Images de page
PDF
ePub

Cours de M. VICTOR EGGER,

Professeur à l'Université de Paris.

La définition du bien moral (suite).

Poursuivons notre recherche de la définition du bien moral. Le devoir implique l'idée d'un sacrifice, ou plutôt les deux idées corrélatives d'un sacrifice et d'un choix.

L'obligation consiste toujours en un précepte, qui peut être formulé de la manière suivante: « Préfère et choisis, parmi les biens variés qui s'offrent à toi ou que tu conçois, le meilleur ; adopte-le comme fin exclusive de ta conduite, et sacrifie les autres. » Mais quel est le meilleur ? Sur ce point, il y a désaccord entre les individus et entre les doctrines morales, soit religieuses, soit philosophiques Chez les hommes, les différences en cette matière sont surtout sensibles, selon qu'ils appartiennent à tel ou tel groupe social; quant aux doctrines morales, elles indiquent telle ou telle variété de bien comme étant celle qu'il convient d'adopter à l'exclusion de toutes les autres.

Aristippe préfère la volupté personnelle à tout autre bien, le plaisir pur et simple à toutes les joies. Epicure préfère le plaisir pur à la volupté et à toutes les joies qui ne dérivent pas du plaisir. Une morale ascétique ou mystique conseillera aux hommes de préférer à tous les plaisirs et à toutes les joies de la terre l'Amour de Dieu et la contemplation de la perfection divine. La morale de Kant pose la volonté intemporelle comme bien suprême ou seul vrai bien c'est ce qu'il y a de meilleur, tò Béλtov; c'est donc la seule fin légitime; c'est le bien qu'il faut adopter, préférer, choisir, en lui sacrifiant tous les autres; le devoir est de le maintenir, de le fortifier, de le faire triompher. Ainsi toutes les doctrines morales disent qu'il faut choisir, et indiquent aux hommes ce qu'il faut choisir, le bien qu'il faut adopter à l'exclusion de tous les autres.

Mais ce choix, d'où provient-il ? Comment se justifie-t-il? Qu'est-ce qui intervient pour le dicter et pour le motiver ? C'est la raison, du moins la raison discursive; c'est elle qui fonde l'idée

du meilleur, par une comparaison des différents biens qui se disputent, pour ainsi dire, le premier rang; peu importe, d'ailleurs, l'ordre dans lequel les phénomènes ont lieu; le choix peut avoir lieu comme conclusion d'un travail de l'esprit, et cela paraît plus correct; mais la réflexion peut aussi s'employer à justifier, après coup, un choix dû à des raisons obscures et vagues. Que la raison parle avant ou après, cela n'a pas d'importance. Bien souvent, les hommes agissent d'abord et ensuite cherchent et trouvent les raisons à leur action, et ces raisons sont les vraies, plus clairement connues après qu'avant. Je crois volontiers qu'Aristippe, Epicure, d'autres aussi, avaient d'abord adopté par préférence personnelle un genre de vie ; puis, ayant réfléchi, s'étaient trouvés en état de prouver à eux-mêmes et aux autres hommes qu'ils avaient choisi le meilleur. Cette façon de procéder ne peut nous choquer; elle nous convient, car nous voulons constater la morale humaine telle qu'elle est dans l'humanité, comme on constate un fait; ce n'est qu'après que nous devrons nous demander pourquoi l'humanité a-t-elle cette idée du bien ? A-t-elle raison d'avoir cette idée?

C'est, ici, le lieu de faire une remarque sur l'histoire de la morale. Les anciens croyaient qu'il leur appartenait de découvrir le souverain bien, que la spéculation individuelle avait cette tâche, et n'était pas confinée dans la recherche de la vérité actuelle ou de fait. Ils ne se demandaient pas si l'idée du souverain bien, du bien moral, n'était pas implicite autour d'eux dans la conscience du vulgaire, dans la conscience commune, collective, sociale. Tous ont procédé de cette façon : Platon, Aristote et ceux qui ont suivi. Ils ne se sont pas posé la question de savoir si l'idée du bien n'était pas liée à l'idée exprimée par les formules grammaticales de l'impératif, et par le mot si (il faut). Un seul fait exception, Socrate, qui a cherché à dégager et à formuler la morale latente autour de lui, la morale populaire, vulgaire, commune; n'ayant rien écrit, il n'a pas été compris à cet égard, et il a fait école autrement qu'il aurait voulu. Dans les temps modernes, Descartes et Spinoza ont entendu la morale à la façon des anciens; d'autres ont cru que la morale chrétienne suffisait, et cette opinion se comprend, la morale chrétienne, dans l'expression qu'elle a revêtue en Europe, étant très rapprochée de la morale du sens commun. Pour moi, j'estime que la morale du philosophe ne doit pas s'opposer à la morale vulgaire; en cette matière, le philosophe ne doit pas tout d'abord critiquer, il doit constater, et, ensuite, chercher le fondement des idées dont il a reconnu l'existence dans les consciences.

J'ajoute s'il y a une idée commune à l'humanité sur le bien moral, elle a plus d'autorité que celle d'un penseur, quelque grand qu'il soit, que celle d'une école, d'une secte, quelque noble que soit sa doctrine, quelque admirables que soient les exemples qu'elle donne, d'une religion, quelque répandue et bienfaisante qu'elle soit.

Cherchons donc cette idée humaine du bien. Mais à quels signes la reconnaîtrons-nous, si les termes bien et mal, dans l'usage courant, sont équivoques? Nous la dégagerons et nous la reconnaitrons au moyen d'autres termes usuels qui, eux, ne sont pas équivoques et qui désignent exclusivement le bien moral selon l'opinion commune ; j'ai déjà signalé mérite et méritoire, et il y en a d'autres, que nous rencontrerons et qui nous serviront au cours de cette recherche.

Le problème se pose ainsi : à quels faits le sens commun, l'opinion commune, appliquent-ils la qualification morale dans les deux sens opposés: bien et mal? J'ai parlé déjà de cette qualification, mais pour montrer qu'elle fonde le devoir-être, lequel fonde le devoir-faire, qu'elle s'applique aux faits et aux choses avant de s'appliquer aux personnes, agents, donc moyens de faits bons ou mauvais, et non pour déterminer quels faits en sont l'objet, sur quels faits elle porte. Voilà à quel point de vue j'ai parlé de la qualification morale; le bien et le mal demeuraient dès lors sans détermination: le bien restait identique à la fin, le mal à l'antifin. Le moment est venu de préciser non seulement dans les mots, en disant bien moral et non plus bien, mais dans les idées et dans les choses, en définissant le bien moral conformément au sens commun. Examinons les faits.

L'opinion commune loue et blâme, approuve et désapprouve, estime et condamne certains faits et certaines personnes, faits et personnes passés, présents, futurs. Elle déclare obligatoires pour les personnes ou défendus aux mêmes personnes une partie des phénomènes futurs loués ou blâmés à l'avance. Elle déclare que les personnes qui, en tant qu'agents, que moyens, ont fait ou font ce qui est digne de louange ou digne de blâme, ce qui est méritoire ou le contraire, ont, par là même et en tant que personnes, du mérite ou du démérite. Elle déclare, enfin, que les personnes ou agents qui feront ce qui est obligatoire auront du mérite, et que les personnes ou agents qui feront ce qui est défendu auront du démérite. Tous ces termes : louer et blâmer, approuver et désapprouver, estimer et condamner, comme mérite et démérite, obligation et défense, s'appliquent au bien moral et au mal moral exclusivement, soit qu'ils n'aient pas d'autre signification.

soit que leur sens reçoive cette détermination, cette spécialisation dans les jugements de cette sorte. Ainsi l'opinion morale oblige l'avenir des personnes, des agents, dans la mesure de leur pouvoir, et pour les actes que leur passé leur rend praticables; elle leur interdit certains actes à venir sous les mêmes conditions ; elle loue et blâme, à l'avance, ceux de leurs actes qui seront conformes à l'obligation ou contraires à la défense. Du moment qu'il s'agit d'avenir, elle ne peut croire que les agents soient fatalement entraînés à certaines actions; elle les croit libres de faire tout le bien dont ils sont capables, d'éviter tout le mal dont ils sont capables, et, s'il s'agit du passé ou du présent, le passé et le présent ayant été tout d'abord de l'avenir pour les agents, l'opinion commune estime que les actes obligatoires auraient pu ne pas être faits, et que les agents auraient pu s'abstenir des actes défendus qu'ils ont accomplis.

Je n'ai fait, jusqu'ici, que dire analytiquement comment procède l'opinion morale. Examinons, maintenant, dans quels cas cette opinion blâme, dans quels cas elle loue? Ce sera l'objet d'une première recherche. Si quelqu'un gagne le gros lot à une loterie, échappe à un danger, a un bon estomac, est très intelligent, obtient la première place en tout sans effort, a du génie musical comme Mozart ou Schubert, possède par nature un génie oratoire comme Gambetta, un génie poétique comme Ovide ou comme Lamartine, dit-on de lui: je le loue, je l'approuve, je l'estime ? Blåme-t-on, d'autre part, quelqu'un d'être mal doué, maladif, de n'avoir pas de chance ? Evidemment, non. C'est qu'en effet le hasard, la nature, interviennent seuls ici; il n'ya, dans tout cela, rien de voulu, et, par conséquent, ni mérite ni démérite. Il y a louange seulement s'il y a mérite, blâme s'il y a démérite; la louange et le blâme s'adressent à l'agent, à la personne, à celui qui a fait effort pour créer le bien qui est dans sa vie, ou le mal qui tache le devenir de son existence. Mais ces mêmes phénomènes pourront être approuvés s'ils sont mérités, c'est-à-dire si le hasard ou la nature favorisent un être humain qui est vertueux, et ils pourront être blâmés, s'ils ne sont pas mérités, c'est-à-dire si l'homme ainsi favorisé est vicieux, méchant. On pourra aussi les louer, louer les dons de la nature et les faveurs du hasard, s'ils sont des moyens de bien faire, s'ils sont employés au service de fins mériloires, activement poursuivies avec leur aide, si les dons naturels et les chances heureuses sont le lot d'un homme de bien qui emploie ses forces ainsi accrues à faire d'autant plus de bien; on pourra blâmer ces faveurs du sort, si elles sont employées à mal faire. Siles bienfaits reçus sont des dons d'un homme à un autre

homme, l'approbation ira non à celui qui a reçu, mais à celui qui a donné, ayant bonne intention; dans la mesure où la santé, l'intelligence, les talents d'un individu sont dus au dévouement des parents qui l'ont élevé, ceux-ci sont loués. Si, par anthropomorphisme, nous divinisons le hasard et les forces naturelles, nous les louerons ou les blâmerons comme des personnes semblables à nous; et, si nous sommes dégagés de toute superstition, nous louerons même les phénomènes de hasard qui ne dérivent d'aucun agent responsable, s'ils ont les mêmes effets que ces dons généreux d'un homme à un autre homme. Ainsi la louange et le blâme s'adressent aux faits et aux personnes dans la mesure où ils sont non les bénéficiaires de ces faits, mais leurs agents responsables ou même leurs instruments aveugles et irresponsables. Je passe, maintenant, à un autre ordre de considérations, entreprenant ainsi une deuxième recherche. Si je m'assure des bénéfices par mon habileté en affaires, si j'évite les dangers par ma prévoyance ou mon adresse, si je maintiens et confirme, si je conserve et développe mes dons naturels, santé, intelligence, génie d'imagination, par ma volonté bien conduite, en vue de mon bonheur matériel ou en vue de ma gloire, de ce que j'appelle mon honneur, en vue d'un bonheur fait des satisfactions de l'amourpropre ou de la vanité, me louera-t-on ? Non; on admirera mon habileté ; on ne me louera pas; on ne m'approuvera pas ; on ne m'estimera pas; jamais l'égoïste n'est loué comme tel. Mais si tout cela profite à autrui; si, par exemple, une grande fortune acquise par un pur égoïste contribue en fait à la prospérité du pays où elle existe ? Dans ce cas, on loue, on approuve, on estime le fait tout seul, le fait nu, séparé de l'agent, le résultat de son action détaché de lui par une abstraction spontanée, qui ne coûte aucune peine au jugement de l'opinion commune et qui se fait tous les jours. Si, au contraire, pour un fait, pour un résultat de cette sorte, les vues de l'agent n'avaient pas été purement égoïstes, alors on loue à la fois le fait et l'agent, on loue l'agent à cause du fait et à cause de l'intention. Enfin, si l'agent ayant voulu bien faire et ayant échoué, il n'y a à tenir compte que de l'intention, on loue le fait de l'intention, car l'intention est un fait, c'est-à-dire l'agent seul.

Je n'ai fait, dans ces analyses, que formuler le sens commun, qui a sur le bien et le mal moral une opinion arrêtée, une opinion qui s'applique à des cas divers, une opinion souple et sûre, une logique secrète, bref un système, comme les philosophes. Mais l'opinion du sens commun n'est pas formulée. Il nous reste précisément à la formuler, et à lui donner la forme d'un système.

« PrécédentContinuer »