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Il n'y a qu'heur et malheur dans ce monde. Ce proverbe peut bien servir de texte à l'article que je me propose de faire sur les Poésies de Charles d'Orleans. Ce prince, père de Louis XII et oncle de François Ier, fut le meilleur poète de son siècle. Cependant, Louis XII négligea de faire publier les Poésies de son père, quoique l'imprimerie, inventée depuis quelque temps déjà, en fournît un moyen facile; et, ce qui est plus extraordinaire encore, François Ier, qui mérita le surnom de Père des lettres, qui combla de faveurs les poètes de son temps, et qui enfin ordonna à Marot de faire une édition correcte des OEuvres de Villon, ne jugea point à propos de faire imprimer celles de son oncle. Qu'en faut-il conclure? Que les vers de ce prince lui étoient inconnus? rien n'est moins probable; qu'ils ne lui parurent pas dignes

d'être mis au jour? ce jugement feroit peu d'honneur au goût de François Ier. Quoi qu'il en soit, l'oubli où sont restées les Poésies de Charles d'Orléans est cause que, sur la foi de Boileau, Villon a passé et passe encore aujourd'hui,

Pour avoir le premier, dans ces siècles grossiers,
Débrouillé l'art confus de nos vieux romanciers,

tandis que cette gloire appartient incontestablement au prince, qui étoit de beaucoup d'années le devancier de Villon. Les œuvres de celui-ci ont été imprimées nombre de fois; et, au commencement du dernier siècle, Coustellier l'a fait entrer dans sa jolie collection des vieux poètes, où figurent aussi Cretin, Moulinet, Coquillart, etc., qui, soit dit en passant, n'en sont guère dignes; et les Poésies de Charles d'Orléans sont demeurées manuscrites, et, sous cette forme, ont échappé, pendant plus de trois cents ans, à tous nos littérateurs. L'abbé Massieu, qui, dans son Histoire de la poésie françoise, a enregistré soigneusement les noms et les ouvrages de tous ceux qui ont écrit en vers depuis le milieu du onzième siècle jusqu'à la fin du seizième, n'y a fait aucune mention de Charles d'Orléans. Le premier qui l'a tiré de cet oubli a été l'abbé Sallier, garde de la bibliothèque du roi, où se trouvoit un manuscrit des poésies de ce prince. Il a fait une dissertation, dont l'objet étoit de revendiquer en faveur de celui-ci l'honneur dont Villon ne jouissoit que par usurpation. Avertis par ce travail de l'existence d'un poète qui leur étoit inconnu comme à tous les autres, les auteurs des Anna

les poétiques l'ont placé à la tête de leur collection, et ont donné un choix de ses poésies, qui a prouvé au monde littéraire combien peu elles méritoient l'obscurité où elles étoient restées si long-temps ensevelies. C'est pour les venger complétement de cet injuste affront que M. Chalvet vient de les faire imprimer pour la première fois, d'après un manuscrit qui existe à la bibliothèque publique de Grenoble.

La personne de Charles d'Orléans n'a pas été plus heureuse que ses ouvrages, et elle n'est sûrement pas moins curieuse à connoître; mais sa vie fait partie de notre histoire. Je me bornerai à en rappeler quelques circonstances au souvenir de nos lecteurs. Charles, né en 1391, perdit, à l'âge de dixsept ans, son père, que Jean-Sans-Peur, duc de Bourgogne, fit assassiner au milieu de Paris et presque sous les yeux de Charles VI et de sa cour.

Ce fut en vain que Valentine de Milan, sa mère, sollicita d'un roi en démence la punition de cet assassinat, dont le cordelier Jean Petit, docteur de l'Université, avoit fait l'apologie en chaire. Charles vit bientôt qu'il n'auroit de vengeance que celle qu'il chercheroit à se procurer lui-même. Il se livra avec ardeur à son ressentiment. Cette querelle mit pendant plus de dix ans la France entière à feu et à sang. Ainsi se vérifie dans tous les temps cet ancien adage:

Quidquid delirant reges plectuntur Achivi.

Charles n'eut point la satisfaction de punir luimême le meurtrier de son père; mais il fut vengé d'un crime par un crime semblable. Jean-Sans-Peur

fut assassiné à son tour sur le pont de Montereau par les gens du dauphin, depuis Charles VII, qui étoit présent à cette expédition. Cependant les Anglois, qui n'ont jamais manqué de profiter de nos dissensions civiles pour fondre sur nous et nous accabler, firent une invasion dans la Normandie. L'armée françoise, qui étoit allée à leur poursuite, fut mise en déroute et taillée en pièces à cette fatale bataille d'Azincourt. Charles, qui s'y étoit battu avec courage, fut blessé, trouvé parmi les morts et conduit en Angleterre, où il resta prisonnier pendant vingt-cinq ans. Il fut tiré de sa longue captivité par le fils de celui qu'il avoit poursuivi avec tant d'acharnement, par le fils de Jean-Sans-Peur, Philippe-le-Bon, qui lui donna sa fille en mariage. Charles, ayant été mal reçu par le roi, se retira dans ses domaines, et y vécut assez tranquille pendant plusieurs années. Charles VII étant mort, il vint plaider auprès de Louis XI la cause du duc de Bretagne, à qui ce monarque alloit faire la guerre; mais sa générosité lui ayant attiré les reproches les plus sanglants, il quitta de nouveau la cour, et mourut peu de jours après, âgé de soixante-qua

torze ans.

La vie de ce prince ne fut guère, comme on voit, qu'un long enchaînement d'infortunes. On a peine à concevoir comment tant de malheurs et d'agitations purent lui laisser la présence d'esprit et le temps nécessaires pour faire des vers, et des vers amoureux. A la vérité il eut en Angleterre un bien grand loisir ; mais ce loisir n'étoit rien moins qu'agréable. Il étoit fait pour lui inspirer des complaintes plutôt que des

chansons, des rondeaux et des ballades. De retour de sa captivité, il passa quelques années de suite dans ses terres; mais alors il étoit déjà vieux, et le souvenir récent 'du mauvais accueil qu'il avoit reçu à la cour devoit occuper péniblement son esprit. On sait qu'un prince ou un ministre disgrâcié n'est pas trop d'humeur à faire des poésies badines. A quelle époque de sa vie Charles d'Orléans composa-t-il donc les siennes? Voilà ce qu'elles ne disent pas et que je ne puis deviner. Au reste, un fait, pour être difficile à expliquer, n'en est pas moins un fait. Il est constant que Charles d'Orléans a fait de très jolis vers pour son temps; et, sans plus nous embarrasser l'esprit à chercher quand il les a faits, occupons-nous de ce qu'ils sont.

Charles d'Orléans, dans presque toutes ses poésies, chante les plaisirs et les tourments de l'amour. Une certaine grâce naïve, à laquelle le vieux langage contribue beaucoup, en fait le principal mérite. Il y a ordinairement de la délicatesse et du naturel dans les sentiments; la versification en est aussi agréable qu'elle pouvoit l'être dans un temps où les règles de cet art n'étoient fixées pour personne, hormis pour la fameuse Clotilde de Surville. On peut dire des poésies du duc d'Orléans que les beautés qui s'y trouvent appartiennent à l'auteur, et les défauts à son siècle. Parmi ces défauts, le plus choquant pour nous est l'emploi continuel de certains personnages allégoriques, tels que Dangier, Plaisance, Nonchaloir, Loyauté, etc., qui jouent un très grand rôle dans tous les ouvrages du temps. Du reste, notre poète se sert indistincte

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