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Malgré ces légères fautes, on ne peut trop l'admirer. Cependant je lui reprocherai encore dans ce livre de ne s'être pas prononcé assez fortement contre l'usage de la torture et celui de la confiscation, peines que pourtant il désapprouve. A l'égard du droit de faire grâce, il est certain qu'il est nécessaire, au moins aussi long-temps que durera l'usage de la peine de mort. Car tant que les juges seront exposés à faire une injustice irréparable, il faut bien qu'il y ait quelque moyen de s'en préserver, quand on a sujet de le craindre; et cela est encore plus indispensable, lorsque tout le monde convient que les lois sont très-imparfaites. Du reste, je ne vois pas pourquoi Montesquieu dit : La clémence est la qualité distinctive du monarque. Dans la république où l'on a pour principe la vertu, elle est moins nécessaire. Je ne suis pas plus satisfait de ses autres réflexions sur ce sujet. Je vois seulement que dans les gouvernemens où l'on respecte la liberté, on doit prendre bien garde que l'on ne puisse pas y porter atteinte au moyen du droit de faire grâce, et que ce droit ne devienne pas un

privilége d'impunité pour certaines personnes et pour certaines classes, comme cela n'arrive que trop souvent dans les monarchies, ainsi qu'Helvétius l'objecte avec raison à Montesquieu.

CHAPITRE VII.

Sur le Livre 7.

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Conséquences des dif

férens principes des trois gouvernemens par rapport aux lois somptuaires, au luxe, et à la condition des femmes.

J'ai regret de me trouver si souvent en opposition avec un homme pour lequel je professe tant de respect. Cependant, c'est cette différence de sentimens qui m'a fait prendre la plume; j'ai pensé que mes observations ne seraient pas sans quelque utilité. Je dirai donc mon opinion hardiment, et le lecteur jugera.

Helvétius reproche avec raison à Montesquieu de n'avoir pas dit nettement ce que c'est que le luxe, et de n'en avoir parlé, pour cette raison, que d'une manière vague et inexacte. Il faut donc avant tout déterminer avec précision le sens de ce mot dont on a tant abusé. Le luxe consiste essentiellement

dans les dépenses non productives, quelle soit d'ailleurs la nature de ces dépenses.

que

La preuve que l'espèce de la dépense n'y fait rien, c'est qu'un joaillier peut employer cent mille écus à faire tailler des diamans et fabriquer des bijoux, sans qu'il y ait le moindre luxe de sa part. Il compte les revendre avec profit. Au contraire, qu'un homme achète une boîte ou une bague de cinquante louis pour son usage, c'est pour lui une dépense de luxe. Un cultivateur, un maquignon, un roulier peuvent entretenir deux cents chevaux sans aucun luxe; ce sont des outils de leurs métiers. Qu'un homme oisif en ait deux, uniquement pour se promener, c'est du luxe. Un entrepreneur de mines, un chef de manufacture, fait bâtir une pompe à feu pour son service; c'est un acte d'économie. Un amateur de jardins en fait construire une pour arroser ses gazons, c'est une dépense de luxe. Nul ne dépense plus en façons d'habits qu'un tailleur : ce sont ceux qui les portent qui ont du luxe.

Sans multiplier davantage ces exemples, on voit que ce qui constitue réellement les dépenses de luxe, c'est de n'être pas productives. Cependant, comme on ne peut pourvoir à ses besoins et se procurer des

jouissances que par des dépenses qui ne rentrent pas, et comme pourtant il faut bien subsister et même jouir jusqu'à un certain point, (car en définitif c'est là le but de tous nos travaux, celui de la société et de toutes ses institutions), on ne regarde comme dépenses de luxe que les dépenses improductives qui ne sont pas nécessaires, sans quoi luxe et consommation deviendraient synonymes.

Mais le nécessaire absolu n'a pas de limites très-fixes. Il est susceptible d'extension et de restriction. Il varie suivant les climats, suivant les forces et suivant les âges. Il varie même suivant les habitudes qui sont une seconde nature. Un homme sous un ciel sévère, sur un sol ingrat, un malade, un vieillard ont bien plus de besoins qu'un jeune Indou bien portant, qui peut aller presque nud, nud, peut coucher sous un cocotier, et se nourrir de ses fruits; et dans le même pays le strict nécessaire est bien plus étendu pour l'homme élevé dans l'aisance, qui a peu déployé ses forces physiques et beaucoup exercé ses facultés intellectuelles, que pour son semblable qui a passé son enfance chez des parens pauvres et sa jeunesse dans l'exercice d'un métier pénible.

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