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flottes nombreuses durent se former pour transporter les armées en Orient. Ces vaisseaux rapportaient à leur retour les soies de Constantinople et de la Morée, les broderies de la Grèce et les beaux tapis de la Perse. Le goût de ces riches produits fit renaître partout l'esprit industriel et commerçant. La prospérité des républiques de Venise, Gênes et Pise, sortit de cette lutte prolongée. Tout en transportant les approvisionnements immenses de l'armée des Croisés, la marine de ces cités opulentes rétablit et soutint le plus grand commerce qui eût jamais existé entre l'Europe, l'Égypte et les Indes.

La part que prenait Bordeaux à ce mouvement oriental avait lieu par Aigues-Mortes, Narbonne, Béziers, Montpellier et le port de Lattes, pratiqué à l'embouchure de la rivière de Lez, et qui communiquait à Montpellier par un chemin pavé. Souvent ces villes s'associaient entre elles pour compléter leurs chargements. La ville de Toulouse entrait aussi dans ces associations. Quoique située dans l'intérieur du Languedoc, elle pouvait facilement rassembler dans ses murs, par la Garonne, non-seulement les productions de la Guyenne et des côtes occidentales de la France, mais encore toutes les denrées des contrées septentrionales que les Flamands, les Normands et les Anglais apportaient à Bordeaux (1).

Pour les soieries et les épices du Levant, Montpellier était le principal entrepôt correspondant avec

(1) Clicquot de Blervache, Comm. int., p. 35.

la capitale de la Guyenne. On conserve encore une note de la maison du roi d'Angleterre, Henri III, écrite à Bordeaux en 1232 et qui demande à Montpellier vingt pièces d'étoffe de soie, quatre de drap écarlate et trois gourdes de gingembre confit (4). Il y avait à Montpellier une corporation de marchands de poivre que l'on appelait la caritad ou la charité des poivriers; on préparait dans cette ville, à l'aide des herbes de l'Orient, des épiceries, baumes, électuaires, conserves et autres substances servant, soit à la médecine, soit aux raffinements du goût; de là, ces différents produits étaient transportés en grande partie à Bordeaux, qui les répandait dans tous les ports de l'Occident et du Nord.

Toutefois, et malgré cet heureux progrès, le commerce de notre port n'avait encore qu'une importance relative; les préjugés et l'ignorance arrêtaient son développement; les nobles, renonçant aux principes de Charlemagne, avaient abandonné le négoce et le méprisaient; la bourgeoisie même le pratiquait peu; les israélites établis hors l'enceinte de la cité bordelaise, dans le territoire du prieuré Saint-Martin, en faisaient la plus grande partie (2). Il y avait si peu de fortune dans la ville, qu'en vertu d'une ordonnance royale, aucun bourgeois ne pouvait être condamné, pour quelque cause que ce fût, à une amende supérieure à 60 sous bordelais (3).

(1) Depping, Hist. du Comm. du Levant, t. I, p. 305. (2) Clicquot de Blervache, Comm. int., p. 70.

(5) Chronique bordelaise, p. 25.

D'un autre côté, les pirates continuaient à infester les mers, et ce fut pour en garantir le commerce que se forma dans le Nord la Hanse teutonique, à laquelle Bordeaux et Marseille s'associèrent.

Enfin, un fanatisme cruel arrêtait aussi le génie commercial; dans ce siècle, les israélites furent persécutés avec une inconcevable violence et presque toujours sans aucune autre raison que le désir de s'emparer des richesses qu'ils avaient acquises. Les proscriptions eurent lieu en Guyenne, comme dans toutes les possessions anglaises. Jean Sans-Terre s'empara de tous les biens des israélites, et il y en eut peu qui n'éprouvassent des traitements horribles; und'eux, à qui on arracha sept dents, une chaque jour, donna 40,000 marcs d'argent à la huitième. Henri III tira d'Aaron, juif d'Yorck, 14,000 marcs d'argent et 40,000 pour la reine.

Cependant les israélites, réduits au désespoir, trouvèrent un moyen de sauver une grande partie de leurs capitaux en les confiant à des tiers, et dans les lieux de leur refuge, ils inventèrent la lettre de change en donnant aux négociants étrangers et aux voyageurs des lettres secrètes de crédit sur les dépositaires de leur fortune (1).

Au surplus, la nation anglaise n'avait pas alors cette sagacité commerciale qui la distingue aujourd'hui; la Grande-Bretagne était à cette époque, à l'égard de la France, ce que l'Espagne est de nos

(1) Montesquieu, Esprit des Lois, t. II., chap. XVI, p. 43.

jours; ainsi, les Anglais ne connaissaient d'autre manière de transporter leurs laines que de les vendre telles que la nature les leur produisait; ils ne savaient pas les mettre en œuvre; leur industrie ignorait même l'art de faire le savon, matière indispensable à toutes les manufactures d'étoffes et surtout aux fabriques de laine; cette ignorance industrielle ne commença à se dissiper que vers 1558, époque de la prise de Calais par le duc de Guise.

L'Angleterre n'était guère plus avancée pour ses statuts et ses principes commerciaux. Il ne serait pas difficile de faire voir que c'est dans les anciennes ordonnances des rois de France que les Anglais ont puisé leurs plus belles lois sur le commerce; qu'on lise attentivement les édits de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier, on y trouvera la base de tout leur système commercial (1). Plus que toute autre nation, l'Angleterre du moyen-âge avait adopté le principe absolu de restriction et de privilége; la Chambre des communes ne cessait de provoquer des mesures prohibitives contre l'industrie du dehors; elle avait obtenu la défense de l'importation des tissus étrangers; en 1381, elle fit défendre toute exportation et importation par navires étrangers (2). Les Anglais allaient même jusqu'à interdire rigoureusement sur la place de Bordeaux la vente des vins récoltés dans les campagnes non soumises au roi d'Angleterre.

(1) Clicquot de Blervache, Comm. int., p. 79. (2) Depping. Hist. du Comm., t. I, p. 340.

« Fut ordonnat que lous peysanneys de Santa-Croux jurant sur lou bras de St-Moumolin, qué una pipa de bin que disent awgé vindut è la confrérie de St-Moumolin, si a le loc anglais et de leur propre bénéfice. » (1)

Ajoutons que ce fut à cette époque que se formèrent ou que prirent une véritable force, les priviléges des villes, les maîtrises, les monopoles; l'idée de liberté commerciale acheva de disparaître entièrement sous les principes d'inégalité, de méfiance et d'égoïsme qui devinrent la base artificielle de tous les rapports sociaux.

L'occupation anglaise n'avait donc apporté aucune amélioration aux abus du système féodal. Henri III, roi d'Angleterre, tenta, il est vrai, d'abolir le droit de naufrage en Guyenne par son édit de 1226; mais sur les routes, des taxes arbitraires continuaient à être perçues par les seigneurs, et un grand nombre d'entre eux, retranchés dans leurs châteaux forts, exerçaient fréquemment un véritable brigandage qui rendait le commerce impossible. On peut même dire que le vol était organisé et protégé; un certain baron de Rochefort ne vivait qu'en rançonnant à main armée les bourgs et les campagnes voisines; ses soldats pillards dévalisaient tous ceux qui passaient par la voie publique (2). A Peyrehorade, un vicomte d'Horte arrêtait les marchands et voyageurs venant de Bayonne et les mettait à contribution (3). Dans

(1) Chron. de Bordeaux, part. II, p. 29.
(2) Lebaud, Hist. de Bretagne, p. 209.
(3) Rôles gascons, p. 1341.

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