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pas voir en lui de l'égoïsme. C'est que le sens commun considère l'égoïsme et l'amour d'autrui, c'est-à-dire la tendance désintéressée à faire du bonheur à autrui, comme incompatibles, et il n'a ni deux religions ni deux patries; on n'est pas égoïste et charitable à la fois.

On aperçoit là, dans l'opinion commune, le souci de la personnalité. L'individu conscient, dit la psychologie, est une succession, une suite de phénomènes; on commence par poser ce principe; ensuite on découvre et on développe des éléments d'anion entre ces différents phénomènes; on montre qu'ils forment un système, et qu'une âme est à la fois diverse et une. De même, dans nos jugements sur les hommes, nous avons le souci de leur personnalité, de ce qu'il y a de constant en chacun de nous; le devenir individuel est intègre; pour l'opinion du vulgaire, il forme un bloc. On semble dire à l'individu : « Je veux que tu sois quelqu'un, un caractère, que tu sois bon, passable ou mauvais, pour que je puisse te définir en une phrase, te juger en une sentence et compter sur toi dans l'avenir; sinon tu n'es pas un homme ». Sans doute, on juge les actes, les intentions, une à une, le passager, le devenir en son cours; mais cela ne suffit pas. On semble dire à l'individu encore ceci : « Du moment que je suis un agent moral, je veux ton progrès; mais ce progrès doit prendre son point d'appui sur ton passé, le continuer en le dépassant ;je veux que tu sois quelqu'un, meilleur demain qu'aujourd'hui et pourtant le même ; sinon, comment m'y prendrais-je pour te louer de ton progrès ? »

Nous rencontrerons la même préoccupation de l'opinion commune, si nous passons à une considération sur laquelle il y a lieu d'insister un peu, à savoir que la morale du sens commun n'est pas une morale de l'intention. Ce qui le prouve bien, c'est l'approbation donnée aux phénomènes bienfaisants qui ne sont voulus par aucun agent, mais que le hasard seul, irresponsable, produit, ou par ceux qui sont produits involontairement par des agents égoïstes. Le sens commun ne loue donc les intentions que comme des moyens, moyens merveilleux, privilégiés, plus féconds et plus sûrs que les autres, leur nature intime étant donnée, qui est intelligence et bonté. Comme tels, il les loue sans réserve, absolument et de confiance; l'intention peut cependant se tromper; je rappelle le pavé de l'ours, symbole de la bêtise humaine, de la maladresse des âmes médiocres, des bons cœurs inintelligents; mais le sens commun passe outre ; il loue toute intention qu'il sait bonne ; il sait que la bonne intention gémit de ses maladresses, veut les corriger et y réussit quelquefois; la bonne intention

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porte en soi le remède de ses erreurs. Là encore, le sens commun passe du phénomène à la personne. Employons ici un terme très significatif, mais peu usuel, le mot essence; l'essence est la qualité constante d'un être ; la bonté d'un homme bon est une bonté qui lui est essentielle. Le sens commun passe donc du phénomène à l'essence; il veut que l'intention soit constante; il veut une constance morale; cela s'appelle une bonne conscience; on ne peut en effet compter sur l'instable, sur le capricieux. Celui qui veut le bien doit pouvoir s'adresser à des agents comme moyens. Or, si l'homme est un moyen privilégié, c'est qu'il est capable d'être constant ; aussi parle-t-on de l'homme juste, de la vertu, bien plus que des actes justes ou des actes bons. Le caractère et l'habitude, éléments de constance, voilà la garantie de la moralité et l'espoir du bonheur humain.

Ainsi la morale est sociale par son objet, son but, sa matière ; mais la société se compose d'individus, de personnes, d'agents. S'ils sont des moyens privilégiés de la fin morale, voilà l'individu exalté sous le nom de personne; le moyen par excellence, considéré dans ses éléments essentiels el dans sa constance, devient un bien et une fin, fin subordonnée, mais fin.

Passons maintenant à des considérations un peu différentes. Le sens commun ne connaît pas d'autre bien que le bonheur, et, en conséquence, il ne connaît pas d'autre bien moral que le bonheur; mais, pour constituer le bien moral, le bien qui est méritoire, il dissocie le bonheur individuel et la volonté individuelle du bonheur individuel; l'un est le mal; il condamne l'égoïsme et approuve la fin de l'égoïsme. Il dit à l'individu : « Il faut que tu sois heureux, mais non par toi-même ». Toute la morale du sens commun est là, dans cette distinction. Comme conséquence: << tu dois être un moyen du bonheur d'autrui »; cela dit l'état d'âme constant, le caractère, le mode de personnalité, l'essence obligatoire de chacun. « Tu dois être heureux », cela est posé, à l'égard de celui à qui l'on parle, non comme devoir-étre, et ce n'est posé comme devoir-faire à l'égard de personne en particulier; il en résulte qu'ici règne, non plus le personnalisme, mais le phénoménisme psychologique; ce bonheur, qui est posé comme devoirêtre, est en même temps fragmenté. « Ce que je te souhaite, c'est du bonheur; ce sera le bonneur, s'il se peut; mais, pensant aux moyens, aux causes, c'est du bonheur, que je te souhaite pour commencer, car ton bonheur que je souhaite, ne lui voulant pas une cause constante, je ne puis le prévoir et le vouloir tout d'abord constant, continu; il te viendra quand et comment il se pourra ; je ne te charge pas de le faire, bien au contraire; je ne m'en

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charge pas non plus, car je puis avoir mieux à faire; la continuité de ce bonheur, qui pourrait résulter de ton égoïsme habile ou de mon affection exclusive pour toi, est étrangère à mon souhait; je ne te dis pas de chercher ton bonheur, mais que tout le bonheur quite viendra malgré toi aura mon approbation, que j'y applaudirai et que d'ailleurs j'applaudirai tout autant au bonheur qui viendra à chacun de nos semblables. Ne compte donc pas que je ferai de l'intention ou même du vœu de ton bonheur individuel mon essence pour compenser ton désintéressement essentiel. Bref, j'aime mes semblables, les hommes, l'homme, l'humanité; mais je n'ai pas d'amour électif pour toi. Comme opinion morale, comme agent moral, je suis social. »

Discourant ainsi, je crois exprimer exactement l'opinion morale commune. Le fait que j'ai ainsi formulé n'est pas douteux. Mais pourquoi, dira-t-on, le sens commun a-t-il cette idée du bien ? Il ne faut pas chercher trop loin les raisons. Rendons-nous bien compte du fait, l'opinion morale; cela suffira peut-être. L'égoïsme est individualiste; l'égoïsme isole. L'amour électif est individualiste, lui aussi ; il absorbe l'individu dans l'idée d'un seul autrui. Est-il partagé ? Alors c'est l'égoïsme à deux, comme on l'a dit très justement. Que l'humanité soit faite d'individus isolés ou de couples d'individus isolés deux à deux, la différence est médiocre. Etendons le groupe de ceux qui s'aiment et s'entr'aident exclusivement; nous trouvons l'égoïsme de famille, de clan, de clocher, de caste, de nation. L'égoïsme de nation a un nom : c'est le nationalisme, qui diffère du patriotisme en ce que, dans le premier cas, la nation est une fin; tandis que, dans le second, elle est un moyen. En somme, c'est toujours la lutte des égoïsmes collectifs, suivie de l'écrasement du groupe le plus faible par le groupe le plus fort. Il n'y a pas de raison de s'arrêter en chemin, pas de limite qui s'impose, pas même l'idée des droits supérieurs de l'Européen ou de l'homme civilisé; opprimerons-nous donc avec sérénité les races inférieures ? La seule limite précise est celle de l'humanité; où s'arrête le genre humain, là seulement s'arrête l'idée morale, mais elle s'arrête là. Cette limite, il est vrai, on la franchit; on aime son chien; mais, s'il est enragė, on le noie avec regret, sans remords, car on doit agir ainsi, pour les hommes. Alors, dira-t-on, la morale, ensemble systématique d'opinions et de devoirs, c'est l'expression de l'égoïsme social ou de l'égoïsme humain? J'adopte volontiers cette formule, qui a le mérite d'être très claire; l'égoïsme moral, c'est l'égoïsme de l'humanité, un égoïsme qui n'est l'égoïsme de personne et qui exclut tout égoïsme individuel.

Il est vrai que l'amour électif a son rôle en morale particulière ou pratique; nous le verrons, quand nous traiterons des applications de nos principes à la vie réelle et industrielle de chacun, quand nous traiterons des devoirs de famille, des devoirs envers la patrie et même envers autrui en général. Mais, en ce moment, nous posons les principes, traçons les grandes lignes; il s'agit de morale générale ou théorique.

La morale du sens commun apparaît donc comme une morale de charité, d'amour. Rappelons encore la formule très heureuse : << Aimez-vous les uns les autres ». Celui qui parle ainsi ne dit pas : << Aimez-moi », il s'excepte; ni: « Aime-toi et aime les autres >> ; mais: « Que chacun de vous aime les autres, et non soi-même, ni moi qui vous parle ». Cette formule est exacte; mais elle est incomplète, car l'amour pur et simple n'est qu'intention; l'amour doit être principe d'action; l'amour doit être actif, pratique, efficace, et ne pas laisser à la nature aveugle le soin de faire le bien. L'amour n'est qu'un moyen, le plus grand et le meilleur de tous.

C'est pour toutes ces raisons que je tiens à ma formule le bonheur non voulu, d'apparence un peu singulière et paradoxale, je le reconnais, mais qui a de grands avantages: 1o elle associe l'action aveugle de la nature à l'action bonne de l'homme intelligent qui veut le bien, et cela est conforme aux jugements du sens commun; 2o elle écarte la morale de l'intention, ne visant directement que l'effet efficace, le succès de l'intention; le bien moral n'est pas un état d'âme individuel; le bien moral n'est pas la charité; une société de bons cœurs inactifs n'est pas une société morale; être bon, être moral, c'est agir selon l'amour; 3o elle met à sa place exacte la personne, l'intention constante, le caractère, la droiture et la bonté, la vertu ; le sens commun loue l'intention seulement comme moyen, pouvoir, puissance, à cause de ses efforts réalisés ou possibles; il loue les personnes morales à titre de pouvoirs permanents, de puissances éminentes, de moyens exceptionnels, et il loue ou approuve des effets analogues qu'aucune intention n'a préparés, qu'aucune personne morale n'a voulus. Donc l'expression bonheur non voulu embrasse tout ce que le sens commun estime, approuve, loue, déclare moralement bon.

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Après vous avoir indiqué dans la dernière leçon comment Molière, dans l'Impromptu de Versailles, avait tracé toute une série d'admirables portraits, nous avons insisté sur quelques traits particuliers, tels que le reproche d'épuisement fait au grand artiste (et, à ce propos, vous avez pu remarquer que peu des caractères indiqués avaient été repris par la suite) et aussi, chose piquante, sur le rôle d'Armande faisant véritablement office d'avocat en faveur de son mari. J'ai continué en analysant devant vous les ouvrages qu'une jalousie inlassable avait suscités la Vengeance des Marquis de de Villiers, les Amours de Calotin de Chevalier, etc.; je vous ai montré aussi comment, avec le Mariage forcé, Molière était revenu encore à cette question du mariage et des femmes jusqu'à l'en croire obsédé !

Et la rapide analyse de cette pièce nous a permis de constater qu'elle était au fond très amère, et surtout, idée sur laquelle j'avais passé trop rapidement, qu'elle restait très moderne. N'est-elle pas, en effet, le prototype de ces pièces si en honneur depuis vingt-cinq ou trente ans surtout, dans lesquelles on nous dépeint ce que je pourrais appeler des « ménages à trois » ? La comparaison est pour le moins curieuse, et je crois bien que c'est dans ce sens que doit être compris le Mariage forcé : c'était là, en tout cas, une conception nouvelle du théâtre.

Molière, pour composer cette comédie, s'inspira de sources peu nombreuses, puisqu'il puisa largement, comme nous l'avons vu, dans l'œuvre de Rabelais qui lui était si familière. On a cru retrouver l'idée du Mariage forcé dans l'Entremes famoso del sacristan Soguijo (1613) de Lope de Vega; l'imitation ne s'aperçoit cependant que dans quelques couplets du ballet, et par là Molière faisait une concession à la mode qui exaltait tout ce qui venait d'Espagne. Dans la deuxième scène d'une pièce française, l'Ecole des Cocus, la parenté paraît plus vraisemblable. On nous avait déjà représenté, dans cette scène, un

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