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devrait être; les choses mauvaises sont bonnes par le fait qu'elles sont : Malum non est aliud quam non bonum aut absentia boni ubi debet et expedit esse bonum. Nihil apertius quam nullam rem esse malum. Nulli essentiæ est malum esse, quam deesse illi bonum. - Deus in bonis facit quod sunt et quod bona sunt; in malis vero facit quod sunt, sed non quod mala sunt. Le mal même a sa raison d'être: il doit être et à la fois ne doit pas être ; c'est une infraction de la volonté humaine à la loi éternelle du bien, et, d'autre part, il prouve la liberté de la volonté. Pourquoi l'homme a-t-il voulu le mal? cur voluit quod non debuit? La seule cause, c'est qu'il a pu le vouloir. Il ne pèche jamais que librement. Il faut distinguer en Dieu une volonté efficiente, qui fait tout ce qu'elle veut; une volonté qui approuve seulement; une volonté qui ne fait que permettre. Dieu n'est donc pas la cause de l'injustice que l'homme commet; celui-ci en est la cause, et c'est pour cela que sa volonté mérite un châtiment : Deus nullum facit injustum, sed unusquisque a se habet injustitiam, ut damnetur. Non enim punitur nisi voluntas.

La même opinion est formulée plus nettement encore par Abélard: « La liberté, dit-il, consiste en ce que nous pouvons rechercher et faire ce que la raison a décidé, sans contrainte et sans nécessité. ... Si nous ne pouvions pécher, nous n'aurions aucun mérite à ne le point faire... A celui qui manque du libre arbitre, aucune récompense n'est due pour des actions forcées... Aucune science ou puissance n'est mauvaise, quelque mauvais qu'en soit l'emploi. La science même du mal est bonne, étant nécessaire pour éviter le mal. » Si Dieu, qui le pouvait, n'a pas voulu empêcher l'existence du mal, c'est que c'était la condition de la possibilité du bien. C'est l'âme de l'homme qui est le siège du péché ; il faut bien distinguer le péché et le vice: le vice est un penchant vers le mal, le péché est un consentement donné à ce penchant. Le péché se consomme dans l'âme, et l'action extérieure n'y ajoute rien; il est égal de faire ou de ne pas faire le mal, quand on y a consenti dans son cœur. Tout ce qui se fait contre la lumière de la conscience est vicieux, tout ce qui y est conforme est exempt de péché... C'est le consentement que nous appelons vraiment péché, c'est lui qui rend l'âme coupable aux yeux de Dieu et digne de damnation, car c'est ce consentement qui manifeste le mépris de Dieu. Dieu ne peut être offensé par un préjudice qu'on lui cause, mais par le mépris qu'on fait de lui... Au contraire, la volonté. bonne est celle qui a acquis des habitudes solides... Dieu considère non ce qu'on fait, mais dans quel esprit on le fait; le

mérite de l'agent consiste non dans l'acte même, mais dans l'intention. Tous les actes en eux-mêmes sont indifférents; on ne peut les dire bons ou mauvais que d'après l'intention de l'agent; car le bien et le mal ne consistent pas à faire telle chose, mais à faire ce qu'il convient ou non de faire. L'intention bonne consiste à faire une chose, parce qu'on croit être ainsi agréable à Dieu elle ne trompe jamais. Abélard va jusqu'à dire que ceux qui persécutaient le Christ et ses disciples, parce qu'ils croyaient le devoir faire, auraient commis une faute bien plus grave, s'ils les avaient épargnés contrairement aux ordres de leur conscience.

Pierre Lombard, dans le Livre des Sentences, qui est surtout un traité de théologie et parfois de métaphysique, ne pouvait pas ne pas être amené à examiner quelques questions de morale. Il définit la volonté de l'homme à peu près dans les mêmes termes qu'Abélard; « Le libre arbitre est une faculté de la raison et de la volonté par laquelle l'homme, avec le secours de la grâce, choisit le bien et, sans cette grâce, se porte au mal. Cette définition ne s'applique ni à Dieu ni aux saints glorifiés, qui ne peuvent pécher. C'est pourquoi, si on examine la chose de plus près, il paraît que le libre arbitre n'est appelé tel que parce qu'il peut sans contrainte ni nécessité rechercher ou choisir ce que la raison lui aura dicté. » La volonté, dit-il ailleurs, est jugée d'après la fin qu'elle se propose. « Il faut distinguer l'ordre de Dieu et sa permission: Dieu ne veut pas qu'on fasse le mal, mais n'ajoutons pas qu'il veut que le mal n'arrive pas. Car tout ce qu'il veut qui se fasse se fait réellement et tout ce qu'il ne veut pas qui se fasse ne se fait point. » L'homme veut quelquefois, par une bonne volonté, autre chose que ce que Dieu veut (par exemple, un bon fils qui veut que son père guérisse, alors que Dieu a décidé qu'il mourra), et, quelquefois, il veut par une mauvaise volonté ce que Dieu veut par une bonne (par exemple un mauvais fils qui veut la mort de son père).

Les questions morales tiennent une place plus considérable encore dans le thomisme et dans le scotisme. La théorie de la volonté est une des parties les plus profondes du système de saint Thomas.

L'essence de la liberté, dit-il, c'est la raison: totius libertatis radix est in ratione constituta. La vertu consiste à se conduire selon les règles posées par la raison: Bonum virtutis moralis consistit in adæquatione ad mensuram rationis. La raison est une faculté plus noble que la volonté, car c'est elle qui la dirige. Dieu est parfaitement libre, parce qu'il est parfaitement raisonnable, intelligere est essentia Dei; sa volonté ne fait loi que parce qu'elle est toujours éclairée par la raison.

Le bien, c'est ce qui est conforme à la raison; il l'est par luimême, intrinsecus, abstraction faite de toute volonté, de toute défense extérieure. Il y a une loi naturelle, indicative; la volonté de Dieu la rend préceptive et obligatoire.

Aucune volonté ne peut agir sans motif; ce qui la décide, c'est quelque inclination, quelque désir, quelque amour, c'est-à-dire la recherche de quelque bien. La volonté se porte naturellement au bien; nous choisissons librement entre les biens particuliers et imparfaits. La volonté ne peut pas plus se soustraire au bien que l'intelligence au vrai : « La volonté n'est pas nécessitée à vouloir -ce qu'elle veut. En effet, il faut se le rappeler, comme l'entendement adhère naturellement et de toute nécessité aux premiers principes, ainsi fait la volonté pour sa fin dernière. Le mal ne peut être voulu par une volonté libre; le mal n'est qu'une absence de bien dans les ètres; le mal qui est joint à quelque bien est la privation d'un autre bien. Nul être ne veut le mal qu'en vue du bien qui y est uni. Vouloir le mal, c'est le prendre pour un bien, se tromper: Dieu ne peut vouloir le mal. Il n'y a pas de premier principe du mal.

L'homme possède le libre arbitre, une volonté qui ne peut être soumise à aucune contrainte ; c'est un pouvoir de choix, qui a son principe dans la liberté du jugement. Il se peut porter au mal tout comme au bien; il se porterait infailliblement au bien, s'il était toujours guidé par la raison et par l'amour naturel du bien; mais, par suite du péché, l'esprit de l'homme a été rendu sujet à l'erreur, et son cœur corrompu a été asservi à des passions grossières. Voilà pourquoi il est difficile de faire le bien, voilà pourquoi la pratique de la vertu est méritoire. Si nous commettons le mal, c'est que nous ne faisons pas usage de notre volonté, c'est par une faiblesse coupable.

Saint Thomas ne sépare pas la philosophie de la théologie; les conclusions de ses raisonnements, si rigoureuses qu'elles soient, ne peuvent l'amener à contester les dogmes de la religion, la grâce et la prédestination, établies par saint Augustin; il essaie du moins de les concilier avec la liberté : « Il rame de toutes ses forces, dit Bossuet, pour s'empêcher d'être jeté contre l'écueil. »> Y réussit-il? C'est ce qu'il nous est impossible d'admettre : « Dieu, dit-il, meut la volonté d'une manière immuable par suite de l'efficacité de sa puissance motrice, qui ne peut être prise en défaut; mais par suite de la nature de la volonté mue, qui peut se porter indifféremment aux partis opposés, la liberté subsiste et nulle nécessité n'est introduite... Dieu fait immédiatement que nous nous déterminions d'un tel côté; mais notre détermination ne

laisse pas que d'être libre, parce que Dieu veut qu'elle soit telle.... Il ordonne ce qu'il veut que nous fassions librement... Il ne veut pas seulement que nous soyons libres en puissance, il veut que nous soyons libres en exercice; et il ne veut pas seulement, en général, que nous exercions notre liberté, mais il veut que nous l'exercions par tel ou tel acte... Plus une chose est, plus elle tient de Dieu; ainsi notre âme, conçue comme exerçant sa liberté, étant plus en acte que conçue comme pouvant l'exercer, elle est par conséquent davantage sous l'action divine qu'elle ne l'était auparavant... Si on attribuait un tel pouvoir sur nous à un autre qu'à notre auteur, on pourrait croire qu'il blesserait notre liberté; mais Dieu n'a garde de rien ôter à son ouvrage par son action... Dieu, en nous faisant agir, nous donne, bien loin de nous ôter quelque chose... La Providence a préparé des causes nécessaires aux effets qu'elle voulait rendre nécessaires et des causes contingentes aux effets qui doivent arriver avec contingence.,. Se mouvoir de soi et être mû par un autre ne sont pas des choses incompatibles. >>

Saint Thomas ne s'arrête guère à examiner les questions de morale pratique, dont la solution appartenait à l'enseignement religieux; c'est grand dommage, car le peu qu'il dit nous montre qu'il y avait en lui un moraliste des plus pénétrants. Dans la description qu'il donne des différentes passions, nous trouvons beaucoup de remarques fines et ingénieuses; malheureusement, la forme qu'il leur donne et la méthode qu'il suit empêchent d'en saisir toute la valeur. « Aimer, dit-il, c'est vouloir du bien à quelqu'un. Il faut distinguer l'amour de concupiscence et l'amour d'amitié ; nous aimons les personnes avant d'aimer les choses; nous n'aimons celles-ci que par contre-coup. L'amour a toujours le bien pour fin; nous ne pouvons aimer le mal; la haine a toujours pour principe un amour contrarié ; le beau c'est le bien dont la connaissance plaît ». Il met au nombre des vertus l'amitié, la vérité, une gaité franche et honnête; il prêche non seulement la justice, dont l'essence est l'égalité, mais la charité; la charité chez lui n'est point un sentiment, un élan : les considérations qu'il fait valoir sont toutes d'ordre rationnel. Toutes les vertus ont un principe et un caractère unique ; les vices et les péchés diffèrent à l'infini. Pour apprécier la valeur d'une action, il faut en considérer moins la matière que la forme, c'està-dire le principe qui l'a inspirée, les circonstances où se trouvait l'auteur, le but qu'il se proposait. Cependant il ne faut pas aller jusqu'à dire que la fin justifie les moyens : un homme qui volerait afin de faire l'aumône, commettrait une très mauvaise action.

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Duns Scot, au contraire, est un des défenseurs les plus hardis de la liberté d'indifférence. Il y a contradiction, dit-il, à soutenir que la volonté est libre lorsqu'on élève au-dessus d'elle l'autorité de la raison; une puissance n'est pas infinie, qui se détermine toujours d'après une règle fixe. Tout autre est la nature de la liberté elle est absolument indépendante ou elle n'est pas; rien ne lui appartient plus que sa volonté même ; elle produit sa décision par elle-même, en dehors de l'influence extérieure des motifs nihil aliud a voluntate est causa effectiva voluntatis. L'intelligence est une faculté distincte de la volonté, quoique intimement unie à elle dans un être simple; elle fournit des buts à la volonté, mais celle-ci reste toujours maîtresse de choisir le but qu'elle veut ; elle décide en dernier ressort et choisit, si elle veut, au rebours de ce que lui indique la raison; elle peut agir contre les inspirations de la conscience morale, qui est une puissance intellectuelle. Notre bonheur consiste dans l'exercice de notre volonté ; c'est elle qui est le principe de nos actes bons ou mauvais, de nos vertus ou de nos vices.

La source de toute loi est dans la volonté du législateur. La loi est un ordre; elle est non seulement illuminative, mais surtout directive; la force de diriger ne peut dériver de l'entendement. La volonté absolument libre de Dieu est l'origine de toutes les lois morales et religieuses; la volonté de Dieu est la définition non moins que la source du bien : le bien, c'est ce que Dieu veut. Si l'on demande pourquoi Dieu a voulu ceci ou cela, il faut simplement répondre parce que sa volonté est sa volonté, quia voluntas est voluntas... Ea est boni et mali moralis natura ut, cum a liberrima Dei voluntate sancita sit et definita, ab eadem facillime possit moveri et refigi; adeo ut, mutata ea voluntate, quod sanctum et justum est possit evadere injustum.

De même le caractère de la volonté humaine est l'indifférence entre les diverses actions possibles; elle se peut décider en l'absence de tout motif et contrairement aux motifs les plus nombreux et les plus puissants; en présence même du souverain bien clairement conçu, il lui reste possible de refuser son consentement.

Guillaume d'Occam, qui a combattu si vivement le réalisme de Duns Scot, va plus loin encore que lui: « Quoique la haine de Dieu, le vol, l'adultère, offrent des circonstances mauvaises en tant qu'ils sont défendus par un décret divin, ces actes pourraient ètre dégagés de toute circonstance mauvaise et même devenir bons, s'ils tombaient sous le précepte divin qui aujourd'hui nous les défend. »

Gerson lui-même se prononce dans le même sens : « Dieu ne

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