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Il y a de plus chez les peuples civilisés un nécessaire de convention, qu'on a prodigieusement exagéré sans doute, mais qui, en lui-même, n'est pas entièrement fantastique, et qui est au contraire fondé en raisons. Il est au fond de même nature que la dépense qu'un ouvrier fait en outils de son métier car il tient à la profession qu'on exerce. Le vêtement long et chaud, et la chaussure légère et peu solide d'un homme de cabinet, seraient un luxe et même un luxe incommode pour un pâtre, un chasseur, un roulier, un artisan; comme le seraient pour un avocat la cuirasse nécessaire à l'homme de guerre, ou l'habit de théâtre dont ne peut se passer un acteur. Il faut qu'un homme qui doit recevoir beaucoup de personnes chez lui, parce qu'il a affaire à elles et qu'il ne peut les aller chercher, soit mieux logé que celui qui travaille en ville. Celui qui par ses fonctions a besoin de connaître un grand nombre d'individus et de les voir parler et agir, doit pouvoir les réunir dans sa maison, et avoir par conséquent un plus grand état de dépense qu'un homme sans relations. C'est le cas de la plupart des fonctionnaires publics. Celui

même qui sans aucunes fonctions a seulement la réputation de jouir de beaucoup d'aisance et de grands moyens, doit donner plus de latitude à ses consommations, afin de ne pas passer, quelque bienfaisant qu'il puisse être, pour trop parcimonieux et trop attaché à ses intérêts; car c'est un vrai besoin pour tout homme de jouir de la juste estime qui lui est due, surtout lorsqu'il ne l'achète par aucune injustice, mais seulement lorsqu'il y emploie ses facultés moins utilement qu'il aurait pu le faire. Je sais jusqu'à quel point la vanité qui veut paraître ce qu'elle n'est pas, et la rapacité qui veut envahir ce qui ne lui revient pas, ont abusé souvent parmi nous de ces considérations pour colorer leurs excès; mais il n'en est pas moins vrai que réellement le nécessaire n'a pas de limites. très-fixes, et que le luxe proprement dit ne commence que là où le nécessaire finit.

Toutefois le caractère essentiel du luxe est de consister en dépenses non productives; et cela seul nous montre combien est absurde l'idée de ceux qui ont prétendu que l'accroissement du luxe pouvait enrichir une nation c'est comme si on conseillait à un

négociant d'augmenter la dépense de sa maison pour rendre ses affaires meilleures. Cette dépense peut bien être un signe, quoique assez équivoque, de sa richesse : mais assurément elle ne saurait en être la cause. Comment! on convient qu'il faut qu'un fabricant diminue ses frais pour avoir plus de bénéfice sur ce qu'il produit, et on veut qu'une nation soit d'autant plus opulente qu'elle dépensera davantage! cela est contradictoire. Mais, dit-on, le luxe favorise le commerce et encourage l'industrie, en animant la circulation de l'argent. Point du tout il change cette circulation et la rend moins utile: mais il ne l'augmente pas d'un écu. Calculons.

Mon bien est en fonds de terre, et j'ai par devers moi une somme de deux cent mille francs, provenant de mes revenus. Certainement ce sont mes fermiers qui ont produit cette somme, en tirant du sol une masse de denrées de pareille valeur, au delà de leur subsistance, de celle de tous leurs ouvriers, et au delà des légitimes profits des uns et des autres ; certainement encore ce n'est pas par leur dépense, mais bien par leur économie, qu'ils ont créé cette valeur;

car s'ils avaient consommé autant qu'ils ont produit, ils n'auraient pu me rien remettre. On en pourrait dire autant, si cette somme me venait de mon travail dans le commerce, dans les manufactures, ou dans tout autre état utile de la société; car si j'avais tout dépensé à mesure de mes gains, je n'aurais rien de reste. Mais enfin j'ai cette somme.

Maintenant je l'emploie en dépenses inutiles et uniquement pour ma propre consommation. Je l'ai éparpillée; elle est passée en diverses mains qui ont travaillé pour moi; elle a servi aux besoins de différentes personnes, et voilà tout; car leur travail est perdu. Il n'en reste rien, il n'a produit que ma satisfaction passagère, comme si ces personnes s'étaient toutes employées à me donner un feu d'artifice ou un autre spectacle. Si au contraire j'avais employé cette valeur en choses utiles, elle serait éparpillée de même : le même nombre d'hommes en auraient vécu ; mais leur travail serait suivi d'une utilité qui resterait. Des améliorations de terres assureraient un revenu futur plus considérable : une maison bâtie produirait un loyer; un chemin fait, un pont construit, donneraient

une plus grande valeur à certains terrains, rendraient praticables des relations commerciales, impossibles auparavant, et il en résulterait mon avantage par une juste rétribution, ou celui du public par ma générosité. Des marchandises achetées ou fabriquées non pas pour consommer, mais pour revendre ou pour donner à des indigens, me rentreraient avec profit, ou seraient un secours pour beaucoup d'individus que la misère aurait détruits. Voilà la comparaison exacte des deux manières de dépenser.

Si l'on suppose qu'au lieu d'employer mon argent de l'une ou de l'autre de ces manières, je l'ai prêté, la question n'est que reculée et point changée. Il s'agit de savoir quel usage fait de la somme celui à qui je l'ai prêtée, et quel usage je fais moi-même de l'intérêt qu'il m'en paye. Suivant ce qu'il sera, il produira un des deux effets que nous venons de développer. Il en est exactement de même, si avec mes deux cent mille francs, j'achète de nouveaux fonds dont je percevrai le revenu.

Si enfin l'on suppose que sans employer ni prêter mon argent, je l'enterre, c'est le seul cas où l'on puisse soutenir qu'il vaudrait

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