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SÉTHOS.

OUVRAGE MOINS CONNU QU'IL N'Est digne de L'ÈTRE.

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EN QUOI IL RESSEMBLE

. IL EST A LA FOIS UN LIVRE

AU TELEMAQUE ET EN QUOI IL en diffère.-
D'ÉRUDITION ET UN LIVRE de morale. IDÉE DU SUJET.
L'OUVRAGE. MÉRITE PARTICULIER QUI LE CARACTÉRISE.

DÉFAUTS DE

SÉTHOS est un livre dont bien des gens parlent sans l'avoir lu. Ils ont entendu dire que c'étoit un roman dans le genre du Télémaque, et ils se rappellent la fameuse épigramme terminée par ce vers :

Frappez fort: il a fait Sethos.

Voilà en quoi consiste la connoissance qu'ils ont de l'ouvrage, et sur quoi se fonde le jugement qu'ils en portent. Si je n'ai pas eu le tort d'en parler sans le connoître, j'avois du moins jusqu'à ce moment celui de ne pas l'avoir lu; et je suis bien aise que l'obligation m'en ait été imposée par mes fonctions de critique. Ce n'est pas une lecture tout-à-fait exempte de fatigue et d'ennui; mais on en est souvent dédomnagé par l'érudition, l'esprit, l'imagination et le talent d'écrire, dont l'auteur fait preuve. D'Alembert reconnoît la grande supériorité du Télémaque sur le roman de Séthos, quant à la perfection du style, et surtout à l'art d'unir sans cesse l'agrément à l'instruction;

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<< mais aussi, ajoute-t-il, il n'y a rien dans le Télémaque qui approche d'un grand nombre de caractères, de << traits de morale, de réflexions fines, et de discours quelquefois sublimes qu'on trouve dans Séthos. Je «< n'en apporterai pour exemple que le seul portrait de << la reine d'Egypte en forme d'oraison funèbre, portrait que Tacite eût admiré, et dont Platon eût conseillé « la lecture à tous les rois. » Voltaire partage l'admiration de d'Alembert pour ce morceau. a Le plus « beau caractère que j'aie jamais lu, dit-il, est mal« heureusement tiré d'un roman, et même d'un roman qui, en voulant imiter le Télémaque, est demeuré au-dessous de son modèle. Mais il n'y a rien dans le Télémaque qui puisse, à mon gré, approcher du portrait de la reine d'Egypte, qu'on « trouve dans le premier volume de Séthos. » Voltaire, après avoir cité le passage presque entier, reprend ainsi : « Comparez ce morceau au portrait « que fait Bossuet de Marie-Thérèse, reine de France: « vous serez étonné de voir combien le grand maître d'éloquence est alors au-dessous de l'abbé Terras« son, qui ne passera pourtant jamais pour un auteur classique. » Il est juste d'observer 'que Bossuet faisoit le portrait d'une reine véritable qui, malheureusement pour l'orateur, se trouvoit être une reine insignifiante, tandis que l'abbé Terrasson faisoit un portrait de fantaisie, et l'ornoit à son gré de toutes les perfections qu'il pouvoit imaginer.

«

Le roman de Séthos est généralement regardé comme une imitation du Télémaque. Le rapport le plus réel qui existe entre les deux ouvrages consiste

en ce que, dans l'un et dans l'autre, un jeune prince,
éloigné du pays où il doit régner un jour, parcourt
beaucoup de contrées, s'instruit dans la science des
lois et des mœurs, signale en tous les lieux sa sagesse
et son courage, et rentre enfin dans sa patrie, orné
de toutes les connoissances, de toutes les vertus qui
peuvent faire un grand roi. Mais cette ressemblance
de fond disparoît sous la multitude des différences
qu'offrent le tissu des événements, la description des
lieux et la peinture des caractères. Le style des deux
ouvrages diffère bien plus encore: le style du Télé-
maque est cette prose sagement poétique qui con-
viendroit à la traduction de l'Iliade ou de l'Odyssée;
le style de Séthos n'est autre chose que la diction
tempérée d'un historien en qui la réflexion domine-
roit plus que l'éloquence. S'il falloit absolument trou-
ver un ouvrage avec lequel celui de l'abbé Terrasson
eût un rapport exact, tant pour la forme que pour
le fond, je citerois les Voyages de Cyrus, production
assez médiocre de l'écossois Ramsay, qui fut élève de
Fénélon, et profita bien mieux de ses leçons comme
théologien, que
, que de ses exemples comme écrivain. Ces
Voyages de Cyrus ont, relativement aux aventures,
aux personnages, et principalement au ton du style,
une assez grande analogie avec Sethos; mais l'intérêt
et le talent s'y trouvent à un degré bien inférieur.

L'abbé Terrasson, homme d'une grande érudition, surtout en ce qui regardoit l'état des sciences et des arts chez les anciens, se plut à imaginer un cadre dans lequel il pût faire entrer toutes les notions qu'une immense lecture lui avoit fait acquérir sur

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cette matière; mais ce ne fut pas son unique objet : philosophe à la fois spéculatif et pratique, il avoit à cœur de répandre les principes de haute morale qu'il avoit puisés dans son ame encore plus que dans les écrits des sages: sentant qu'une théorie abstraite n'avoit pas assez de charme pour avoir beaucoup d'influence, il crut ne pouvoir mieux faire que de supposer la pratique, l'application des principes mêmes qu'il vouloit inculquer; en un mot, de présenter sa philosophie sous une forme narrative qui eût l'agrément de la fiction, et parût avoir l'autorité de l'histoire. Sethos est donc à la fois un livre d'érudition et un livre de morale: ces deux sciences sont le fond de l'ouvrage; le roman n'en est que la forme : malheureusement la prétention d'instruire et celle d'amuser s'y montrent beaucoup trop l'une et l'autre: l'utile et l'agréable n'y sont pas fondus avec assez d'art; on regrette que tant de vérités précieuses soient mêlées continuellement de fables qui les décréditent, ou bien que des fictions si attachantes soient sans cesse interrompues par des réalités qui les refroidissent. Les aventures du prince Séthos, séparées du reste, formeroient un roman très intéressant; et l'histoire de la civilisation chez les différents peuples, avant le siége de Troie, feroit, à elle seule, un livre très curieux. D'où vient que, réunies, elles composent un tout médiocre ? C'est, je crois, de ce que l'une des deux parties n'est pas assez subordonnée à l'autre; de ce que celle-ci n'est pas le principal, et celle-là seulement l'accessoire. La duplicité d'objet nuit dans un livre, comme celle d'action et d'intérêt

dans un drame. L'abbé Barthélemy a beaucoup mieux conçu son ouvrage, lorsqu'il n'a prêté au jeune Anacharsis, en voyages et en aventures, précisément que ce qu'il falloit pour amener la peinture des lieux, des mœurs et des personnages de l'ancienne Grèce, qu'il vouloit retracer à nos yeux.

On n'attend pas de moi, sans doute, que je fasse une analyse exacte du roman de Séthos; mais je veux du moins donner en quelques mots une idée du sujet. Séthos, fils du roi de Memphis, est en butte à la haine d'une marâtre, maîtresse absolue de l'esprit de son père. Après avoir été initié aux mystères d'Isis, et avoir acquis une science et une sagesse supérieures à son âge, il va, comme volontaire, défendre son pays dont on attaquoit les frontières. Dans une affaire de nuit, il est blessé et laissé pour mort par les siens : des soldats ennemis s'emparent de lui, le conduisent à un port de la Mer-Rouge, et l'y vendent à des Phéniciens qui l'emmènent à leur suite dans une expédition maritime. Esclave et caché sous le nom de Chérès, simple soldat égyptien, il fait des prodiges de valeur et d'adresse, rétablit la paix entre la Phénicie et la Taprobane, et, pour prix de ce service, obtient des deux puissances une flotte avec laquelle il espère faire le tour de l'Afrique, dont l'extrémité méridionale étoit alors inconnue. Il réussit dans ce projet, purge les côtes qu'il découvre des anthropophages qui les infestoient, y fonde des établissements, et répand partout les bienfaits de la civilisation. Il visite ensuite le fameux pays des Atlantes, et de là se rend à Carthage qu'il sauve de sa ruine, en défaisant, en tuant de sa propre main

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