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brigandage, et quand ils furent établis, ils ne l'honorèrent pas plus que l'agriculture et les autres professions des peuples vaincus (1).

L'intolérance et les persécutions religieuses vinrent encore augmenter les malheurs de la Gaule méridionale; «<les Visigoths, qui professaient l'arianisme, s'imaginèrent que les peuples qui leur étaient soumis devaient suivre leur religion ainsi que leurs lois; la résistance qu'ils éprouvèrent de la part des catholiques, les détermina à sévir contre eux avec la plus grande rigueur; on commença à leur interdire l'entrée des églises. Sidoine Apollinaire, évêque de Clermont, rapporte dans sa lettre à Basile d'Aix, qu'on voyait presque partout les ariens découvrir les toits des églises, enlever leurs portes et faire paître les bestiaux jusque sur les autels. Ils poussèrent l'inhumanité jusqu'à massacrer ceux qu'ils ne purent séduire. On vit des flots de sang inonder l'Aquitaine; plusieurs évêques perdirent la vie dans cette persécution; celui de Bordeaux fut de ce nombre. >> (2)

D'un autre côté, l'aristocratie militaire, maîtresse partout, ne cherchait qu'à augmenter ses revenus, sans se soucier de conserver les moyens de communication les plus indispensables au commerce; on affermait ou on cédait à prix d'argent jusqu'aux chemins et aux lits des rivières; une loi des Visigoths permettait aux particuliers, moyennant certaines redevances, d'occuper la moitié du lit des grands

(1) Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XXI, ch. XIII. (2) Dom Devienne, Hist. de Bordeaux, p. 13.

fleuves, pourvu que l'autre restât libre pour les filets (1). On peut se figurer ce que devint le port de Bordeaux sous une législation de cette nature. Tout se bornait à une faible navigation fluviale. Si quelques marins entreprenants et résolus se hasardaient à prendre la mer, ils avaient encore plus à redouter le pillage que la tempête. Ce fut, en effet, à cette époque que s'établit le droit barbare d'aubaine et de naufrage, qui a duré plus longtemps que les meilleures lois. Lorsqu'un navire était jeté sur la côte par la force du vent, et plus souvent encore par un pilote perfide, il devenait la propriété du seigneur de la contrée. Quelquefois même le chef féodal faisait ouvertement la piraterie; les Rôles gascons nous apprennent qu'Édouard III, roi d'Angleterre, fut obligé d'user de tout son pouvoir pour empêcher un seigneur d'Albret de confisquer à son profit les barques de Bayonne et du golfe de Gascogne (2). Sur les côtes de Bretagne, le droit d'aubaine ne conservait rien au propriétaire du vaisseau. Dans l'Aquitaine, cet usage était plus modéré : le seigneur du pays prenait un tiers, les sauveurs de la côte ou plutôt les complices du pillage, avaient le deuxième tiers, et le reste était conservé au propriétaire et à l'équipage (3).

Les Visigoths ne régnèrent que 80 ans environ sur l'Aquitaine, mais les premiers siècles qui succédèrent à leur possession ne furent pas de nature à ranimer

(1) Lois des Visigoths, liv. VIII, tit. IV.

(2) Rôles gascons, p. 1341.

(3) Clairac, Coutumes de la mer.

le commerce. Les luttes des enfants de Clovis ne firent qu'ajouter aux anciens malheurs; la ville de Bordeaux, frappée de découragement et de stupeur, languissait dans un état de misère et d'abandon. L'esprit de commerce paraissait entièrement éteint; cette agonie dura pendant les trois siècles de la première race. A peu près confinés dans leurs ports et leurs fleuves envasés, les peuples du midi de la Gaule bor-naient presque entièrement leur commerce à la pêche côtière et à la vente du sel marin, ainsi que cela avait également lieu dans tous les ports de la Méditerranée (1).

Tout à coup, à la voix de Charlemagne, les ténèbres qui couvraient l'Europe commencèrent à se dissiper; l'industrie et le commerce se ranimèrent. Ce prince, qui ne savait même pas écrire, comprit, par la seule force de son génie, tous les secrets qui font les grandes nations; ses célèbres Capitulaires accordèrent une protection toute spéciale au commerce; il invita la noblesse à l'honorer et même à le pratiquer; on ne dérogeait pas en l'exerçant. Les opinions du monarque se propagèrent, et ce qui le prouve, c'est que lorsque plus tard, et à l'époque des croisades, le besoin d'argent fit naître des traités entre les vassaux et les seigneurs, ceux-ci se réservèrent non-seulement les denrées produites par leur propriétés, mais encore celles qu'ils avaient achetées pour les revendre (2).

(1) Hoffmann, Hist. du Comm., trad. par Duesberg, p. 135. (2) Mably, Obscurités sur l'Hist. de France, t. III, p. 430.

Sous ce grand prince, les anciennes opérations du commerce de Bordeaux reprirent leur importance et leur activité. A mesure que les limites de son empire s'étendirent jusqu'à la Baltique, l'Elbe, le Danube, les Alpes et l'Ebre, Charles fit des traités avec les souverains étrangers pour garantir la sécurité des commerçants français, et développer leurs avantages; il établit en faveur de la navigation des phares sur les points dangereux; il créa sur les côtes de son empire un système de défense contre les incursions des pirates du Nord et des Sarrasins (1).

Le beau port de Bordeaux profita de cette impulsion nouvelle et de ces heureuses créations; sa prospérité refleurit sous l'influence de l'ordre et du pouvoir, comme elle mourra toujours sans eux. Des travaux importants améliorèrent le fleuve, les vaisseaux étrangers reparurent en grand nombre, et nos navigateurs se répandirent de nouveau sur l'Océan, dans la Grande-Bretagne, dans la Flandre et jusqu'au fond de la Baltique, pour y porter nos vins, nos fruits, et en rapporter en retour des toiles, du fer, des laines, des bois de construction, des pelleteries et toutes les marchandises du Nord. Bordeaux envoyait également en Angleterre et dans les ports du nord de la France les huiles à brûler provenant de la pêche qui se faisait déjà dans le golfe de Gascogne. M. de Fréville rapporte, dans son Histoire du Commerce maritime de Rouen, une légende curieuse, relative à ce commerce : Un jour que saint Philibert (1) Pardessus, Lois maritimes, introd., p. 78.

se promenait dans le cloître, saint Saëns, cellérier du monastère, l'aborde et lui déclare que l'huile manque pour l'entretien de la lampe et de l'autel. Mais, reprit saint Philibert, n'y a-t-il plus une seule goutte d'huile? Il en reste une demi-livre, vénérable abbé, et j'ai cru la devoir réserver pour le service des hôtes et pour vous. Eh bien! mettez ce reste dans les lampes, el sachez que nous aurons bientôt, grâce à Dieu, de l'huile pour toute l'année. En effet, ajoute la légende, vers le soir, on reçut la nouvelle qu'un navire, frété à Bordeaux, était entré dans le port avec une cargaison d'huile à brûler. C'était un envoi des amis de saint Philibert (1).

Comme dans les premiers siècles, le commerce d'Orient reprit avec l'Aquitaine, par la voie de la Provence et du Languedoc, des rapports actifs et étendus; un grand nombre de Syriens arrivaient en France et y apportaient les étoffes de soie de Damas, les vins-liqueurs, le papyrus, les parfums, les perles, les pierreries (2). Enfin, la plus grande partie de l'Allemagne comprise dans l'Empire commerçait avec la France jusqu'aux Pyrénées, et Bordeaux était le point central de beaucoup de ces rapports commerciaux (3).

(1) Cum dies declinaveret ad vesperam, nuntius de portu maris advenit qui ei adesse navim cum oleo, nuntiavit, quæ à Burdigalensâ urbe veniens directa servo Domini ab amicis quadraginta modios ipsius deferebat liquoris. (Acta SS. ord. S. Benedicti, §. 2, p. 824. - Hist. du Comm. de Rouen, t. I, p. 165.)

(2) Pardessus, Lois maritimes, p. 34.

(3) Chappus, Hist. des Révolut. du comm., p. 442.

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