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un cas de nécessité, qui même en temps de paix pourrait justifier l'emploi ou la destruction de propriétés étrangères sous réserve d'indemnité. Je saisis l'occasion pour vous rappeler qu'un semblable droit en temps de guerre est devenu une règle particulière de la loi, le jus angariæ, qu'un légiste d'une haute autorité, sir Robert Phillimore, définit ainsi : Ce droit consiste en ce qu'une puissance belligérante requiert et emploie des navires étrangers, ceux mêmes qui ne sont pas dans des eaux intérieures, mais dans des ports et des rades placés sous sa juridiction, et force les équipages à transporter des troupes, des munitions ou même des instruments de guerre. » M. de Bismark terminait en exprimant l'espoir qu'on s'entendrait sur la question d'indemnité; que dans le cas contraire on la soumettrait à un arbitrage.

Dans l'espèce cette manière d'envisager l'affaire est à la rigueur admissible; mais ce qui ne l'est pas, c'est l'idée émise par les autorités prussiennes de faire rembourser par le vaincu le prix des navires coulés. Leur argumentation à l'appui d'une pareille prétention est vraiment singulière. Le 29 décembre 1870 au protêt du capitaine de l'Ann, un des navires coulés, le préfet prussien répondit : « Cette mesure étant purement pour empêcher les navires de guerre français d'avancer, il est manifeste que la France est seule responsable du dommage vis-à-vis du propriétaire du navire et de son équipage. Je ne puis donc que vous dire de faire valoir auprès du gouvernement français vos droits à une indemnité. »

Le chancelier de la Confédération du Nord poussait encore plus loin cette étrange doctrine. Le 8 janvier 1871 M. Odo Russell, représentant de l'Angleterre à Versailles, rendant compte d'une entrevue qu'il avait eue avec M. de Bismark, écrivait à lord Granville« Le ministre prussien dit n'avoir pas encore reçu un récit détaillé de l'affaire; mais il trouve que les jurisconsultes soutiennent qu'un belligérant a tout droit en cas de défense de se saisir des navires neutres dans les fleuves ou les eaux intérieures de l'autre belligérant, et que l'indemnité à payer aux propriétaires des navires est due par la puissance vaincue et non par les vainqueurs. Si les belligérants victorieux admettaient le droit des étrangers et des neutres à être indemnisés pour la destruction de leurs propriétés dans le pays envahi, ils ouvriraient la porte à de nouveaux principes inadmissibles en état de guerre. Tous les jours des neutres possesseurs de propriétés en France lui adressent des demandes d'indemnités qu'il ne saurait accueillir. »

Rendons toutefois à M. de Bismark la justice de reconnaître qu'il déclara que « dans l'espèce il estimait trop l'amitié de l'Angleterre pour accepter cette interprétation du droit, et qu'il préférait en adopter une qui répondit aux veux du gouvernement de Sa Majesté Britannique et donnât pleine satisfaction au peuple anglais. » En effet les autorités prussiennes n'insistèrent pas sur leur premier déni indirect d'indemnité; elles se montrèrent au contraire assez coulantes pour le prompt réglement de ce différend: ce qui semblerait indiquer la conscience qu'elles avaient de l'illégalité de leur conduite le 19 mai 1871 le ministre des affaires étrangères britannique accusait au représentant de la Prusse à Londres réception d'un chèque du gouvernement allemand de 7,075 liv. sterl. 6 shil. 5 pence (176,883 francs), somme à laquelle le ministère du commerce britannique (Board of trade) avait lui-même évalué les dommages causés tant aux propriétaires des navires et des char-gements qu'aux officiers et aux marins composant les équipages (1) *. 1942. Relativement aux droits de personnes appartenant à une nationalité neutre et résidant sur le territoire d'un belligérant, les jurisconsultes anglais, en 1870, pendant la guerre entre la France et l'Allemagne, exprimèrent l'opinion que les sujets anglais ayant des propriétés en France n'avaient pas droit à une protection particulière pour leurs propriétés, ou à l'exemption des contributions militaires auxquelles ils pouvaient être astreints solidairement avec les habitants de l'endroit où ils résidaient ou bien où leurs propriétés étaient situées, et qu'ils n'avaient non plus, en toute justice, aucune raison de se plaindre des autorités françaises parce que leurs propriétés étaient détruites par une armée

d'invasion.

Une famille de sujets anglais, demeurant dans la commune de La Ferté Imbault, à l'approche des troupes prusiennes, hissa le drapeau anglais au dessus de la porte du château qu'elle habitait, espérant que la présence de ces couleurs neutres la protégerait contre toute violence; mais elle n'en eut pas moins à souffrir de pillage, de menaces et de mauvais traitements de la part de la soldatesque. Elle adressa à ce sujet une plainte à Lord Granville, qui lui répondit que, bien que le gouvernement anglais regrettat

(1) Voir Angarie, pte. 1, § 360.

*Correspondence respecting the sinking of six british vessels in the river Seine by prussian troops, presented to both Houses of Parliament by command of Her Majesty, 1871.

Sujets anglais France pen

résidant en

dant la guerre

de 1870-1871.

vivement les tracas et les pertes qu'elle avait éprouvés, il n'était pas en son pouvoir de lui faire obtenir aucune réparation.

Un autre sujet anglais, M. Lawrence Smith, qui habitait Saint Ouen, s'étant plaint que, quoiqu'il eût arboré le drapeau anglais sur sa maison, des soldats prussiens étaient venus loger chez lui, lui avaient pris toutes ses provisions, avaient tiré une décharge de coups de fusil dans une cave où sa famille s'était réfugiée, avaient mis le feu à sa maison et forcé sa famille de se sauver à moitié vêtue dans un bois à travers la neige, Lord Granville répondit que le gouvernement anglais ne pensait pas en droit strict que la famille Smith fût autorisée à demander une indemnité au gouvernement prussien, mais qu'il était évident que la destruction de la propriété était un acte de violence commis par les troupes prussiennes par suite du relâchement de la discipline. En pareil cas il était d'avis que les faits pourraient être portés officiellement à la connaissance du gouvernement allemand, en exprimant l'espoir qu'il jugerait à propos d'ordonner aux autorités militaires de procéder à une enquête et d'ordonner, comme acte de justice, une indemnité pour les dommages commis sans raison *. Réquisitions 1943. Les réquisitions en argent ne nous paraissent légitimes que si elles ont pour but de substituer le paiement d'une certaine somme aux livraisons en nature, ou de garantir le vainqueur contre le refus de ces livraisons, pourvu que la somme imposée n'excède pas les besoins de la guerre et les ressources du pays occupé; mais nous croyons avec Bluntschli que « les lois de la guerre n'autorisent pas les réquisitions purement pécuniaires » ; que « l'ennemi ne peut pas prélever des contributions pour payer ses soldats, remplir ses caisses ou satisfaire la cupidité des troupes ou de leurs chefs. » 1944. Les armées allemandes dans leur récente invasion de allemandes la France sont loin d'avoir respecté les principes que nous venons d'exposer. Non seulement les réquisitions faites par leurs chefs ont été dans plus d'un cas exorbitantes, de nature à affamer les pays qu'elles ont frappés, et ne se sont pas toujours bornées aux nécessités de l'entretien, puisque parmi les objets requis figuraient invariablement des cigares pour les soldats, des liqueurs, des vins fins et surtout du champagne pour les officiers; mais encore presque toutes les villes occupées ont eu à payer dans de trèscourts délais d'énormes contributions en argent, excédant de

pécuniaires.

1870-71.

Les armées

en France.

Halleck, new edition by sir S. Buker, ch. 24, § 3, note.

beaucoup les ressources du trésor municipal, qui pour y satisfaire a dû recourir à des emprunts forcés ou à des appels aux habitants. Bien plus, ces contributions n'ont servi à exempter les villes d'aucune des charges de guerre; car elles n'en ont pas moins été astreintes au logement des officiers et des soldats chez les particuliers, à des livraisons régulières de vivres, de vêtements, de munitions, etc. D'un rapport officiel du ministre de l'intérieur de France, rédigé d'après les documents recueillis par des commissions cantonales nommées ad hoc et soumis à l'Assemblée nationale, il appert que dans les trente-quatre départements qui ont été envahis les contributions de guerre se sont élevées à 39 millions de francs, les impôts perçus par l'autorité allemande à 49 millions, et les réquisitions à 327 millions: ce qui forme un total de 415 millions

L'armistice signé à Versailles le 28 janvier 1871 ne mit pas fin aux contributions de guerre. Aux termes mêmes de cet armistice la ville de Paris fut contrainte de payer une contribution municipale de 200 millons de francs, dont le versement devait être effectué dans les quinze jours suivants.

Les comptes du gouvernement français établissent que 6,530,254 fr. furent prélevés par les Allemands dans les jours qui suivirent la ratification des préliminaires de paix.

Les contributions de guerre se poursuivirent jusqu'au 2 mars dans les départements: ceux de Seine-et-Oise et de l'Oise, entre autres, furent frappés d'une contribution de 10 millions de francs chacun. Ailleurs on réclama le 5 février le montant des impôts du mois courant et du mois précédent. Une ordonnance du gouvernement général de Reims allait jusqu'à prescrire d'interner en Allemagne à titre d'otages des notables en garantie des sommes dues par les communes; cet ordre reçut un commencement d'exécution sur plusieurs points (1).

de guerre.

1945. Malgré ce qu'il a de contraire à l'honnêteté et à la déli- Indemnités catesse, ce procédé des exigences purement pécuniaires, au lieu d'être généralement réprouvé comme il le mérite, est remis en faveur dans les temps modernes précisément par celles d'entre les puissances qui se flattent d'être à la tête de la civilisation et de donner l'exemple aux autres. On dirait même qu'il a été érigé en système. La plupart des traités qui depuis la fin du siècle dernier

(1) Journal des économistes, novembre 1871, p. 324; Villefort, Traités, etc., t. I, p. 6; Valfrey, Histoire du traité de Francfort, 3o partie, ch. 12, p. 185.

1796. Armistice de Plaisance.

1796. Traité de Paris.

ont eu pour objet de suspendre ou de faire cesser les hostilités en portent un témoignage trop manifeste: on ne se contente pas d'avoir pratiqué ce mode d'exaction pendant la guerre; on le fait en quelque sorte survivre aux hostilités, et alors les charges n'en pèsent pas seulement sur des populations particulières ou isolées, mais sur l'État, sur la nation tout entière.

Autrefois, quand un belligérant s'était emparé du territoire ou d'une portion de territoire de son ennemi, il arrivait souvent qu'à la conclusion de la paix il restait en possession de la totalité ou d'une partie du pays occupé. La même chose a lieu à notre époque; mais ce genre de compensation n'assouvit pas l'avidité de celui qu'a favorisé le sort des armes. La guerre semble être devenue une spéculation de commerce: outre les annexions violentes de territoire, le vainqueur parmi les conditions de paix impose au vaincu le paiement de sommes exorbitantes, extorsions généralement colorées du prétexte de dédommagement pour couvrir les frais occasionnés par la guerre, ou d'indemnité pour venir en aide aux blessés, aux invalides, aux familles des victimes qu'elle. a faites.

On rencontre peu d'exemples de ces réclamations d'indemnité de guerre avant les guerres suscitées par la révolution francaise à la fin du siècle dernier.

Dans la première campagne d'Italie Bonaparte et les généraux qui lui ont succédé ne consentent presque jamais à un armistice, ne concluent presque aucun traité de paix sans exiger de fortes rançons non seulement en numéraire, mais encore en nature.

§ 1946. Par la suspension d'armes de Plaisance en date du 8 mai 1796 (1) le duc de Parme était tenu de payer une contribution de deux millions de livres, et de faire remettre sept cents chevaux à l'armée française, vingt tableaux au choix du général en chef et une certaine quantité de fourrages et de vivres à l'ordonnateur en chef.

1947. Dans le traité conclu à Paris le 10 octobre 1796 avec le roi des Deux Siciles (2) un article secret additionnel porte que le roi des Deux Siciles s'engage à fournir à la République Française la valeur de huit millions de livres tournois en denrées, livrables

(1) Martens, 1re édit., t. VI, p. 624; 2e édit., t. VI, p. 223; Garden, Hist., t. V, p. 328.

(2) De Clercq, t. I, p. 303; Martens, 1re édit., t. VI, p. 636; 2o édit., t. VI, p. 325; Bulletin des lois, an V, no 92; Garden, Hist., t. V, p. 331.

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