Images de page
PDF
ePub

XIII

SPECTRES ET DÉMONS DANS MACBETH, DANS LES AUTRES TRAGÉDIES DE SHAKESPEARE ET DANS LE THÉATRE ANTIQUE ET MODERNE EN GÉNÉRAL.

Foi d'Eschyle aux démons; réalité des apparitions dans son théâtre. Scepticisme d'Euripide; simples hallucinations de son Oreste. Que les apparitions dans le théâtre de Shakespeare sont tantôt objectives et tantôt subjectives. Superstitions communes à tous les hommes et particulières au XVIe siècle. Réalité historique des sorcières de Macbeth. Tendances trop rationalistes de la nouvelle exégèse de Shakespeare. Caractère à la fois objectif et subjectif du fantôme du vieil Hamlet. Rêve de Richard III. - Première hallucination de Macbeth: le poignard fantastique. - Apparition de l'ombre de César à Brutus. Seconde hallucination de Macbeth: le spectre de Banquo. Le spectre

[ocr errors]

de Ninus dans la Sémiramis de Voltaire; une erreur de Lessing.

La tragédie de Macbeth est de toutes celles de Shakespeare la plus ressemblante par la forme et par le fond aux grandes compositions de l'antique tragédie. Elle a l'unité et la rapidité du drame classique; rien n'y complique, rien n'y retarde la marche de l'action, qui, de la première scène à la dernière, tend à grands pas vers la catastrophe. Le caractère plastique de la haute tragédie grecque se retrouve dans cet ouvrage jusqu'à un certain point l'intérêt du spectacle est plutôt dans les événements extérieurs que dans les sentiments intimes des personnages; l'activité du héros est toute dirigée vers des résultats concrets, matériels, et si l'on compare Macbeth aux autres tragédies de Shakespeare, on y trouvera relativement peu de psychologie, beaucoup plus, à coup sûr, que dans un drame d'Eschyle, mais

plus sublime que pathétique, où règne surtout la terreur, sentiment voisin de l'admiration, et où la pitié, bien que présente aussi, ne cause à la sensibilité aucun malaise prolongé et pénible. Mais ce qu'il y a de plus antique dans la tragédie de Macbeth, c'est l'action visible d'un pouvoir surnaturel comprimant dans une certaine mesure ou paraissant comprimer la liberté humaine; on y rencontre ces oracles ambigus qui, en s'accomplissant au pied de la lettre, trompent celui qui s'y était confié; on y rencontre surtout ces puissances démoniaques, qui, lorsqu'elles ont une fois paru sur la scène épouvantée, n'ont pas besoin de continuer à l'occuper pour remplir le drame du sentiment de leur présence et de leur domination.

Tous les critiques qui ont parlé des apparitions dans le théâtre d'Eschyle, ont été obligés d'aller jusqu'à Shakespeare et de s'arrêter là pour trouver son émule dans l'art d'évoquer les démons et les fantômes, et il n'y a qu'une voix dans la littérature pour dire qu'Eschyle et Shakespeare sont les seuls poètes qui aient su faire usage du surnaturel. Est-ce parce qu'ils ont été des artistes plus habiles que les autres à exploiter ce coin de superstition que l'on découvre au fond de toutes les natures d'hommes? ou bien est-ce parce qu'ils rencontraient dans les croyances populaires de leur temps un appui solide, qui manque aux poètes des âges plus éclairés? Je ne vois aucune raison pour ne pas admettre à la fois les deux explications. Le théâtre du moyen âge évoquait les puissances du ciel et de l'enfer; il rencontrait alors la foi, qui faisait naïvement accepter ces apparitions; mais il n'avait point l'art, qui pourrait nous les faire admirer aujourd'hui. Goethe, dans Faust, Byron, dans Manfred, ont mis des spectres et des démons sur la scène : ce n'est ni le talent ni le génie qui manquait à ces deux grands poètes; mais leur merveilleux ne produit pas un puissant effet dramatique, parce qu'il a quelque chose d'artificiel et qu'il ne procède point d'une harmonie profonde de l'inspiration poétique avec les croyances contemporaines du peuple. Cette double condition, d'un art tout à fait supérieur et d'une inspiration profondément d'accord avec l'instinct populaire, Eschyle et Shakespeare, seuls parmi les poètes anciens et modernes, l'ont pleinement remplie.

Eschyle croyait aux démons. Les Euménides pour lui n'étaient

grecque dans une position tragique vis-à-vis de son père. Tant qu'elle se borne à guider les pas errants d'un vieillard aveugle et persécuté, elle a son analogue plutôt dans le fidèle Kent ou mieux encore dans Edgar, que dans Cordelia.

A l'égard des caractères, voici ce qu'il y a de plus intéressant à observer: Antigone est plus idéale; Cordelia, plus réelle; la première est un type hautement général, presque abstrait; la seconde est une personne unique douée d'une physionomie distincte et délicatement nuancée. Otez à Antigone les quatre ou cinq vertus qui constituent sa noble nature, la piété filiale, la piété fraternelle, la piété envers les morts, l'amour de la vérité et l'obéissance au devoir: on ne voit pas trop quelle idée pourra rester du personnage dans notre imagination; Cordelia, au contraire, existe indépendamment des grandes qualités morales de son rôle. Elle n'est pas la simple incarnation de l'amour filial ou du respect de la vérité: elle est Cordelia, c'est-à-dire un certain individu ayant son cachet original. Un de ses signes particuliers était une excessive réserve; la pudeur qui retient dans la première scène l'expression de ses sentiments naturels et qui cause la fureur du roi, caractérise tout ce qui sort de sa bouche dans les deux ou trois occasions fort rares où cette créature si discrète se produit devant nos yeux. Jamais ses paroles ne rendent toute sa pensée; plus son émotion est profonde, plus l'éloquence lui fait défaut. Elle dit très peu de mots à son vieux père, qui se réveille entre ses bras. D'ailleurs, elle n'a pas besoin de parler; ce n'est pas ce qu'elle dit, ce n'est pas même ce qu'elle fait, qui attire notre sympathie : c'est sa personnalité physique et morale; nous l'aimons, parce qu'elle exerce sur nous un charme, comme elle en exerçait un sur le roi, qui, avant d'avoir perdu toute sa raison, avait pour elle une préférence de cœur; comme elle en exerçait un aussi sur le fou, qui, depuis le départ de sa jeune maîtresse pour la France, est tombé dans une noire mélancolie. Notre oreille entend le son de sa voix, qui « était toujours douce, calme et basse ». Elle vit enfin dans notre souvenir, où son image demeure fixée par le portrait si ressemblant qu'un chevalier nous fait d'elle, au moment où elle reçut une lettre de Kent qui l'informait de la cruauté de ses sœurs et du

[ocr errors]

«KENT. Notre lettre a-t-elle arraché à la reine quelque démonstration de douleur?

LE CHEVALIER.

[ocr errors]

Oui, Monsieur, elle l'a prise, l'a lue en ma présence; de temps à autre une grosse larme oscillait sur sa joue délicate; on eût dit qu'elle dominait en reine son émotion, qui, rebelle obstinée, cherchait à régner sur elle.

KENT. Oh! elle a donc été émue!

LE CHEVALIER. —Pas jusqu'à l'emportement; la patience et la douleur luttaient à qui lui donnerait la plus suave expression. Vous avez vu le soleil luire à travers la pluie : ses sourires et ses larmes apparaissaient comme au plus beau jour de mai... KENT. — N'a-t-elle pas fait quelque observation?

LE CHEVALIER.

[ocr errors]

Oui, une fois ou deux, elle a soupiré le nom de père, haletante comme s'il lui oppressait le cœur. Elle s'est écriée Mes sœurs! mes sœurs !... Opprobre des femmes! mes sœurs! Kent! mon père! mes sœurs! Quoi! pendant l'orage! pendant la nuit! Qu'on ne croie plus à la pitié! Alors elle a secoué l'eau sainte de ses yeux célestes et, baissant la tête, a éclaté en sanglots; puis, brusquement, elle s'est échappée pour être toute à sa douleur. »

Cordelia n'est pas une figure purement idéale, comme Imogène. Par un heureux effet des légères imperfections d'esprit, sinon de cœur, que l'art du poète lui a prêtées et qui ne sont chez elle qu'une grâce de plus, elle est vraie d'une vérité réelle. Là est la principale différence de cette tendre créature avec la fière Antigone, dont la beauté morale est d'un ordre plus qu'humain. Mrs Jameson a bien rendu les deux sortes d'impression que font sur nos âmes, d'une part, la grandeur de la fille aînée d'Edipe, d'autre part, le charme sympathique de la cadette du roi Lear, lorsqu'elle a dit qu'à l'héroïne grecque nous donnons notre admiration, nos larmes à Cordelia.

XIII

SPECTRES ET DÉMONS DANS MACBETH, DANS LES AUTRES TRAGÉDIES DE SHAKESPEARE ET DANS LE THÉATRE ANTIQUE ET MODERNE EN GÉNÉRAL.

Foi d'Eschyle aux démons; réalité des apparitions dans son théâtre. Scepticisme d'Euripide; simples hallucinations de son Oreste. Que les apparitions dans le théâtre de Shakespeare sont tantôt objectives et tantôt subjectives. · Superstitions communes à tous les hommes et particulières au XVIe siècle. Réalité historique des sorcières de Macbeth. Tendances trop rationalistes de la nouvelle exégèse de Shakespeare. Caractère à la fois objectif et subjectif

[ocr errors]

du fantôme du vieil Hamlet. Rêve de Richard III. - Première hallucination de Macbeth: le poignard fantastique. — Apparition de l'ombre de César à Brutus. - Seconde hallucination de Macbeth le spectre de Banquo. de Ninus dans la Sémiramis de Voltaire; une erreur de Lessing.

Le spectre

La tragédie de Macbeth est de toutes celles de Shakespeare la plus ressemblante par la forme et par le fond aux grandes compositions de l'antique tragédie. Elle a l'unité et la rapidité du drame classique; rien n'y complique, rien n'y retarde la marche de l'action, qui, de la première scène à la dernière, tend à grands pas vers la catastrophe. Le caractère plastique de la haute tragédie grecque se retrouve dans cet ouvrage jusqu'à un certain point l'intérêt du spectacle est plutôt dans les événements extérieurs que dans les sentiments intimes des personnages; l'activité du héros est toute dirigée vers des résultats concrets, matériels, et si l'on compare Macbeth aux autres tragédies de Shakespeare, on y trouvera relativement peu de psychologie, beaucoup plus, à coup sûr, que dans un drame d'Eschyle, mais

« PrécédentContinuer »