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proche le pôle, aux fins de jouir de la grâce et du plaisir d'un jour continuel de six mois de durée. Les grands profits et la facilité que les habitants de Guyenne ont trouvé à la pêcherie des baleines ont servi de leurre et d'amorce à les rendre hasardeux à ce point que d'en faire la quête sur l'Océan, par toutes les longitudes et les latitudes du monde. A cet effet, ils ont ci-devant équipé des navires pour chercher le repaire ordinaire de ces monstres. Ce sont les barques et les navires de quelques marchands de Bordeaux qui se rendirent les premiers vers la mer glaciale du Groënland, au nord de l'Islande et au Spitzberg, où ils ont enfin trouvé la station ordinaire des baleines, pendant le jour qu'il y fait de six mois de durée; là, ces monstres jouent et s'ébattent en troupes comme les carpes en un vivier, et les poissons blancs dans les rivières et fleuves tranquilles, et ́ les pêcheurs en rencontrent à choisir plus qu'ils n'en veulent ou qu'il ne leur en faut. Les Anglais qui n'avaient pas l'adresse ou l'industrie de cette pêcherie, en ayant eu l'avis, furent jaloux; ils y accoururent et leur firent de grands molestes pour les empêcher de travailler et de descendre à terre, lesquels ils continuèrent et redoublèrent tous les ans; enfin, ils leur prohibèrent absolument la descente en Islande et Groënland, pour y travailler à fondre les lards; depuis, un bourgeois de Cibourg, nommé François Saupette, a trouvé l'invention, laquelle a fort utilement réussi, de cuire et fondre les graisses à flot et en pleine mer, loin des terres, toujours flottant sans

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mouiller l'ancre, ce qui leur revient à grand profit, car ils étaient fort incommodés à porter les lards crus à cause de la senteur de venaison ou de la puanteur et corruption, et le marc ou immondice qui ne peut être fait huile revenait au tiers de la cargaison; par l'invention de Saupette, ils sont à présent libérés de tous ces inconvénients et n'ont nul besoin de descendre à terre.» (1)

A peu près à la même époque, les pêcheurs commencèrent à profiter des bancs immenses de harengs qui descendent tous les ans du pôle nord; le golfe de Gascogne offrit aux marins de la Guyenne les sardines et autres poissons de même espèce, pendant que s'établissait dans la Méditerranée la pêche analogue de l'anchois et du thon. Ce commerce du poisson devint dès lors une des sources principales de prospérité pour Bordeaux, et bientôt s'élevèrent, dans le quartier de la Rousselle, ces vastes magasins profonds et frais, dont un grand nombre existent encore de nos jours. (2)

En ce qui regarde les droits supportés par le commerce, la conquête de Charles VII replaça Bordeaux sous l'empire, à peu près arbitraire, des règles établies par Philippe le Bel et ses successeurs.

Les anciens droits de traites ou coutumes furent appliqués à tout le mouvement du commerce. Également imposés sur toute espèce de marchandises, soit sur les choses de nécessité, soit sur celles de

(1) Clairac, Usages de la mer, p. 151.

(2) Guilhe, Études sur l'Hist. de Bordeaux, p. 219.

luxe, ces droits étaient perçus à l'importation comme à l'exportation (1). Ils étaient, en effet, considérés comme impôt sur les profits des marchands; on ne comprenait pas alors que les profits des marchands ne sont pas de nature à être imposés directement, ou que le paiement de tout impôt assis de cette manière doit toujours retomber avec une charge considérable sur le consommateur (2). Les statuts de la sénéchaussée de Guyenne relevaient, il est vrai, cette contrée de tous droits quant à l'exportation, mais ce privilége se trouvait subordonné à l'empire des circonstances: si le gouvernement royal éprouvait un besoin, aussitôt la traite était rétablie, malgré les plus vives réclamations, et souvent Bordeaux se vit obligé de faire un sacrifice considérable en argent pour obtenir le retrait du nouvel impôt et le respect de ses priviléges (3). Il est même prouvé que, dans ces circonstances, la ville envoyait des cadeaux de vins précieux, soit aux ministres, soit aux seigneurs les plus influents (4).

Les choses étaient dans cette situation lorsque arriva, sous le règne de Charles VIII et vers les dernières années du XVe siècle, un événement qui étonna le monde et devait changer la face du commerce. Les conséquences de la découverte de l'Amérique ont été tellement immenses pour le port de

(1) Smith, Richesse des Nations, t. II, p. 573. (2) Repert. de la Législ., t. XVII, p. 537.

(3) Chron. bordelaise, pages 35, 59, 62, 69, 105 et 167. (4) Ibid., p. 73.

Bordeaux, que nous croyons devoir nous arrêter un moment sur ce fait historique d'un si grand intêrêt.

Les anciens pensaient que le Grand Océan, situé à l'occident de l'Europe et de l'Afrique, ne formait qu'une immense étendue d'eau enveloppant la terre, sans interruption, depuis les rivages occidentaux de l'ancien monde jusqu'aux extrémités orientales des Grandes-Indes. Dans leur opinion, cette mer était impraticable, soit par la violence des tempêtes, soit par l'impossibilité d'en opérer la traversée; c'est ce que nous apprend ce passage remarquable de la Géographie de Strabon: « Que la terre habitée soit une île, dit ce savant géographe dans l'introduction de son ouvrage, d'abord le sens et l'expérience vous le disent, puisque partout où les hommes peuvent parvenir aux extrémités de la terre, ils trouvent cette mer que nous nommons Océan; ensuite, là où les sens ne peuvent s'en assurer, la raison le démontre. En effet, tout le côté oriental, le long de l'Inde, ainsi que tout le côté occidental occupé par les Ibères et les Maurės, se parcourent sur mer, de même que la plus grande partie du côté méridional et du côté septentrional; le reste, réputé jusqu'à présent non navigable, parce qu'aucun navigateur n'a encore osé s'y engager ou n'a pas exécuté jusqu'au bout ses desseins, n'est pas considérable, à en juger par les distances correspondantes aux points où l'on a pu parvenir; or il n'est point probable que la mer Atlantique soit divisée en deux par des isthmes aussi étroits qui empêcheraient seuls de naviguer tout autour

de la terre; on doit plutôt penser que cette mer est une et continue. Ceux qui ayant essayé de faire par mer le tour de la terre sont revenus sur leurs pas, avouent tous qu'ils y ont été forcés, non pour avoir rencontré quelque partie du continent qui leur fermait le passage, mais par la disette et le défaut de secours. Du reste, s'ils eussent pu poursuivre jusqu'au bout leur entreprise, ils eussent toujours trouvé la mer ouverte devant eux. » (1)

Ces idées géographiques ne firent aucun progrès pendant bien des siècles. L'arabe Édrisi, qui écrivait au XIe siècle, appelle l'Océan la mer Ténébreuse; « personne ajoute-t-il, n'en connaît les limites à l'ouest; il est couvert d'une nuit éternelle et en proie à des tempêtes sans fin; nul pilote n'a osé s'y aventurer en pleine mer. »>

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Toutefois, à l'époque même où ces opinions étaient répandues, les grandes pêches entreprises par les riverains du nord et de l'occident de l'Europe habituaient les marins de ces contrées à braver les tempêtes de l'Atlantique. Déjà, dans le IXe siècle, Éric Branda était passé de l'Islande dans le Groënland. On prétend même que le Vinland, c'est-à-dire la côte la plus nord des États-Unis, fut découverte pour la première fois en 956, par l'Islandais Biorn Herjols, qui était allé chercher son père au Groenland. Poussé par la tempête vers le sud-ouest, Biorn alla aborder à cette terre qui éta

(1) Strabon, Géogr., p. 113.

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