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Chose bien rare! au milieu même de ces temps barbares et malgré la force absolue de son pouvoir, Charlemagne comprenait les conséquences fécondes de la tolérance; il reconnut combien le génie commercial de la nation juive pouvait être utile à la richesse de son vaste empire; sous son règne les israélites furent tranquilles; ils jouirent même de quelque influence à la cour; c'est un israélite que Charlemagne envoya en ambassade auprès du calife Haroun-al-Raschid. Il honorait également de sa confiance un autre individu de la même nation qui faisait fréquemment les voyages de la Syrie et en rapportait les précieuses denrées du Levant. Sous ce grand empereur, en un mot, le commerce et la liberté de ce peuple intelligent furent protégés comme ceux des autres sujets (1).

L'éducation reparut aussi avec le commerce; Charlemagne fit venir des professeurs étrangers et les combla de richesses. Bordeaux vit renaître ses jours de lumière et de grandeur.

Malheureusement, ce réveil du commerce et de la civilisation ne fut qu'un éclair rapide; le génie et la force de Charlemagne ne passèrent pas à ses successeurs. Lorsque ce bras puissant fut tombé, le torrent des peuples barbares reprit son cours; les Sarrasins recommencèrent à infester les côtes méridionales de l'Europe et interrompirent la navigation de l'Occident avec le Levant. Du côté de l'Atlantique, les Nor

(1) Depping, Hist. du Comm., p. 432.

mands, arrivant au dernier degré de l'audace, débarquèrent sur tout le littoral de la France. Vers le milieu du IXe siècle, une flotte normande pénétra dans la Gironde, s'empara de Bordeaux, et les vainqueurs mirent tout à feu et à sang dans la ville et ses environs; ils recommencèrent plusieurs fois leurs ravages pendant plus de soixante ans. « Comme rien ne pouvait arrêter leur férocité, les Bordelais abandonnèrent leur malheureuse patrie; il ne resta de Bordeaux que quelques maisons éparses que les Normands n'épargnèrent que parce qu'ils en avaient besoin pour leur servir de retraite. Frothaire, archevêque de Bordeaux, demanda au pape Jean VIII d'être transféré à Bourges, car Bordeaux, disait-il, n'avait plus besoin de pasteur, puisque les Barbares en avaient détruit ou dispersé tout le troupeau. » (4)

Qu'était devenue cette cité magnifique déjà si renommée dans le monde?... A travers les larges brèches du mur d'enceinte, on n'apercevait qu'un tableau de ruine et de désolation. Dans le lit de ce fleuve, si beau de nos jours, le courant grondait au milieu de barrages à moitié détruits, de pieux couverts de limon, et de nombreuses carcasses de navires incendiés gisaient sur les vases amoncelées (2).

Au milieu de tous ces désastres, l'herbe croissait

(1) Dom Devienne, Hist. de Bordeaux, p. 20.

(2) On lit, en effet, dans les vieilles annales de l'époque, que la navigation des rivières était interceptée par les machines de toute espèce qu'on y avait placées à fleur d'eau pour tâcher d'arrêter l'invasion des Normands. (Recueil des Histoires de France, t. VII, p. 617.)

partout dans les villes abandonnées; les Barbares en avaient dispersé les habitants, et s'ils leur avaient laissé la vie, ce n'était que sous la condition d'une forte rançon. Parmi les cultivateurs des campagnes, les uns étaient allés s'établir dans l'est, d'autres s'étaient résignés à subir toutes les horreurs de l'invasion; d'autres encore, rompant les liens les plus sacrés, s'étaient précipités au devant des Barbares, et, pour assouvir leurs passions, les surpassaient en cruautés, trempant leurs mains dans le sang de parents ou d'amis (1).

En Aquitaine, comme dans toutes les contrées voisines de la mer, les vignes et les vergers étaient dévastés; de vastes espaces offraient à peine aux regards un seul être humain; on ne rencontrait plus de marchands sur les routes, un morne silence régnait dans les campagnes et les ronces couvraient les terres labourables (2).

Dans cet abandon presque entier de l'agriculture, on comprend combien la misère devait être profonde et le dépeuplement rapide des familles affamées se donnaient en servitude aux riches seulement, pour ne pas mourir de faim. Charles le Chauve fut obligé de rappeler en faveur de ces infortunés la loi de Moïse, d'après laquelle l'homme qui se vend à un autre, ne sera esclave que six ans et recouvrera sa liberté la septième année (3).

(1) Depping, Hist. des Normands, p. 137. (2) Hist. générale du Languedoc.

(3) De illis Francis hominibus qui tempore famis, necessitate cogente, se ipsos servitudini vendidère, etc. (Édit de l'an 864, art. 34.)

Quelquefois pourtant, le peuple, ne prenant conseil que de son désespoir, se soulevait pour s'affranchir du fléau qui pesait sur lui; mais ces insurrections tumultueuses étaient ordinairement dispersées par l'énergie féroce des Barbares ou réprimées par les seigneurs francs eux-mêmes, qui ne voulaient pas que le peuple fit des attroupements, eussent-ils pour objet de repousser les ennemis. C'est ainsi qu'en 859 on extermina les malheureux qui s'étaient insurgés entre la Loire et la Seine, pour défendre le pays contre les pirates du Nord (1).

Cette affreuse situation dura jusqu'au commencement du Xe siècle, époque où Charles le Simple, ayant cédé aux Normands une partie de la Neustrie, ces Barbares cessèrent de ravager la France.

Les Bordelais rebâtirent alors leur ville, mais non dans sa première magnificence; l'ancienne avait été construite dans un temps de prospérité, sous la direction des maîtres les plus habiles; l'autre se ressentit de la décadence et de la misère (2).

L'Aquitaine passa sous le pouvoir de ducs souverains indépendants des rois de France, et qui régnèrent pendant deux siècles. Les documents historiques de cette époque, peu nombreux et très-incomplets, ne fournissent aucun renseignement sur le

(1) Vulgus promiscuum inter Sequanam et Ligerim adversùs Danos fortiter resistit; sed quia incautè suscepta est eorum conjuratio, à potentioribus nostris facilè interficitur. (Annales Bertin, ad ann. 859.Depping, Hist. des Normands, p. 267.)

(2) Dom Devienne, ibid, p. 20.

commerce et l'industrie; il faut franchir plusieurs générations sans rien trouver d'exact sur ce qui constituait les rapports et les progrès du pays bordelais; mais, nous le répétons, quelles pouvaient être dans ce pays, essentiellement agricole, la liberté du commerce, la sûreté des engagements, la prospérité des échanges, à une époque où chaque province avait un maître différent, et chaque maître un pouvoir absolu sur la vie et les biens de ses sujets. Toute émulation avait disparu; ce qui restait des arts, des manufactures et des métiers, s'exerçait dans les cloîtres; le corps du peuple, esclave ou serf, n'était employé qu'au travail de la terre (1).

Remarquons aussi que, dès l'avénement du régime féodal, les anciennes douanes établies par les souverains ne furent plus, ainsi que les autres impôts, que des droits perçus au profit de chaque seigneur, à l'entrée comme à la sortie de leurs domaines; les marchands n'étaient regardés que comme des serfs dont on méprisait la personne et dont on convoitait la fortune. Quand les besoins du seigneur l'exigeaient, la spoliation armée remplaçait la perception trop lente des droits de passage; les marchands étrangers étaient encore traités plus durement que les régnicoles. Cette distinction, qui commença ainsi par la barbarie, s'est développée ensuite par esprit mal entendu de protection nationale. Telle est encore une des tristes origines du système protecteur (2).

(1) Arnould, Balance du Comm., introd., p. 10. (2) Dalloz, Répert. général, V° Douanes, no 10.

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