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1870. Marine

la Prusse.

§ 2086. Un décret du roi de Prusse en date du 24 juillet 1870 a ordonné la création d'nne marine volontaire. D'après les dis- volontaire de positions de ce décret il est fait appel aux particuliers pour se mettre, eux et leurs navires, à la disposition du gouvernement. Le but à atteindre, le but apparent du moins, consistait à attaquer et à détruire les navires de guerre français, et pour prix de ce service il devait être accordé des primes plus ou moins fortes, variant de 10,000 à 50,000 thalers, suivant la force et le rang du bâtiment. En examinant de près le caractère anormal de cette institution, on se demande si cette marine volontaire n'est pas sous une forme déguisée le rétablissement des corsaires.

Il faut tout d'abord remarquer que les navires mis en réquisition étaient des navires privés, qualifiés de navires frétés, dont la propriété par conséquent n'était pas transférée à l'État, mais restait au contraire à leurs armateurs; en second lieu, une prime était acquise à l'équipage capteur. Ne sont-ce pas là deux points de ressemblance frappante avec les corsaires?

D'autre part, pour que ces navires pussent être considérés comme navires de guerre au point de vue du personnel, il eût fallu au moins qu'ils fussent commandés par des officiers de la flotte fédérale dûment commissionnés par leur souverain (1). Or aux termes de l'ordonnance ces officiers ainsi que les équipages étaient engagés par les soins des armateurs. Il est vrai qu'ils recevaient des brevets et portaient l'uniforme; mais ils n'appartenaient point à la marine fédérale, puisqu'on leur ouvrait seulement la perspective d'y entrer plus tard, sur leur désir et en cas de services exceptionnels. Les équipages formés par les armateurs ne devaient évidemment pas être soumis à d'autres règles que celles qui sont édictées pour l'armement des navires de commerce, et il pouvait s'en suivre que la majorité des équipages et, dans certains cas, les officiers fussent étrangers, les puissances qui se sont fondues dans la confédération de l'Allemagne du Nord n'imposant pour la

l'Académie des sciences morales et politiques, 1851, t. LV; The new American Cyclopædia, v. Privateer; Vergé, Précis de Martens, t. II, pp. 273-275; Lawrence, Elem. by Wheaton, note 192; Dana, Elem. by Wheaton, note 173; Pradier-Fodéré, Vattel, t. III, pp. 110 et seq.; Annual Register, 1823, p. 125; 1854, p. 413; Marcy, Lettre au comte Sartiges, 28 juillet 1856; Moniteur, 29 avril 1856, 14 et 17 juillet 1857; Times, 23 mai 1856; Martens, Nouv. recueil gén., t. XV, pp. 768, 792.

(1) Affaire du navire Saint Jean, entre l'Espagne et le Danemark (1782); affaire du navire Sumter, entre les États-Unis et la Hollande (1861).

plupart aucune condition à la composition des équipages. Bien plus, cet appel à l'initiative des particuliers constituait un encouragement à l'achat en pays étrangers de navires susceptibles d'être ensuite convertis avec plus ou moins de facilité en bâtiments propres à l'attaque, suivant la pensée de l'ordonnance. Cette conséquence était d'autant plus grave que l'on a parlé d'achats faits en Angleterre et aux États-Unis de navires neutres dans un but hostile.

Quant aux primes, le dixième de la valeur du bâtiment payé à ce titre par le gouvernement prussien pouvait à la rigueur être considéré comme un prix de fret, et le remboursement de cette valeur en cas de perte comme une indemnité; mais il était expressément dit que les primes dépendant de la prise ou de la destruction de navires ennemis, selon le tarif annexé, seraient versées entre les mains des armateurs, qui devaient lors de l'engagement s'entendre avec leurs équipages sur la part de prises à attribuer à ces derniers.

Cette clause n'établissait-elle pas d'une manière formelle le caractère essentiellement privé des opérations auxquelles était appelée à prendre part cette prétendue marine auxiliaire? La Prusse, qui avait eu soin de combiner les prescriptions apparentes de l'ordonnance de manière à pouvoir répondre aux critiques, prétendra probablement que ces prescriptions ne s'appliquent qu'à la capture des navires de guerre, et que d'autre part elle avait proclamé au début des hostilités le respect de la propriété privée sur mer (1); mais il n'était pas seulement question de bâtiments de guerre : l'ordonnance parlait de navires à hélice; or la force des choses, les entraînements de la guerre ne pouvaient-ils pas porter cette marine auxiliaire, quand même le but immédiat de son institution eût été autre, à attaquer des navires marchands?

Les navires armés dans les conditions de l'ordonnance prussienne du 24 juillet pouvaient donc être considérés comme de véritables corsaires, avec cette aggravation qu'on ne leur avait imposé aucune des garanties que tous les États admettant la course exigeaient de leurs corsaires, notamment le cautionnement et la durée limitée des lettres de marque.

Comme la Prusse avait adhéré à la déclaration de 1856, la créa

(1) Sous ce rapport la Prusse a tenu ses engagements; et, quoique la réciprocité ne lui ait pas été accordée par la France, elle ne s'est emparée d'aucun navire marchand français.

tion de cette prétendue marine auxiliaire a paru contraire aux engagements pris par elle; aussi la France s'était-elle réservé d'appliquer, s'il y avait lieu, à ces nouveaux bâtiments les mesures de rigueur que comportait le droit de guerre (1).

Examen de la doctrine qui

aux

mêmes conditions la guerre sur terre et

celle sur mer. principe de de la proprié

Adoption du

l'inviolabilité

té privée sur

mer.

$ 2087. Pour défendre leur théorie, les adversaires de l'inviolabilité de la propriété privée sur mer ont surtout invoqué les dif- soumet férences qui existent entre les guerres terrestres et les guerres maritimes. Selon eux, dans les premières les belligérants ont la faculté de se répandre sur le territoire ennemi, d'en occuper les champs et les villes, d'y établir de fait leur souveraineté, d'y lever des impôts, d'affaiblir, en un mot, d'une manière effective et directe la puissance de l'État ennemi, et de l'obliger ainsi à la paix en souscrivant aux prétentions qui ont été l'objet de la lutte. Comme ils ne rencontrent pas les mêmes caractères dans les guerres maritimes, cette différence fondamentale est devenue pour eux la base même de leur doctrine du droit de capture et de confiscation. $2088. Wheaton partage cette manière de voir, et pense que Opinions des la sévérité dont on use dans les guerres maritimes est justifiée par le but que ces guerres se proposent, c'est-à-dire la destruction du commerce et de la navigation de l'ennemi.

$2089. Riquelme fait observer que dans les guerres sur terre on peut respecter les propriétés particulières, parce qu'elles ne constituent pas des éléments de lutte, comme les navires marchands, qui font partie de cette masse de valeurs soumises au conquérant à partir du moment qu'il parvient à s'en emparer; et il ajoute : « Une armée d'invasion possède sur terre des moyens de nuire à son adversaire, en s'emparant de son territoire et de ses revenus pour s'indemniser des frais de la guerre; mais en mer, si un ennemi retient ses vaisseaux de guerre dans ses ports, son adversaire n'a d'autre moyen pour l'affaiblir et hâter la paix que de chercher à anéantir son commerce maritime. »

$ 2090. Ortolan a adopté les mêmes doctrines; fortifiant encore

(1) On n'a pas appris que la Prusse soit parvenue à faire armer et mettre en mer aucun bâtiment de cette espèce. Les avocats de la couronne d'Angleterre, consultés sur la question de droit que soulevait la création de cette marine auxiliaire, n'ont pas voulu voir là une violation de la déclaration de 1856 ni un rétablissement indirect des corsaires à leurs yeux, les opérations auxquelles les bâtiments dont il s'agit étaient appelés à prendre part n'avaient pas un caractère essentiellement privé et commercial, et devaient plutôt être assimilés aux opérations de corps francs ou de volontaires sur terre, dont la formation est pleinement reconnue et sanctionnée par le droit international.

publicistes. Wheaton.

Riquelme.

Ortolan.

Cauchy.

Gessner.

Bluntschli.

les arguments invoqués à leur appui, il soutient que les captures maritimes constituent un moyen plus humain que ceux qu'on emploie actuellement dans les guerres sur terre, et plus efficace même que tous ceux qu'on pourrait adopter pour les remplacer. Il développe enfin deux considérations qui lui semblent décisives, savoir « 1° la marine marchande, soit dans son personnel, soit dans son matériel, est un moyen de puissance navale toujours prêt à venir en aide à l'État belligérant dont elle relève, à recruter sa marine militaire, en un mot à se transformer à la première réquisition en instrument de guerre; à ce titre elle tombe directement sous le coup des forces navales ennemies qui pourront l'atteindre; 2o que si la marine marchande et les marchandises qu'elle porte étaient reconnus libres et inviolables, quoique appartenant à l'ennemi, il serait libre à une puissance belligérante, en ne mettant en mer aucun bâtiment de guerre, de rendre illusoire à son égard les effets de la guerre maritime, de continuer à exploiter par ses navires de commerce les mers et les continents, et de puiser ainsi des moyens même de soutenir la lutte dans les opérations de cette marine marchande, soit par les impôts, soit par l'accroissement de la fortune privée, dont l'ensemble constitue en définitive la fortune de l'État. » Malgré le ton affirmatif avec lequel il émet ces idées, Ortolan admet que les coutumes qui existent aujourd'hui pourront dans l'avenir être améliorées; car elles impliquent << un heurtement, un antagonisme forcé entre le droit des États d'une part, et celui de la propriété privée de l'autre. »

«

S 2091. Cauchy et Gessner sont aussi de cet avis. Le premier s'exprime en ces termes : « La liberté commerciale des mers aura passé par les mêmes phases que la liberté civile des peuples. Elle aura été d'abord relative et limitée à la reconnaissance du droit des neutres; puis elle deviendra, nous l'espérons, complète et absolue pour le commerce des belligérants eux-mêmes, à condition que ce commerce se fera neutre en ne transportant que des denrées inoffensives. >>

S 2092. Gessner convient qu'il est difficile que les puissances maritimes reconnaissent l'inviolabilité de la propriété privée sur mer; mais il espère que cette doctrine finira par triompher de tous les obstacles; car, dit-il, « elle a sa source dans le principe parfaitement juste que la guerre ne doit avoir lieu qu'entre les États, et elle est favorisée par de grands intérêts mercantiles. >> S 2093. M. Bluntschli se prononce péremptoirement contre le

maintien de la course, qu'il qualifie de «< piraterie légale ». Une des raisons qui militent à ses yeux pour la faire rejeter, c'est que la course n'est pas militairement organisée et ne poursuit pas une lutte de puissance contre puissance, mais une lutte de particulier contre particulier. « Lorsqu'un navire de guerre, dit-il, attaque la propriété privée, cet abus de la force est compensé jusqu'à un certain point par le sentiment d'honneur des officiers, par la discipline des soldats, par l'observation des usages civilisés; mais ceux qui arment en course n'ont d'autre but que d'assaillir les marchands sans défense et de les dépouiller ce sont des pirates privilégiés.

S2094. M. Torres Caicedo voit dans l'armement de corsaires un vestige d'un autre âge; mais il admet à regret que c'est une conséquence des principes qui forment encore la base du droit maritime existant. Il en reconnaît les abus selon lui, « les corsaires sont un mal pour l'État qui les emploie et pour celui contre lequel ils agissent. Du moment qu'une nation délivre des lettres de course, elle peut être sûre de voir surgir une multitude de questions internationales à propos des dommages infligés aux neutres. Les capitaines des navires armés en course ne sont pas toujours guidés par un sentiment de patriotisme, mais le plus souvent par l'avidité du gain, et pour l'obtenir ils se livrent à toute espèce d'entreprises frauduleuses. Les marins qui pendant une longue guerre se sont ainsi procuré des profits perdent le sentiment de la discipline; ils ne se contentent plus du produit d'un travail honnête; ils deviennent autant de pirates c'est ce que prouve l'histoire. >>

Après avoir ainsi fait ressortir les fàcheuses conséquences de la course, M. Caicedo ne peut cependant s'empêcher d'en reconnaitre dans une certaine mesure la nécessité; il y voit en effet un moyen de défense pour la nation qui n'a pas de marine militaire ou qui en a une fort restreinte, et qui, possédant des côtes très-étendues, n'a pas d'autre arme que de délivrer des lettres de marque. Il invoque à l'appui de cette opinion celle exprimée par un homme d'État américain.

§ 2095. M. Marcy disait en 1856: « Les États-Unis n'ont que 72 bâtiments de guerre et 2,120 canons, tandis que l'Angleterre possède aujourd'hui 591 bâtiments et 17,291 canons. En acceptant le principe de l'abolition de la course, les États-Unis renonceraient aux moyens de défense auxquels ils ont droit de recourir, ou ils se

III.

20

Torres Caicedo.

Marcy.

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