Images de page
PDF
ePub

mise à mort, il s'inquiéta de ne pas la voir paraître au déjeuner et demanda pourquoi l'impératrice se trouvait en retard.

Ne croyons pas. davantage Sénèque, lorsqu'il parle de l'éloquence de l'empereur en réalité, il bégayait. Dans l'Apocolokyntose, quand Hercule vint au-devant de Claude, il entendit une voix qui n'appartenait à aucun animal terrestre, mais dont les sons rauques et bégayants semblaient venir de quelque monstre marin. L'éloquence de Claude n'eut jamais que des succès de ridicule. Un jour, raconte Suétone, Claude, qui n'était pas encore empereur, faisait une lecture publique d'un ouvrage d'histoire qu'il avait composé. Les auditeurs retenaient avec peine une forte envie de rire. Tout à coup, un banc de la salle vint à se rompre; aussitôt tous les assistants éclatèrent de rire et ne purent jamais reprendre leur sérieux. Bien évidemment, ce petit incident n'était pas la cause la plus importante de ce déchaînement de gaité !

En termes dithyrambiques, Sénèque célèbre cet astre levé sur le monde, auparavant plongé dans le chaos et dans les ténèbres. En fait, le lever de cet astre est loin d'avoir été aussi brillant que le dit Sénèque. Lorsqu'on assassina Caligula, Claude, fou de terreur, se sauva dans les jardins du palais. Il se réfugia dans un pavillon, et resta caché entre une tenture et une porte; mais, comme on apercevait ses pieds sous la tenture, des soldats vinrent l'arracher à son refuge. Claude, persuadé qu'on voulait le tuer, était plus mort que vif. En réalité, on le fit empereur. Le rapprochement entre cette nuit historique et la phrase de Sénèque est vraiment bouffon.

Je ne peux me résoudre à croire que Sénèque ait eu le front d'écrire sérieusement de pareilles choses, à moins de supposer que Polybe ait été le dernier des imbéciles. Peut-être n'est-il pas impossible que Sénèque et Polybe se soient entendus d'avance pour essayer de circonvenir Claude. En tout cas, l'empereur ne se laissa pas prendre à un piège aussi grossier, puisque Sénèque resta exilé en Corse encore pendant quatre ou cinq ans.

Il en fut tiré par un hasard heureux : Agrippine, sœur de Julia Livilla, devint impératrice, et, toute-puissante désormais sur l'esprit du faible Claude, elle eut l'idée de charger Sénèque de diriger l'éducation de son fils Néron.

M. G.

Cours de M. VICTOR EGGER,

Professeur à l'Université de Paris.

Définition du bien moral (suite); le désintéressement.

Cherchant, dans les précédentes leçons, à établir la définition du bien moral conformément à l'opinion morale, au sens commun moral, j'ai établi que le bien moral est le bonheur non voulu, et, en conséquence, la bonté ou la charité, qui est un mode du désintéressement. Tel est le premier élément, le plus important aussi, de la définition du bien moral.

Avant de parler du deuxième élément, lequel est essentiel sans être le plus important, je tiens à établir avec précision la portée exacte des thèses que je viens de poser et de prouver (non par démonstration, mais par le genre de preuve qui convient en ces matières), thèses que je veux considérer comme acquises.

L'étude analytique, qui nous a amenés à la conclusion que je formulais tout à l'heure, a porté sur le jugement d'appréciation morale, de qualification morale, d'approbation ou de désapprobation. Ce jugement est à la base de la morale; il est plus large que tout autre plus large que l'obligation, car l'obligation ou le devoir en est un cas déterminé et remarquable; quand il s'agit d'un acte futur et qui dépend d'un agent, le fait de déclarer cet acte bon ou mauvais entraîne le fait de le déclarer obligatoire pour l'agent qui peut le faire ou défendu pour l'agent qui peut ne pas le faire. L'obligation est donc bien un cas particulier du jugement d'approbation ou de désapprobation. Pour bien comprendre ce qu'est la moralité d'un agent ou ce qu'est un agent moral, il faut remonter au delà de l'action, au delà même de l'obligation; le jugement de qualification morale est le jugement de la conscience morale, l'acte premier, fondamental, de l'agent moral en tant qu'agent moral. Sa moralité commence par ce jugement; et, quand il prononce une obligation ou une défense pour autrui ou pour lui-même, il fait une application particulière à l'avenir possible et praticable de son jugement général et habituel sur le bien qu'il loue, sur le mal qu'il blâme.

Mais il y a des degrés et des nuances dans ce jugement; nous

n'avons pas employé dans les mêmes cas les mots féliciter, ap prouver, louer, ni dans les mêmes cas non plus les mots opposés plaindre, désapprouver, blâmer. L'agent qui félicite, approuve, loue, plaint, désapprouve, blâme, est, par le fait même de ces jugements, moralement actif, juste et bon; mais, en jugeant ainsi, il distingue dans sa pensée et par son langage. On félicite quelqu'un du bonheur qu'il a reçu tout en ne le voulant pas; on approuve ce bonheur. On loue quelqu'un, un agent, de n'avoir pas voulu son bonheur. Ainsi l'égoïste n'est ni loué ni félicité sincèrement. Son bonheur est-il approuvé ? C'est ici qu'on hésite; théoriquement, il doit l'être; mais comment le séparer de sa cause? On est donc indulgent ou sincère pour l'égoïste et pour son succès. L'indulgence se comprend, elle s'excuse; la sévérité est plus logique, elle se comprend mieux, elle est plus définitive; c'est dans la sérénité que l'accord des opinions individuelles se fera.

Ainsi je loue l'agent bon; je félicite son obligé ; j'approuve l'acte de l'agent comme fait, et le bonheur reçu par l'obligé comme fait; enfin la louange porte indirectement sur le bonheur non voulu, fin de l'agent qui avait une bonne intention; mais c'est dans l'agent bon, dans l'obligé, que je loue le bonheur de l'obligé.

Ici, une difficulté se pose. Pour rendre heureux autrui, ne faudra-t-il pas lui apprendre à l'être par des maximes, par des préceptes d'eudémonisme ? Je répondrai d'abord par l'affirmative; oui, il faut apprendre à autrui l'art d'être heureux, les moyens d'arriver au bonheur. Il faut qu'il sache profiter des bienfaits de la nature et de la bonté de ses semblables. D'autre part, pour faire son devoir, il faut avoir soi-même un minimum de bonheur ; il faut avoir de la santé, de l'entrain; l'homme vertueux est celui qui se sacrifie, mais on ne peut se sacrifier que si l'on a quelque chose à sacrifier. Ainsi il faut savoir, pour faire du bien, se donner à soi-même un minimum de bonheur. Si donc un agent moral apprend à un autre agent à être heureux comme moyen d'être vertueux ensuite, il aura raison d'enseigner l'eudémonisme. Maintenant abandonne-t-on complètement le point de vue de l'eudémonisme, lorsqu'on s'occupe uniquement de rendre autrui vertueux ? Non, pas même dans ce cas. Supposons, en effet, un éducateur sévère, rigide, qui, du commencement de sa tâche jusqu'à la fin, ne ferait que prêcher la vertu, le sacrifice, qui négligerait d'enseigner qu'il faut être heureux dans une certaine mesure pour être vertueux. Il aurait tort; mais négligerait-il pour cela le bonheur d'autrui ? Non ; car, s'il donne correctement ses préceptes de vertu, il rendra son disciple vertueux, c'est-à-dire juste et bon; et, par là même, il fera indirectement des gens

heureux parmi les autres, les inconnus, ceux dont il ne s'occupe pas, mais dont son disciple sera amené, un jour ou l'autre, à s'occuper.

J'ai, je pense, très suffisamment justifié ce premier élément, le plus important, de la définition du bien moral: le bonheur voulu. Revenons, maintenant, au désintéressement; j'en ai déjà parlé, mais en le considérant uniquement comme la condition préalable du bonheur non voulu ; il est temps de l'étudier en luimême.

Le désintéressement est une idée négative et plus large que l'idée de bonté, la bonté n'étant qu'un mode, qu'une espèce du désintéressement. Il y a plusieurs manières d'être désintéressé. Le sens commun n'en loue-t-il qu'une ?

Tel homme consacre sa vie à la vérité; il la cherche, la trouve ou croit la trouver; elle lui suffit: c'est la fin de son activité; elle n'est pas pour lui un moyen de gloire, d'honneurs, de gain; il se sacrifie, il sacrifie son bonheur personnel à la poursuite et à la découverte du vrai; il n'a nul souci des applications pratiques; le vrai n'est pas pour lui un moyen d'être utile aux autres hommes, mais une fin qui a une valeur propre et qui se suffit à elle-même. Cet homme, ce savant, on l'admire, on le trouve grand; ce n'est pas là le louer, au sens exact du terme : il y a une nuance. On loue peut-être son désintéressement; mais on est bien prêt de blâmer son dévouement à une fin qui n'est pas le bien moral véritable. I tient la vérité peut-être, mais non pas la vérité morale, qui importe plus que toute autre, qui seule importe. Et s'il sacrifie non seulement lui-même, mais sa famille, ses proches, son milieu social, à son idéal préféré, le vrai, alors on le blâme nettement. « Le vrai, le vrai seul », telle était la devise de Sainte-Beuve ; on l'admire à ce titre, on lui rend pleine justice; mais la postérité n'a aucun scrupule à le juger sévèrement « comme homme ».

Le sens commun porte le même jugement sur l'artiste entièrement dévoué à son art, à son idéal, à son œuvre, à son rêve, comme on dit quelquefois, pour qui l'œuvre, poésie, musique, peinture ou sculpture, qu'il porte en lui, est la fin suprême de son activité. Il professe ou applique la maxime: l'art pour l'art; il s'oublie; il oublie les autres hommes; il les sacrifie parfois comme il se sacrifie lui-même. On admire le noble désintéressement de Mozart, de Beethoven, d'Eugène Delacroix. Mais, si l'artiste est inhumain, on le blâme.

On pourrait objecter que le beau, dans la nature et dans l'art, donne le plaisir esthétique et contribue ainsi au bonheur humain;

c'est là un avantage du beau sur le vrai, et le beau est plus près du bien moral que le vrai, puisqu'il en est, à certains égards, un moyen. Celui qui laisse, après soi, une belle œuvre, laisse une œuvre bienfaisante, un bienfait pour l'humanité. Mais l'œuvre d'art est un luxe : ce n'est ni le pain des corps ni le pain des âmes. Si l'artiste est bienfaisant, son bienfait a moins de prix que celui de l'âme simplement bonne, dévouée, charitable, qui adapte son action aux besoins qu'elle constate.

Tout autre est le jugement sur l'artiste ou sur le savant, qui associent à leur culte du beau ou du vrai des vues humanitaires, charitables. Pasteur, par exemple, est le héros de la science bienfaisante; il est admiré, respecté, loué, béni, dans le monde entier pour son désintéressement de savant d'abord, ensuite et surtout pour la direction qu'il a donnée, volontairement et par choix, à ses recherches, à partir d'un certain moment de sa carrière, direction qui a fait de lui le savant bienfaisant, humain, charitable, destructeur des fléaux subtils, digne pour ses bienfaits positifs de tous les hommages que les Grecs accordaient libéralement au fabuleux Hercule. Si le vrai et le beau sont ainsi des moyens du bien, il y a dès lors mérite à les chercher, à les trouver, à les réaliser.

Tels sont les faits. Il s'en dégage que, même si le beau et le vrai sont les fins dernières d'une activité humaine, le désintéressement qu'implique cette activité suffit, à lui seul, pour obtenir un certain degré d'approbation morale. Cela confirme notre thèse : le sens commun blâme l'égoïsme; il loue au contraire le nonégoïsme, quelle que soit la fin positive substituée au moi, c'est-àdire au bonheur personnel. Qu'y a-t-il de commun entre le pur savant, l'artiste confiné dans son art, tout entier à son art, et le philanthrope? C'est le désintéressement, qui est une vertu, ou plutôt c'est le commencement de la vertu. Le vrai, le beau, autrui, ce sont des non-moi ; qui les prend pour fin s'oublie, se sacrifie, n'est pas égoïste, n'est pas vil, mais noble, mais grand. Le désintéressement, abstraction faite de la fin positive qui le spécifie, est admiré, d'une admiration qui est un mode, une nuance de l'approbation morale, ou, pour parler rigoureusement, un premier degré de l'approbation morale.

Le premier degré de la moralité, selon le sens commun, c'est donc de ne pas vouloir le bonheur personnel; et, comme on veut toujours quelque chose, comme on a toujours une fin, il consiste à vouloir autre chose, quoi que ce soit ; formulons cette vérité: le premier degré du bien moral, son degré inférieur, le bien moral sous sa forme négative, c'est le non-bonheur voulu.

« PrécédentContinuer »