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sera accordée; et quelle est encore ta prière? et cela sera fait. Et Esther répondit: S'il plaît au roi, qu'il donne aux Juifs le pouvoir de faire encore demain ce qu'ils ont fait aujourd'hui dans Suse, et que les dix fils d'Aman soient pendus. >>

Racine a sensiblement adouci ce trait; néanmoins, il reste encore assez de couleur locale dans sa tragédie d'Esther pour que la fable en pût paraître atroce et ridicule, si elle n'était pas divine: mais elle est divine, et ce caractère transfigure et sanctifie tout aux yeux du poète et de ses contemporains pieux. « On a quelque lieu de s'étonner, écrit Saci expliquant le chapitre vin du livre d'Esther, que Mardochée et Esther, qui procurèrent cet édit, aient pu se porter à un excès si cruel en apparence; mais ces choses se passaient du temps de l'ancienne loi, qui était un temps de rigueur; et d'ailleurs on peut présumer que l'Esprit de Dieu, qui avait conduit jusqu'alors tant la reine que Mardochée, leur inspira aussi bien qu'au roi d'en user ainsi pour des raisons qu'on est plus obligé d'adorer que de pénétrer. » Voilà le point de vue où Racine se plaçait sans effort, parce qu'il était croyant; voilà le point de vue où nous devons savoir nous élever nous-mêmes, au moins par esprit de justice et d'intelligence littéraire. Les poètes grecs ne sont pas responsables des légendes d'Edipe et d'Atrée : c'était le droit de Racine de transporter sur la scène tragique les traditions de la Bible, c'était son droit de les adorer comme saintes, et cette disposition était même pour l'excellence poétique de l'œuvre une condition inappréciable qu'aucun prestige de l'art n'aurait pu suppléer. Le sentiment de l'universelle présence et de l'action unique du Très-Haut n'augmente pas seulement la majesté des tragédies religieuses de Racine; il leur est absolument nécessaire pour absoudre l'action du reproche d'immoralité qu'elle encourt, envisagée sous un aspect humain. Le péché de Joad ne compromet que Dieu.

Une raison toute semblable à celle qui tient nos sympathies écartées des personnes de Joad et de Joas, rend inutile l'accumulation des traits odieux qui nous feraient haïr Athalie et souhaiter son châtiment. Athalie est une grande, une héroïque figure, pour laquelle nous éprouvons plus d'admiration que d d'horreur. Comme

térêt général, non une mesquine ambition personnelle, paraît inspirer sa politique; la conversation de la reine de Juda avec ses officiers et ses prêtres n'a pas un caractère moins noble, moins solide, moins élevé, que l'entretien de Joad et d'Abner :

Ce que j'ai fait, j'ai cru le devoir faire...
Le ciel même a pris soin de me justifier.
Sur d'éclatants succès ma puissance établie
A fait jusqu'aux deux mers respecter Athalie.
Par moi Jérusalem goûte un calme profond.
Le Jourdain ne voit plus l'Arabe vagabond,
Ni l'altier Philistin, par d'éternels ravages,
Comme au temps de vos rois, désoler ses rivages.

Par quelle fatalité cette grande reine court-elle à sa perte? parce qu'il plaît à Jéhovah de répandre sur elle

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ce même esprit qu'Homère personnifie dans la déesse Até, fille de Zeus, et que « le Père des dieux et des hommes » envoyait à toutes les malheureuses victimes que son caprice voulait perdre. A partir de ce moment, Athalie cesse d'être maîtresse d'ellemême :

Ami, depuis deux jours je ne la connais plus.

Ce n'est plus cette reine éclairée, intrépide,

Élevée au-dessus de son sexe timide...

La peur d'un vain remords trouble cette grande âme.
Elle flotte, elle hésite, en un mot elle est femme.

Et lorsqu'enfin la perfidie de Joad a fait tomber cette grande reine dans le piège où elle va trouver la mort, elle peut à bon droit maudire la divinité injuste et s'écrier :

Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit!

Telles sont les idées qui rattachent les tragédies religieuses de Racine au système dramatique de la haute tragédie grecque, et au milieu desquelles le chœur trouve sa place, non comme l'addition artificielle d'une érudition ingénieuse, mais comme le couronnement nécessaire de l'édifice.

Quand on est croyant comme l'était Racine, quand on a comme

art, son génie, enfin son merveilleux esprit, et qu'il s'agit de tirer le parti le plus heureux d'une fantaisie de Mme de Maintenon, le chœur antique renaît alors comme une fleur naturelle; mais le concours des conditions qui rendent la chose possible n'est pas moins étonnant que la chose même.

VII

CONSIDÉRATIONS DIVERSES SUR LES CARACTÈRES

DE SHAKESPEARE

Importance prépondérante de l'action dans la tragédie antique, des caractères dans la tragédie moderne. Que les caractères dans le théâtre de Shakespeare ne se confondent point avec les passions des personnages. De ce qu'il faut entendr

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par idéal et par réalisme. Homère et Shakespeare. — L'héroïsme chez les hommes

du théâtre tragique de Shakespeare.

Force, beauté, grandeur des personnages méchants. Conflits intérieurs de la passion et du devoir, plus habituels à nos tragiques français qu'à Shakespeare. Faiblesse relative de la psychologie de Shakespeare comme peintre du cœur féminin et comme auteur comique.

Les caractères et l'action sont deux parties essentielles de l'art dramatique. Aristote s'est demandé laquelle des deux était la plus essentielle: la réponse qu'il fait à cette question jette un jour assez instructif sur une des principales différences de la tragédie grecque et de la tragédie shakespearienne. Je crois devoir citer le passage presque intégralement; il est ennuyeux, diffus, et il contient des propositions trop vraies qui ressemblent à des tautologies ou à des truismes; mais dans une étude sur la tragédie, la Poétique d'Aristote mérite bien qu'on la cite quelquefois, ne fût-ce qu'à titre de curiosité historique. Tant d'hommes si longtemps n'ont juré que par elle !

« Nous parlerons de la tragédie, écrit Aristote au chapitre VI de sa Poétique; voici comment je la définis : La tragédie est l'imitation de quelque action sérieuse et noble, complète, ayant son juste développement... Cette action étant l'œuvre de personnages qui agissent, ces personnages ont nécessai

conditions qui, d'ailleurs, servent à qualifier aussi les actes humains. Or, il y a deux causes qui déterminent naturellement toutes nos actions: ce sont l'esprit et le caractère, qui, dans la vie également, décident toujours de nos succès ou de nos revers. C'est la fable qui est l'imitation de l'action ; et par fable, j'entends le tissu des faits. Le caractère ou les mœurs, c'est ce qui distingue les gens qui agissent et permet de les qualifier; et l'esprit, c'est l'ensemble des discours par lesquels on exprime quelque chose, ou même on découvre le fond de sa pensée. Ainsi, l'on peut compter dans toute la tragédie six éléments qui servent à déterminer ce qu'elle est et ce qu'elle vaut : ce sont la fable, les mœurs ou caractères, le style, l'esprit ou sentiment, le spectacle et la mélopée... De ces diverses parties, la plus importante sans comparaison, c'est le tissu de l'action; car la tragédie n'est pas seulement une imitation des hommes: c'est aussi l'imitation de leur activité. Le bonheur ne peut consister que dans l'action... Si c'est par les mœurs et le caractère qu'on est tel ou tel, c'est par l'action qu'on est heureux ou bien infortuné.

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Ainsi, l'action et la fable sont la fin propre de la tragédie; et la fin est en tout ce qu'il y a de plus important. On peut ajouter que sans action il n'y aurait pas de tragédie, tandis qu'il y en aurait encore sans les mœurs et les caractères... Mettre à la suite les unes des autres des sentences morales, des phrases et des pensées bien tournées, ce n'est pas faire œuvre de tragédie; la vraie tragédie est plutôt celle qui pèche sous ces rapports, mais qui a une fable et une action bien tissues... Les auteurs qui débutent arrivent à très bien faire pour le style et les mœurs, avant de savoir bien composer l'action; et ç'a été l'écueil de presque tous les anciens poètes. La fable est donc le principe et l'âme, pour ainsi dire, de la tragédie; les mœurs ne viennent qu'en seconde ligne. Un fait analogue se présente dans la peinture. Un peintre aurait beau étendre les plus belles couleurs pêle-mêle sur une toile, il ne nous ferait pas autant de plaisir qu'en traçant une figure au simple crayon blanc. Ainsi, la tragédie imite l'action; et par l'action, elle imite surtout des personnages qui agissent1. »

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