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de celui qu'a suivi Montesquieu, plus il m'aurait rendu difficile de discuter ses opinions en établissant les miennes. Nos deux marches se croisant sans cesse, je n'aurais pu, sans une foule de redites insupportables, lui rendre cet hommage que je regarde comme un devoir. Je me serais donc vu réduit à présenter mes idées, avec la défaveur d'être souvent contraires aux siennes, sans qu'on en vît suffisamment le motif. Dans cet état, il est douteux qu'on les eût jamais adoptées. On ne leur aurait peut-être pas seulement fait l'honneur de les examiner. Voilà ce qui m'a déterminé à ne donner aujourd'hui qu'un Commentaire sur Montesquieu. Un autre plus heureux, profitant de la discussion, si elle s'établit, pourra dans la suite donner un vrai Traité des Lois. C'est ainsi, je pense, que doivent marcher toutes les sciences; chaque ouvrage partant toujours des opinions les plus saines actuellement reçues, pour y ajouter quelque nouveau degré de justesse. C'est là vraiment suivre le sage précepte de Condillac, d'aller rigoureusement du connu à l'inconnu. Puissé-je, en n'ayant pas plus d'ambition que ne me le permettait ma position, avoir contribué efficacement aux progrès de la science sociale, la plus importante de toutes au bonheur des hommes, et celle que nécessairement ils perfectionnent la dernière, parce qu'elle est le résultat et le produit de toutes les autres!

SUR

L'ESPRIT DES LOIS

DE MONTESQuieu.

CHAPITRE PREMIER.

Sur le Livre 1er. - Des Lois en général.

Les lois ne sont pas, comme le dit Montesquieu, les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Une loi n'est pas un rapport, et un rapport n'est pas une loi. Cette explication ne présente pas un sens clair. Prenons le mot loi dans son sens spécifique et particulier. Cette acception des mots est toujours la première qu'ils aient eue; et il faut toujours y remonter pour les bien entendre. Dans ce sens nous entendons par une loi, une règle prescrite à nos actions par une autorité que nous regardons comme ayant le droit de faire cette loi.

Cette dernière condition est nécessaire; car lorsqu'elle manque, la règle prescrite n'est plus qu'un ordre arbitraire, un acte de violence et d'oppression.

Cette idée de la loi renferme celle d'une peine attachée à son infraction, d'un tribunal qui applique cette peine, d'une force physique qui la fait subir. Sans tout cela, la loi est incomplète ou illusoire.

Tel est le sens primitif du mot loi. Il n'a été et n'a pu être créé que dans l'état de société commencée. Ensuite, quand nous remarquons l'action réciproque de tous les êtres les uns sur les autres, quand nous observons les phénomènes de la nature et ceux de notre intelligence, quand nous découvrons qu'ils s'opèrent tous d'une manière constante dans les mêmes circonstances, nous. disons qu'ils suivent certaines lois. Nous appelons par extension lois de la nature, l'expression de la manière dont ces phénomènes s'opèrent constamment. Ainsi nous voyons la chute des graves. Nous disons que c'est une loi de la nature, qu'un corps grave, abandonné à lui-même, tombe par un mouvement croissant comme la série des nombres impairs, ensorte que les espaces parcourus

sont comme les carrés des temps employés ; c'est-à-dire que les choses se passent comme si une autorité invincible eût ordonné qu'elles fussent comme cela, sous peine de l'anéantissement inévitable des êtres agissans. De même nous disons que c'est une loi de la nature, qu'un étre animé soit jouissant ou souffrant, c'est-à-dire qu'il s'opère en lui, à l'occasion de ses perceptions, une sorte de jugement qui n'est que la conscience qu'elles le font jouir ou pátir; qu'en conséquence de ce de ce jugement, il naisse en lui une volonté, un désir de se procurer ces perceptions ou de les éviter, et qu'il soit heureux ou malheureux suivant que ce désir est accompli ou non. Cela veut dire qu'un être animé est tel par l'ordre éternel des choses, s'il n'était pas tel, il ne serait pas ce que nous appelons un être animé.

et que

Voilà ce que c'est que les lois naturelles. Il y a donc des lois naturelles que nous ne pouvons pas changer et auxquelles nous ne pouvons pas désobéir impunément. Car nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes, et nous n'avons rien fait de ce qui nous entoure. Ainsi tant que nous laisserons un corps grave sans appui, nous serons écrasés par sa chute.

1.

Tant que nous ne nous arrangerons pas pour que nos désirs soient accomplis, ou ce qui revient au même, tant que nous fomenterons des volontés inexécutables, nous serons malheureux. Cela est hors de doute. Là, l'autorité est suprême, le tribunal infaillible, la force insurmontable, la punition certaine ; ou du moins tout se passe, comme si tout cela était ainsi.

Or, dans nos sociétés, nous faisons ce que nous appelons des lois positives, c'est-à-dire des lois artificielles et conventionnelles, au moyen de nos autorités, de nos tribunaux, de nos forces factices. Il faut donc que ces lois soient conformes aux lois de notre nature, qu'elles en dérivent, en soient des conséquences, et ne leur soient pas contraires; sans quoi il est certain que celles-ci les surmonteront, que notre objet ne sera pas rempli, que nous serons malheureux. C'est-là ce qui fait que nos lois positives sont bonnes ou mauvaises, justes ou injustes. Le juste est ce qui produit le bien, l'injuste est ce qui produit le mal.

Le juste et l'injuste existent donc avant les lois positives, quoiqu'il n'y ait que cellesci que nous puissions appeler justes ou injustes; les autres, les lois de la nature

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