France que l'on goûtera cette ressource; si jamais on l'employait, si le tabac devenait en Canadà un objet d'agriculture, l'exportation de l'un et de l'autre rendrait nécessaire un plus grand nombre de vaisseaux, et de l'accroissement de la marine marchande résulterait la force de la marine royale, fondée sur le plus grand nombre de matelots. On y cultiverait aussi avec succès le chanvre. Il ne manque

pour rendre cette colonie une des plus utiles par la nature des choses dont elle est susceptible, que des bras pour cultiver les terres et fouiller les mines.

>> Nous avons dit que 150 vaisseaux sortaient chaque année des ports de France pour aller pêcher la morue dans les mers du Canada; 10 à 12,000 hommes employés sur ces vaisseaux cherchent au fond des mers le capital d'un commerce solide par ses rapports avec les besoins de la vie, et d'autant plus à considérer pour nous que notre morue, mieux prépaparée que celle des Anglais, ou préparée avec de meilleurs sels, en nous acquérant la préférence dans la vente, assure les profits de notre pêche. Ces mêmes hommes, exercés dans une navigation dure et pénible, deviennent d'excellents matelots.

» Le Canada, considéré relativement au commerce, tel qu'il était établi avant la guerre et tel qu'il pourrait être pratiqué après la paix, est donc de la plus grande importance; l'agriculture, les manufactures, toute la masse de l'industrie le réclament; la navigation y voit d'une part une école qui lui forme de nouveaux matelots, de l'autre des ressources pour suppléer au défaut de nos bois dans la construction des vaisseaux. Il ne mérite pas moins si on l'envisage du côté de la pêche de la morue; les établissements offerts par les Anglais ne sauraient y suppléer sans ressource utile par leur situation et n'offrant d'ailleurs aucune retraite assurée, on craindrait de tenter une pêche au milieu des Anglais, dont le mauvais vouloir toujours impuni pourrait la rendre

infructueuse; le commerce a présente la violence qu'il éprouva de la part des Anglais sur la côte d'Afrique, immédiatement après la paix d'Aix-la-Chapelle, et il peut craindre les mêmes excès partout où en concours avec eux il se trouvera sans défense. La cession du Canada entraînerait infailliblement la ruine de la pêche de la morue, et la France, privée de ce commerce, se verrait obligée de se pourvoir chez les Anglais eux-mêmes.

>> Si toutes ces considérations doivent rendre cette colonie précieuse à la France, de quel intérêt ne lui est-elle pas encore relativement à la sûreté de nos îles? L'Anglais, possédant le Canada et n'ayant rien à craindre pour ses denrées, peut former dans la nouvelle Angleterre les apprêts des entreprises que son ambition ne manquera pas de lui suggérer. Ses flottes partiront de ses ports en Amérique, elles attaqueront et surprendront nos îles, possessions importantes, objet d'une navigation immense, et qui fournissent à la France un commerce qui, la répandant dans toute l'Europe, détermine partout en sa faveur la balance des profits. Les traités les plus solennels opposeraient faiblement contre une puissance qui compte pour juste tout ce qui lui est utile, qui fait la guerre pour acquérir, qui ne voit la gloire dans les succès que comme cause seconde, chez qui le désintéressement du vainqueur le cède sans cesse à l'intérêt du commerçant; la force seule peut la contenir, ou toute l'Amérique conquise suffira à peine à son ambition; sûre de dominer quand elle possédera la

richesse, elle trouvera dans l'agrandissement de son commerce la source de ces richesses mêmes.

>> Vainement espérerait-on sur la Louisiane: cette colonie, accrue des débris du Canada, pourrait par ses communications et par le produit de son sol mieux cultivé devenir plus florissante; mais reculée dans le golfe du Mexique et d'ailleurs hors de proportion de force, elle ne saurait opérer une diversion utile et capable de contenir les projets ambitieux des Anglais; elle serait elle-même le premier objet de leur conquête. La continuation de la guerre ne peut manquer de faire sentir aux Anglais le besoin de la paix et de réprimer cet essor imposant qui menace toute l'Europe; cette nation, élevée sur ses conquêtes, compte vainement ses flottes nombreuses, ses officiers de mer braves et expérimentés : sa force repose sur son crédit, qui dépend lui-même de la continuité des succès: l'inaction est perte pour elle; un échec peut devenir une révolution.

>> C'est ainsi, Monseigneur, que le commerce se représente l'importance du Canada et croit voir dans la continuation de la guerre les moyens de le recouvrer. Comment désirer une paix qui préparerait une guerre plus funeste que celle qu'elle aurait finie? Ou plutôt qui ne désire point la continuation d'une guerre que le bien général nécessite et dont les circonstances, confiées à vos lumières supérieures, Monseigneur, donneront les plus grandes espérances. Déjà la confiance reproduit les ressources; Sa Majesté puisera toujours dans le cœur de ses sujets les secours que l'intérêt et

le profit sollicitent chez les autres peuples; tous les États du royaume offrent leur fortune, le commerce ne compte la sienne que pour la gloire de Sa Majesté; plus immédiatement frappé des malheurs de la guerre, la paix serait pour lui un intervalle utile qui suspendrait ses maux; mais ne considérant son intérêt que dans le bien général, il n'est point de sacri– fice auquel il ne se livre pour concourir à recouvrer par une paix glorieuse les possessions essentielles qu'un injuste mais heureux ennemi a enlevées.

» Nous osons, Monseigneur, hasarder ainsi, sous vos yeux, le sentiment du commerce de Bordeaux sur la cession du Canada; les vues du bien général qui nous dirigent peuvent faire notre excuse.

>> Nous sommes, etc. »>

Ces considérations arrêtèrent un moment les projets du Gouvernement; la guerre continua avec vigueur, mais elle ne fut pas heureuse, et deux ans après, le traité de Paris régla définitivement la paix, en cédant à l'Angleterre, non-seulement le Canada, mais encore l'Acadie et l'île du cap Breton.

Cependant, malgré ses malheurs, la France, fatiguée mais inépuisable dans ses ressources, reprit le cours de ses prospérités; le flot du commerce d'Amérique montait toujours et envahissait l'ancien monde; presque tous les ports de l'Europe venaient chercher à Bordeaux les sucres et les cafés estimés de nos Antilles. Les cultures, la population, la fortune générale avaient décuplé, surtout depuis vingt ans, à Saint-Domingue et dans toutes nos îles; plus de

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