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contradictoires en guerre les uns avec les autres, les femmes de Shakespeare sont promptes à l'action, et, dans son théâtre comme dans la vie, ce sont elles qui mènent le monde.

Les caractères comiques de Shakespeare sont superficiels. Cela tient à la façon toute particulière dont ce poète et les peuples germaniques en général conçoivent la comédie. La fantaisie poétique, et non l'observation morale, est pour eux la vraie muse comique. Voilà pourquoi Molière ne passe pas à l'étranger aussi incontestablement qu'en France pour le maître et le dieu de son art. Il y a là une question de psychologie nationale et d'esthétique, curieuse entre toutes, que je traiterai quand nous aurons terminé nos études sur la tragédie.

VIII

PROGRÈS DE L'IDÉE MORALE DANS LA TRAGÉDIE

Immoralité d'Homère. La fatalité dans Eschyle. Éveil de la conscience dans Sophocle; Edipe à Colone. Sentiment d'Euripide sur la loi du talion. La part du mystère dans le théâtre de Shakespeare.

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« Les hommes, cher Brutus, sont les maîtres de leur destinée : si nous ne sommes que des subalternes, la faute en est à nous et non à nos étoiles. » Ainsi parle Cassius dans la tragédie de Jules César. L'héroïne de Tout est bien qui finit bien, Hélène de Narbonne, pense et s'exprime de même : « Souvent, nous avons en nous les remèdes que nous attendons du ciel. Les destins d'en haut nous laissent une libre carrière; ils ne retardent nos projets que lorsque nous sommes nous-mêmes inertes. » Le développement le plus explicite de cette idée se trouve dans la réflexion suivante d'Edmond, personnage de la tragédie du Roi Lear: « Excellente fatuité des hommes! Notre fortune se trouve-t-elle malade par suite des excès de notre propre conduite, nous accusons de nos désastres le soleil, la lune et les étoiles, comme si nous étions scélérats par nécessité, imbéciles par la volonté impérieuse du ciel, fourbes, voleurs et traîtres par la prédominance des sphères, ivrognes, adultères et menteurs par obéissance forcée à l'influence des planètes, et coupables en tout par violence divine. Admirable subterfuge de l'homme mettre ses instincts à

< Rien en soi n'est mauvais ni bon, dit de son côté Hamlet: c'est la pensée qui fait la qualité des choses. »

Ces textes de Shakespeare renferment toute la morale. Pour qu'une action puisse être imputée à son auteur, deux conditions. sont nécessaires : il faut d'abord qu'il ait été libre de la faire out de s'en abstenir; il faut en outre que son intelligence y ait eu part. L'acte extérieur n'entraîne aucune responsabilité, s'il est une suite de la contrainte, ou s'il est accompagné d'ignorance naïve chez celui qui le commet. - Voilà des vérités qui nous semblent bien incontestables aujourd'hui; mais l'homme ne les a pas toujours admises ou connues, et il lui a fallu beaucoup de temps pour les comprendre et pour les recevoir dans toute leur évidente clarté.

La haute antiquité s'en rendait compte à peine. Considéraitelle, oui ou non, comme responsables les instruments passifs du pouvoir supérieur des dieux? et d'abord, lorsqu'on admettait ces sortes de personnes dans les représentations de l'art, entendaiton qu'elles fussent réellement passives dans la force du terme et privées de toute liberté? Pour qualifier une action, le fait extérieur, matériel, brutal, suffisait-il, ou bien jugeait-on nécessaire l'intervention morale et spirituelle de la volonté intelligente? Les œuvres des poètes sont pleines, à cet égard, d'une obscurité, d'une incertitude, qui a permis de soutenir avec une probabilité égale les thèses les plus contradictoires sur le vrai fond de leur pensée; car on y rencontre autant de textes favorables que de textes contraires à l'idée d'une fatalité omnipotente et d'une justice de pure forme.

L'opinion commune est que la conception étroite et sombre d'une immuable destinée, d'une justice toute plastique, règne presque sans partage dans la tragédie d'Eschyle; que Sophocle a fondu dans une belle harmonie la liberté intérieure de l'homme et l'action surnaturelle des dieux; et qu'enfin, avec Euripide, la vraie notion de la personnalité et de la responsabilité humaine, achevant de se dégager des ombres de la mythologie, empiète décidément surle domaine divin et fait prévoir que bientôt elle occupera seule le théâtre. En gros, cette opinion est juste; d'Eschyle

morale est devenue plus nette pour l'esprit humain. Mais le génie, dans ses libres allures, se plaît à contrarier nos arrangements trop systématiques, et l'une de ses surprises favorites est de changer, en devançant son époque, l'ordre régulier de la philosophie de l'histoire. Eschyle, penseur plus vigoureux et plus profond que ses deux grands successeurs, s'est occupé plus qu'eux du mystère de l'homme et de la destinée; s'il n'a pas clairement proclamé la liberté morale, il la pressentait du moins, il y aspirait de toute son ame; on voit qu'il voudrait échapper à la Fatalité qui l'obsède, et le spectacle de cette lutte d'une grande pensée avec le plus grand des problèmes est aussi tragique que ses tragédies. Sophocle est calme, harmonieux, parce qu'il est plus indifférent et plus exclusivement artiste. Euripide est plein de nouveautés heureuses et fécondes; mais il lui arrive de se contredire, parce qu'il est moins sérieux qu'Eschyle, moins artiste que Sophocle, et parce que les idées nouvelles qu'il porte sur la scène ne sont pas tant le résultat de ses méditations personnelles que l'écho de la philosophie du jour. Voilà, je crois, toute l'explication de ce que l'histoire de l'idée morale chez les trois grands tragiques de la Grèce peut offrir d'incohérent et d'inconséquent. Essayons de débrouiller et de suivre pas à pas les vicissitudes progressives par lesquelles cette idée a passé, jusqu'à l'heure où, dans le théâtre de Shakespeare, Cassius et Hamlet la formuleront en ces termes nets et péremptoires : « Les hommes sont les maîtres de leur destinée; si nous ne sommes que des subalternes, la faute en est à nous et non à nos étoiles. » - «Rien en soi n'est bon ni mauvais; c'est l'intention qui fait la qualité des choses. >>

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Rien de plus superficiel que la morale d'Homère. Dans les poèmes homériques, la conscience humaine est encore endormie; l'idée du péché n'existe pas. La religion proprement dite est active et intense; les dieux sont étroitement mêlés à tous les actes de la vie des hommes mais faire la volonté des dieux, ce n'est pas nécessairement faire le bien, tant s'en faut! « Autolycus, le noble père de la mère d'Ulysse, l'emportait sur tous les hommes par le vol et par le parjure c'était un don qu'il tenait d'un

moyennant une quantité convenable de cuisses de veau ou de mouton, brulées en l'honneur du dieu qu'on voulait corrompre. Athéné, la plus pure des divinités de l'Olympe, favorisait non seulement le stratagème, mais la fraude; elle tombe d'accord avec Ulysse qu'elle et lui sont les plus ingénieux fabricateurs de ruses, lui parmi les hommes, elle parmi les dieux. Zeus est appelé dans l'Iliade et dans l'Odyssée le père des hommes » ; singulier père, qui a tous les caprices d'un despote, et dont la tyrannie fantasque arrache à ses victimes ce cri du cœur: « Père Zeus, il n'y a point de dieu plus malfaisant que toi! C'est lui, en effet, qui non seulement s'amuse à détruire les villes, à tuer les hommes, mais qui encore les trompe par de faux avis, les égare pour les perdre, en envoyant sur la terre sa fille Até, la déesse de l'esprit d'imprudence et d'erreur'. Zeus est donc le principe du mal autant que du bien. Les hommes ne sont point responsables de leurs actions, puisqu'un dieu leur donne ou leur ôte le courage, la sagesse, la vertu. Nulle part cette complicité prépondérante des dieux n'est plus naivement rendue sensible que dans le passage suivant de l'Odyssée : « Égisthe séduisait par ses paroles l'épouse d'Agamemnon. La noble Clytemnestre refusa d'abord de consentir, à cet acte infàme; car elle avait l'âme vertueuse, et près d'elle était un aède auquel le fils d'Atrée, en partant pour Troie, avait instamment recommandé de veiller sur sa femme; mais, quand la volonté des dieux la força de succomber, Égisthe transporta l'aède dans une île déserte, où il l'abandonna pour être la proie des oiseaux; puis, au gré de leur désir mutuel, il amena Clytemnestre dans sa maison. Il brûla bien des cuisses sur les saints autels, suspendit bien des offrandes, des tissus, de l'or, pour prix du grand succès qu'il avait obtenu. »

Une des formes les plus épouvantables de la Fatalité antique, c'est l'idée, commune aux Grecs et aux Hébreux, vivace encore et profondément enracinée dans l'esprit humain, du péché et du malheur transmis par contagion ou par hérédité. Dans un poème où Hésiode croit pourtant célébrer l'équité de la Providence, il

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