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petit nombre de caboteurs parvenait à peine à échapper de loin en loin aux croisières anglaises, en bravant par tous les temps les dangers des pertuis; le long de nos quais silencieux, quelques navires démâtés présentaient le plus triste tableau. Si certains capitaux se portèrent vers les corsaires, si quelques courses furent heureuses au milieu de nombreux désastres, l'Histoire du Commerce n'a pas à s'occuper de ces expéditions, qui n'appartiendront jamais aux actes légitimes des places commerciales. Espérons que les nouvelles conventions diplomatiques adoptées par la France et l'Angleterre recevront à l'avenir une exécution loyale, et que ce reste de barbarie aura disparu pour toujours. En dehors de ces armements rares où brillaient les poignards et les piques plutôt que les objets commerciaux, la détresse était géné– rale; la loi du 24 avril 1806, établissant un droit de mouvement et de vente sur tous les liquides, vint encore écraser le faible commerce intérieur; les besoins énormes de l'Empire le rendaient forcément sourd aux justes représentations des négociants et de l'agriculture. Plusieurs récoltes abondantes encombraient les magasins et les chais; le vin n'avait aucune valeur; on le répandait, même souvent, pour éviter l'achat des barriques. Les hostilités générales créaient une situation tout exceptionnelle; les guerres antérieures n'étaient en effet, pour Bordeaux, qu'un mal partiel et supportable; nos colonies existaient, les neutres aidaient et favorisaient nos rapports; la marine de l'État, les approvisionnements

des ports, procuraient des achats de vin considérables; la neutralité des autres nations permettait d'y faire des envois; tous ces avantages avaient cessé : les colonies, en grande partie, étaient prises; nos communications européennes réduites ou anéanties; les achats pour l'approvisionnement des ports entièrement nuls.

Tant que Napoléon put espérer de réduire son ennemi par la ruine, il persévéra dans ses moyens avec une énergie progressive: le décret du 29 novembre 1806, daté de Berlin, défendit toute communication et tout échange avec les Anglais; celui du 23 novembre 1807, daté de Milan, déclara saisissables tous les bâtiments qui auraient touché en Angleterre; enfin, le décret du 8 octobre 1810 institua des cours prévôtales pour juger les faits de contrebande, et prescrivit de brûler publiquement les marchandises anglaises dont la confiscation aurait été prononcée.

Nous avons eu la douleur d'assister à des exécutions de ce genre sur notre belle place de la Bourse, à Bordeaux. Ces opérations, dit M. Amé, s'accomplissaient avec solennité; les autorités civiles et militaires prenaient place dans l'enceinte, au milieu de laquelle s'élevait le bûcher; la force armée formait la haie; les douaniers brisaient les caisses, montraient les marchandises aux assistants, et les jetaient ensuite dans les flammes (1).

(1) Amé, chap. III, p. 35.

Mais bientôt les revers de fortune, les embarras du trésor, les plaintes douloureuses des places commerciales rendirent le gouvernement impérial plus traitable, et il accorda les licences, c'est-à-dire l'autorisation donnée aux navires français d'exporter dans les ports anglais, en se soumettant à quelques conditions fiscales.

Ce moyen procura du soulagement au commerce de Bordeaux; mais il dégénéra en concessions abusives, souvent peu dignes; en 1813, il existait une quantité de licences telles, qu'on pouvait considérer comme presque rétabli le commerce avec l'Angleterre, et on évaluait à 100 millions l'impôt ordinaire des douanes. Aussi les rôles étaient-ils intervertis;" et tandis que deux années auparavant, Napoléon torturait l'Europe pour interdire les relations avec l'Angleterre, c'était l'Angleterre maintenant qui, s'apercevant des avantages que procuraient à son ennemi les communications par licences, travaillait à les rendre impossibles (1).

Ce fut dans cette situation qu'eut lieu l'envahisse- . ment du midi de la France par les armées coalisées. Le commerce ne prit aucune part au mouvement politique qui s'accomplit dans notre ville. Abattu par ses malheurs, profondément affligé des revers de la nation, il ne s'attendait nullement à une révolution dynastique, et il assista à cet événement dans une attitude calme, mais douloureuse.

Dès que la paix de 1814 fut signée, notre port (1) Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire.

reprit une partie de l'animation qu'il avait perdue depuis plus de vingt ans les navires de toutes les puissances du Nord arrivèrent immédiatement en grand nombre; nos liquides s'élevèrent à des prix fabuleux; les propriétaires de vignobles, si longtemps écrasés, se trouvèrent tout à coup en présence de la fortune; on vit de nouveaux acquéreurs payer leurs domaines avec la récolte d'une année. Des armements nombreux se préparèrent avec activité pour nos colonies; partout le mouvement, le travail, l'aspect brillant du commerce, vinrent remplacer le silence et la tristesse de nos quais. Il est facile de comprendre que ce retour de bonheur dut produire dans la population bordelaise un vif sentiment d'affection pour le nouveau gouvernement, et quelques récriminations, souvent peu modérées, contre celui qui venait de succomber.

Mais un autre malheur devait encore nous frapper: les premières expéditions de notre port n'étaient pas encore rentrées, que le débarquement de Napoléon à Cannes ramena les désastres de la guerre, et nous fit assister à cet éclair douloureux qui se termina par le combat fatal de Waterloo.

La nouvelle paix ne reproduisit pas dans le port de Bordeaux le tableau brillant de 1814; ce premier mouvement de prospérité n'avait été que l'effet, pour ainsi dire magique, du rapprochement des peuples après une lutte de vingt ans. En 1815, les circonstances n'étaient plus les mêmes; de grands approvisionnements existaient déjà en Europe; la crise

financière avait pris des proportions immenses. Le mouvement des vins et des eaux-de-vie fut beaucoup moins considérable; les prix restèrent très-inférieurs. La place de Bordeaux se trouva comprise pour 5,300,000 fr. dans l'impôt extraordinaire de guerre établi par ordonnance du 16 août 1815. D'un autre côté, les armements français de 1814, disproportionnés avec les besoins et les produits de nos faibles colonies, n'avaient pas tous donné de bons résultats. Bordeaux apercevait clairement sa nouvelle position commerciale bien différente de celle de 1786; tout était changé les anciens éléments de notre prospérité avaient à peu près disparu; Saint-Domingue, ancienne base du commerce bordelais, n'existait plusTM pour nous; l'Angleterre s'était emparée de notre commerce important des marchandises coloniales. avec toutes les puissances du Nord; le Havre, par sa proximité de Paris et le voisinage des manufactures consommant le coton, menaçait forcément nos rapports directs avec les États-Unis. Nous restions avec des relations maritimes presque sans importance, et les produits de notre sol étaient toujours écrasés par l'exagération des tarifs douaniers.

Cependant, la place de Bordeaux ne se laissa pas abattre, et montra au contraire, dans ces circonstances, une énergie digne des plus grands éloges; elle comprit qu'il fallait commencer sans retard une lutte incessante pour délivrer son commerce naturel des entraves qui le paralysaient, et que son premier devoir était de créer à tout prix de nouveaux rapports.

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