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peut retenir sous sa domination, contre leur gré, les habitants d'un pays conquis, c'est ressusciter les principes surannés de ce qu'on appelait le droit divin, et transformer des hommes libres en troupeaux d'esclaves. La sujétion politique, comme l'obéissance dans l'ordre civil, n'a de valeur sérieuse qu'à condition d'être réfléchie et librement consentie; aussi l'usage, d'accord avec la saine raison, veut-il qu'en cas de conquête le sujet qui entend conserver sa nationalité d'origine et rester fidèle à son ancien souverain ait le droit d'abandonner le territoire sur lequel ce souverain a cessé de régner.

$2165. C'est la doctrine que nous trouvons résumée dans ces paroles du juge américain Marshall: « Au moment de la translation du territoire, les relations de ses habitants avec l'ancien souverain se dissolvent; le même acte qui transfère la propriété du sol transfère aussi la fidélité de ceux qui continuent à y rester *. »

§ 2166. En effet, les habitants ayant eu le choix de quitter le pays ou d'y continuer leur demeure, il n'est que juste d'induire 'de la permanence de leur séjour un consentement tacite de fidélité à l'égard du conquérant. S'il est vrai que le status des citoyens découle de leurs actes, on ne peut mettre en doute que le fait de quitter librement un pays conquis sans esprit de retour (sine animo revertendi) ne donne au conquérant le droit d'en inférer la volonté de devenir étranger. Ce moyen de sauvegarder la nationalité et la fidélité d'origine jette sans doute du trouble dans l'existence de ceux qui y ont recours, puisqu'il les oblige à des déplacements pénibles et parfois onéreux; mais il a le grand avantage de dégager de toute incertitude la situation des parties intéressées et de circonscrire à ceux-là seuls qui y ont des titres la protection due par le conquérant à ses nouveaux sujets **.

Opinion du juge américain Marshall.

Consentement déduit

du

domicile.

Citoyens naturalisés

S2167 Les considérations de haute équité qui ont fait adopter cette règle générale en faveur des habitants du pays en justifient et étrangers. également l'application aux citoyens naturalisés et aux étrangers, lesquels ne sauraient être arbitrairement dépouillés du droit de se

* Puffendorf, De jure, lib. 7, cap. 7, §§ 3, 4; Westlake, § 27; Halleck, ch. 33, §6; Heffter, § 131; Burlamaqui, t. V, pte. 4, ch. 8; Riquelme, lib. 1, tit. 1, cap. 12.

Fœlix, §35; Westlake, § 27; Halleck, ch. 33, §§ 7, 8; Pothier, Traité des personnes, tit. 2, sect. 1.

Traités des
Etats-Unis,

avec

le Mexique, la France

et l'Espagne.

Traités

entre

la France et les

alliées,

soustraire par un changement de domicile à la souveraineté nouvelle qu'il peut leur convenir de ne pas accepter.

Ce principe, comme tous ceux qui dérivent du droit international, est susceptible d'être modifié, soit par stipulation conventionnelle, soit par l'action contraire d'une loi municipale du conquérant, qui respecterait l'indépendance politique des habitants sans exiger de leur part un changement de domicile.

2168. L'article 8 du traité signé en 1848 (1) à GuadalupeHidalgo entre les États-Unis et le Mexique stipulait que les citoyens mexicains établis sur le territoire cédé (Nouveau Mexique et Californie) conserveraient leur caractère national, s'ils en exprimaient l'intention dans l'année à partir de la date de l'échange des ratifications; ce délai écoulé sans réclamation de leur part, ils devaient être de plein droit considérés comme citoyens des États-Unis.

Une clause analogue n'ayant pas été insérée dans les traités. de cession de la Louisiane par la France (2) et de la Floride par l'Espagne (3), on dut recourir à l'application de la doctrine qui fait découler du domicile la preuve de l'adhésion donnée par les habitants à la transmission de la fidélité politique.

S2469. Lorsque la France conclut les traités de 1814 et de 1815, par lesquels elle cédait aux alliés une partie des territoires qu'elle puissances avait conquis pendant les guerres de la Révolution et de l'Empire, 1814-1815. il fut stipulé que leurs habitants pourraient acquérir la nationalité française en en déclarant l'intention dans un délai déterminé. Quelques publicistes français ont combattu cette stipulation comme excessive et illégitime, puisqu'au lieu d'ouvrir le choix entre la conservation et la perte de la nationalité, elle rendait le droit de cité absolument solidaire de la translation de la souveraineté du sol. S2170. Le traité de cession de Nice et de la Savoie à la France Savoie à la en 1860 (4) s'est inspiré d'autres principes, en assignant aux habitants un délai pour manifester leur intention de conserver la nationalité italienne sans être tenus de changer de résidence *.

Cession de Nice et de la

France.

(1) Martens-Murhard, t. IX, p. 387; Martens-Samwer, t. I, p. 7; State papers, t. XXXVII, p. 567; Lesur, 1818, app, p. 192.

(2) De Clercq, t. II, p. 59; Elliot, v. I, p. 109; Martens, 1re édit., Suppl., t. III, p. 465; 2 edit., t. VII, p. 706; State papers, v. VIII, p. 465; v. XIX, p. 598.

(3) Calvo, t. VI, p. 142; Cantillo, p 819; Elliot, v. I, p. 414; Martens, Nouv. recueil, t. V, p. 328; State papers, v. VIII, p. 524; Lesur, 1819, app., p. 597. (4) Traité du 24 mars 1860, art. 6. V. De Clercq, t. VIII, p. 32.

*Felix, §§ 35, 38; Westlake, § 27; Pothier, art. 2, sect. 1; Halleck, ch. 33, $$ 9, 10; Wildman, vol. I, p 161; Pothier, tit. 2, sect. 1; U. S. statutes at large, v. VIII, pp. 202, 256.

la conquête

$2171. Un des effets de la conquête est de donner au vainqueur Effets de sur la portion de territoire qu'il s'incorpore l'intégralité des droits qui appartenaient à l'ancien possesseur.

« La guerre, dit Vattel, autorise le conquérant à s'emparer de ce qui appartient à son ennemi; s'il lui ôte la souveraineté d'une ville ou d'une province, il l'acquiert telle qu'elle est avec ses limitations et ses modifications quelconques.

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Cependant de ce que le conquérant acquiert la chose telle qu'elle est il ne s'ensuit pas absolument, à notre avis, que, comme le prétend le célèbre auteur que nous venons de citer, les villes et les pays conquis doivent conserver tous leurs priviléges, libertés et immunités; en effet, outre les changements que rend généralement nécessaires le passage sous une nouvelle souveraineté, certains droits politiques s'effacent devant le seul fait de la conquête.

Avant la guerre de 1846 la province du Nouveau Mexique jouissait du droit de représentation au congrès de Mexico; lorsqu'elle fut conquise par les troupes des États-Unis sous les ordres du général Kearney, la nouvelle loi organique qui lui fut octroyée renfermait une clause prescrivant l'envoi d'un représentant au congrès de Washington. Cette disposition fut rejetée par le président des États-Unis comme radicalement nulle, à la fois parce qu'elle excédait les pouvoirs de ceux qui l'avaient décrétéc, et qu'en principe la représentation du peuple rentre dans la catégorie des droits politiques qu'anéantit la conquête.

Lorsque les institutions et la législation du pays conquis diffèrent de celles de l'État conquérant, ce dernier ne saurait raisonnablement. ni équitablement être mis en demeure de modifier ses propres lois pour les harmoniser avec celles par lesquelles sont régis ceux qui viennent accroître le nombre de ses sujets.

sur les droits politiques.

Ce qui nous parait plus juste et même de stricte équité, c'est que les habitants du territoire conquis soient placés sous un régime politique identiquement semblable à celui dont jouissent leurs nouveaux concitoyens. Cette règle est toutefois susceptible de restrictions commandées par les circonstances, par les différences de mœurs, de coutumes, de législation existant entre les deux peuples; aussi l'application en a-t-elle été presque toujours subordonnée aux conditions de l'incorporation des peuples conquis et au caractère particulier des institutions et des lois municipales du conquérant. § 2172. Souvent d'ailleurs le principe d'assimilation complète Cas survenu et absolue au point de vue du droit de cité entre les conquérants et

en

Californie.

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Législation anglaise sur la matière.

Jurisprudence

les conquis se heurte contre des impossibilités d'ordre moral et politique. On en a vu un exemple en Californie et au Nouveau Mexique, à l'époque de la translation de ces provinces aux États-Unis : toute une classe d'habitants, Indiens et Chinois, ne devinrent pas par le fait de la conquête membres actifs de la république nord-américaine, parce que la constitution et l'organisation fédérales s'opposaient à leur admission au droit de cité. On se borna, en vertu de la lex loci, à les considérer comme jouissant des priviléges et des avantages municipaux que la résidence attribue à la masse des habitants du pays.

§ 2175. Sur ce point particulier la législation anglaise porte qu'un pays conquis par des troupes britanniques se convertit en domaine royal et se trouve soumis ipso facto au droit de la couronne; que les habitants, placés dès lors sous la protection du roi, deviennent ses sujets et doivent être universellement considérés comme tels et non plus comme ennemis ou étrangers. Mais, par une contradiction inexplicable, ces mêmes habitants, malgré la fidélité à laquelle ils sont assujettis envers leur nouveau souverain, n'acquièrent point l'intégralité des droits dont tout sujet anglais jouit dans son pays natal, c'est-à-dire qu'ils possèdent les droits locaux ou municipaux inhérents à la qualité d'habitants d'un pays conquis; mais ils restent privés des droits généraux ou politiques acquis aux citoyens britanniques nés dans les autres parties du royaume **.

S2174. La cour suprême des États-Unis s'est guidée d'après américaine. des principes identiques, lorsqu'elle a été appelée à rendre un arrêt doctrinal sur le sens de l'article 6 du traité de cession de la Floride (1) par l'Espagne, lequel est ainsi conçu: « Les habitants des territoires que Sa Majesté Catholique cède aux États-Unis par le présent traité seront incorporés à ces États aussitôt qu'on pourra le faire, conformément aux principes de la constitution fédérale ; et ils seront admis à jouir de tous les droits, priviléges et immunités des citoyens des États-Unis. »>

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L'arrêt formulé au nom de la cour suprême par le président

Vattel, Le droit, liv. 3, ch. 43, § 199; Grotius, Le droit, liv. 3, ch. 8, §2; Heffler, §§ 131 et seq.; Halleck, ch. 33, §§ 2, 11; Riquelme, lib. 1, tit. 1, cap. 12; Dana, Elem. by Wheaton, note 169; Réal, Science, t. V, ch. 2, sect. 5.

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(1) Calvo, t. VI, p. 142; Cantillo, p. 819; Elliot, v. I, p. 414; Martens, Nour. recueil, t. V, p. 328; State papers, § VIII, p. 524; Lesur, 1819, app., p. 597.

Marshall porte: « Ce traité est la loi de la terre et admet les habitants de la Floride à jouir des droits, des priviléges et des immunités propres aux citoyens des États-Unis. Il n'est pas nécessaire de rechercher si cette condition n'existe pas pour eux indépendante de la clause du traité. Toutefois ils ne peuvent exercer les droits politiques qui en découlent ni prendre part au gouvernement du pays jusqu'à ce que la Floride ait été élevée au rang d'État comme membre de l'Union. »>

Comme on le voit, le mot citoyen est employé ici dans son acception la plus large et non dans le sens restrictif de la loi municipale. Les phrases que nous avons citées établissent nettement qu'une personne soumise à la constitution et aux lois des ÉtatsUnis a le droit d'ester en justice comme défenseur ou demandeur et de prendre part à l'élection des représentants et des divers fonctionnaires publics.

Pas plus que le juge Marshall nous n'attachons d'importance. au plus ou moins d'ampleur des droits politiques que le texte du traité de cession entendait accorder aux habitants de la Floride; il nous suffit de constater que pour eux le droit d'incorporation aux États-Unis et de participation au pouvoir politique de ce pays dérivait de la manière la plus évidente et la plus incontestable non du changement de fidélité au souverain, mais bien de la stipulation conventionnelle conclue avec l'Espagne, leur mère patrie. L'incorporation ultérieure de la Floride comme État par un vote exprès du congrès fédéral n'a été, à vrai dire, qu'une mesure complémentaire de ratification. Ajoutons qu'aux États-Unis il existe une citoyenneté dont l'action peut s'exercer dans toute l'étendue de l'Union, et une autre dont les droits sont renfermés dans les limites de l'État particulier qui la confère*.

Effets de la conquête sur

$2175. La conquête, nous l'avons déjà démontré, change les droits politiques des habitants du territoire et transfère au nouveau la propriété souverain la propriété du domaine public de son cédant.

Il n'en est pas de même de la propriété privée, qui demeure incommutable entre les mains de ses légitimes possesseurs. « Ce serait violer un usage qui a acquis force de loi entre les nations modernes, dit le juge Marshall à propos de la translation d'un pays d'une souveraineté à une autre, ce serait outrager ce sentiment de justice et de droit reconnu par tous les peuples civilisés que

U. S. statutes at large, v. VIII, pp. 256, 257; Halleck, ch. 33, § 13.

privée.

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