Images de page
PDF
ePub

cette situation, si les commerçants voulaient entreprendre le moindre voyage, ils étaient obligés de se réunir en grand nombre et de voyager en armes. On lit dans la capitulation de Rouen, 1419, que les habitants devaient apporter au château toutes leurs armes à la réserve de celles que les marchands portent quand ils vont à leur commerce (1).

Quant à la condition des personnes, elle était bien loin d'être plus heureuse en Guienne que partout ailleurs; les croisades, les besoins des seigneurs, avaient bien fait naître quelques concessions, mais le servage régnait toujours dans toute l'étendue de l'ancienne Gaule. L'évêque de Champfleury cherchant à acheter un beau cheval pour faire son entrée dans la ville épiscopale, on lui en présenta un pour lequel il donna en échange cinq serfs de ses terres, savoir : trois hommes et deux femmes (2). Les chroniques de toutes les provinces présentent des faits semblables.

Pour se faire une idée juste du développement que pouvait avoir le commerce de Bordeaux, il ne faut pas perdre de vue que plusieurs des éléments principaux qui le composent aujourd'hui n'existaient pas encore; ainsi, la fabrication des eaux-de-vie était ignorée dans les premières années du XIVe siècle; on ne connaissait pas l'usage du sucre et du café; les trois quarts des industries naissaient à peine, et quant aux vins, il est certain que la Guyenne n'avait pas la dixième partie des vignobles qu'elle possède de nos

(1) Arnould, Balance du Comm., p. 70.

(2) Essai sur l'Hist. de Paris, t. V, p. 425.

jours; le Médoc n'était alors qu'un désert couvert de bois (1).

D'un autre côté, la propriété territoriale n'avait aucune garantie réelle; elle dépendait des événements. En 1260, un certain nombre de seigneurs bordelais s'étant révoltés contre le gouvernement tyrannique du comte de Leycester, le vainqueur fit arracher une grande étendue de vignes, démolir les châteaux et dégrader les terres. Quelquefois, des mesures bizarres, inspirées sans doute par quelques faits isolés, effrayaient le petit cultivateur et l'empêchaient de défricher dans le voisinage des grandes propriétés seigneuriales; on lit dans les règlements du roi Richard une disposition ainsi conçue : « Quiconque entrera dans la vigne d'autrui et y prendra une grappe de raisin, payera cinq sols ou perdra une oreille. » (2)

Avant de terminer ce paragraphe, nous croyons devoir rapporter ici quelques détails donnés par T'abbé Baurein, sur la construction du clocher de Saint-Michel, parce qu'ils sont de nature à faire connaître quelle était, à l'époque anglaise, la valeur relative de l'argent à Bordeaux : Une pièce de bois de 20 pieds de longueur, sur 1 pied carré, coûtait 24 liards; le tonneau de moellon valait 6 deniers; une grosse pierre de taille, 5 deniers; la journée des hommes se payait 3 sous; les appointements de Bauducheau, entrepreneur du clocher, étaient de 60 liv. par an.

(1) Franck, Traité des vins, p. 210.

(2) Règlements du roi Richard, ch. 5.

A la fin du travail, la fabrique récompensa cet entrepreneur par le don d'un bel habit qui coûta 10 liv. On lit, en effet, dans les registres de comptabilité :

« Plus, paguat una rouba et ferradoura, en la feyssoun, qui fut dounade à Ugues Bauduchau, per los services de detz ans que abe feyt per l'ovre, de nuyt et de jour, ci.... detz livres. »

Les victoires de Charles VII et l'occupation définitive de la Guyenne par la France produisirent une perturbation considérable dans le commerce de Bordeaux; de nombreuses et riches maisons anglaises, établies dans le pays depuis longtemps furent obligées de le quitter, avec autorisation d'emporter tous leurs biens ou d'en disposer. Le dépeuplement et le préjudice que cette circonstance occasionna furent tels, que quelques années plus tard Louis XI jugea indispensable de publier des lettres-patentes accordant des priviléges considérables aux étrangers qui viendraient fixer leur résidence à Bordeaux (1).

La Grande-Bretagne ne tarda pas à établir sur l'entrée des vins bordelais des droits très-élevés, qui portèrent un coup funeste au commerce. On lit dans la Chronique de Guyenne : « Bien est vrai que le trafic qu'ils font de vin au dit Bordeaux, est beaucoup moindre qu'il n'a été ci-devant à cause des taxes imposées au royaume d'Angleterre. » (2) De son côté, la France redoutant toujours les intrigues

(1) Dom Devienne, Hist. de Bordeaux, pages 98 et 103. (2) Chron. bordelaise, 1re part., p. 26.

anglaises en Guyenne, avait adopté un système de surveillance qui nuisait aux rapports commerciaux. Les navires anglais montant à Bordeaux étaient tenus de laisser à Blaye leurs armes, munitions et artillerie; avant même d'entrer en rivière, ils devaient mouiller sur la côte de Soulac pour demander un sauf-conduit (1). Les capitaines ou négociants anglais ne pouvaient sortir de la ville pour aller acheter des vins qu'accompagnés d'un archer et avec la permission expresse des jurats; dans la ville même, ils ne logeaient que dans des hôtels désignés par le fourrier de la ville, et il ne leur était permis de circuler, dans les rues ou sur le port, qu'à sept heures du matin, avec obligation de se retirer à cinq heures du soir (2). De cet état de choses devaient naître des représailles toujours défavorables aux affaires ainsi, le roi d'Angleterre ordonna qu'on ne pourrait charger des vins à Bordeaux avant décembre, c'est-à-dire au moment le plus préjudiciable aux voyages; de son côté, le roi de France décréta que la morue et autres poissons salés venant d'Angleterre ne seraient reçus dans le port de Bordeaux qu'après Pâques, et les laines anglaises qu'après la Saint-Jean (3).

Telles sont les principales circonstances commerciales que l'histoire nous transmet comme ayant été la conséquence immédiate du retour de la Guyenne

(1) Delurbe, Anciens Statuts de Bordeaux, p. 190. (2) Chron. bordelaise, 1re part., p. 26.

(3) Chron. bordelaise, p. 152.

à la France. Quant à la nature du commerce et au fond des rapports, il est facile de comprendre que des années nombreuses s'écoulaient sans y apporter de changements très-remarquables, parce que l'agriculture, la civilisation et l'industrie ne progressaient encore qu'avec une grande lenteur.

Toutefois, les ports de Bordeaux et de Bayonne se livraient déjà à la pêche de la baleine, qui se faisait souvent dans le golfe même de Gascogne, ce qui nous est attesté par ce passage de Clairac : « Les pêcheurs de cap Berton et du Flech ou du Boucau, les basques de Biarritz et autres pêcheurs de Guyenne, lesquels vont hardiment par grande adresse harponner et blesser à mort la baleine en pleine mer, ne paient ou n'ont payé jusqu'à présent quoi que ce soit au roi ni à seigneur quelconque, pour amener et déposer leurs prises à terre. La saison du passage des baleines sur les côtes de Guyenne et de Biarritz commence après l'équinoxe de septembre et dure presque tout l'hiver. La raison pour laquelle ces beaux cétacés viennent au dit temps s'ébaudir en ces plages, est qu'ils fuient les profondes ténèbres et les rigueurs de l'hiver, qui, pour lors, possèdent la mer glaciale du Nord, en laquelle est leur repaire et leur séjour ordinaire pendant tout l'été; car les baleines sont naturellement amoureuses de la lumière et de l'aspect du soleil, comme le sont aussi plusieurs autres poissons et divers oiseaux qu'on nomme de passage, tous lesquels pendant tout l'été font séjour aux mers et les oiseaux aux terres hyperborées, sous ou

« PrécédentContinuer »