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prendre qu'Aristophane ne développe pas d'intrigues, ne pein pas de caractères; que son comique est une gaieté sans frein et une fantaisie sans bornes poétisant la satire des mœurs publiques; qu'il est tantôt lyrique et tantôt grossier, à la fois cynique et charmant, tel enfin que Voltaire a pu l'appeler un bouffon indigne de présenter ses farces à la foire, et que Platon a pu dire : Les Grâces, choisissant un tombeau, trouvèrent l'âme d'Aristophane. Ce qui est instructif, c'est de montrer que les personnages de Calderon sont des idées abstraites, leurs discours une rhétorique pompeuse parée de toutes les splendeurs de la poésie, et le comique de ces pièces froides et brillantes un ingénieux imbroglio. Ce qui nous instruit, c'est la page où M. Guizot définit avec tant de netteté les caractères de la comédie shakespearienne1, et celle où Henri Heine oppose si spirituellement ces caractères à la nature de l'esprit français2. Ce qui nous intéresse enfin, c'est de nous répéter, fût-ce pour la millième fois, que Molière seul a surpris le comique au sein de la nature, qu'il n'a pas cherché à dire de bons mots, à faire briller son imagination ou son esprit, mais à peindre le cœur humain et à être vrai, qu'en un mot son comique est un comique moral. Les caractères spéciaux de chaque grand poète et de chaque grand théâtre, voilà la seule chose vraiment instructive et intéressante dans les études de la critique; quant aux caractères généraux qui peuvent être communs à tous les théâtres et à tous les poètes, les prendre pour le principal objet de l'analyse littéraire, c'est, sous une apparence d'esprit philosophique, s'attacher à ce qui est superficiel, c'est poursuivre l'ombre pour le corps. La recherche des idées générales est la chimère du platonisme; Aristote n'a-til pas démontré aux platoniciens qu'en toutes choses l'étude des espèces est plus instructive que celle des genres, et qu'à mesure qu'on remplace davantage les abstractions et les généralités par des notions particulières et concrètes, on augmente, avec l'intensité de la vie, l'intensité de l'intérêt?

Ce que je viens de dire de l'idée du comique, je le dirai de l'idée de la poésie : fausse, si elle est originale et précise; vague et banale, si elle est vraie.

1. Voy. plus haut, p. 330.

2. Page 333.

Il n'est pas possible de la définir à posteriori; car on nie que toutes les œuvres en vers soient poétiques, on conteste que tous les genres même de versification le soient, et pour savoir où prendre les éléments de notre définition, pour décider si le poème didactique, la satire et la comédie nouvelle doivent être éliminés d'emblée, comme quelques-uns le veulent, il faudrait avoir une idée préalable de la poésie : ce qui fait un cercle vicieux.

Il n'est pas possible de la définir à priori; car on ne le peut qu'au moyen de la grande méthode des contraires, qui est, nous l'avons vu, une mauvaise plaisanterie de la logique. On oppose la poésie à la prose, mais qu'est-ce que la prose? et pourquoi ne l'opposerait-on pas aussi, comme Lessing l'a fait, aux arts du dessin, ou bien encore à la musique? Que sort-il de cette opposition? ce qu'on veut, suivant le terme de contradiction qu'on a choisi.

Les Allemands disent qu'il n'y a point de poésie quand la réalité est peinte telle qu'elle est, quand la raison gouverne et tempère l'imagination, quand les mathématiciens, les marchands, les notaires, bref les esprits exacts, positifs ou pratiques, ne font pas au poète l'honneur de ne l'entendre point. Quelle étrange étroitesse! Pourquoi restreindre le domaine de la poésie à celui de la fantaisie? Pourquoi défendre à l'imagination de faire alliance avec la raison et, si cela lui plaît, de se subordonner librement à elle ? Pourquoi exclure Molière du céleste chœur, parce qu'il est le poète, non de quelques rêveurs, mais de l'humanité, et parce que sa pauvre servante le comprenait mieux que certains savants? Pourquoi Orgon, Tartuffe, Chrysale, Argan, Alceste, seraient-ils des objets moins dignes de la poésie qu'Obéron, Titania, Fleur-des-Pois ou Grain-de-Moutarde? Pourquoi la lune enfin serait-elle plus poétique que le soleil?

Mieux vaut s'en tenir aux vieilles définitions de la philosophie grecque et appeler la poésie une imitation belle avec Aristote, ou avec Platon une création cela ne veut pas dire grand chose et ne mène pas bien loin; mais au moins cela est vrai.

On voit maintenant la vanité de la méthode qui consiste à déter

pas comique, et à définir celle de la poésie pour faire voir qu'il est ou n'est pas poète1. Ce que je reproche aux critiques allemands, ce n'est point de préférer Shakespeare ou Aristophane à Molière, c'est d'avoir la prétention de fonder leur préférence sur la moindre raison de l'ordre logique. On est toujours libre de ne pas trouver une sauce excellente; mais, si nous la trouvons bonne, c'est perdre son temps et sa peine que de nous démontrer qu'elle est mauvaise et qu'une autre vaut mieux, soit d'après les règles du cuisinier grec, comme le voulait l'ancien dogmatisme, soit d'après l'idée de la sauce en général, comme le fait le nouveau.

Je me propose, toujours sur les pas de Molière et de Kant, de montrer dans le chapitre qui va suivre qu'il n'y a point d'autre principe de la critique littéraire que le goût, c'est-à-dire la liberté, avec tous ses périls d'erreur, avec l'esprit de prudence et les autres qualités que l'expérience et l'éducation peuvent lui faire acquérir, mais sans rien absolument qui relève de la science ni de la logique, sans gage aucun de certitude.

1. C'est en suivant une méthode exactement pareille que Lessing, grand définisseur, a porté sur la Fontaine un jugement célèbre par son absurdité. Il a défini la fable, et, en vertu de sa définition, il a démontré que l'auteur des Animaux malades de la peste n'est pas un bon fabuliste

III

ANALYSE DU GOUT CONSIDÉRÉ COMME PRINCIPE DE LA

CRITIQUE LITTÉRAIRE

Comment Molière définit le goût dans la Critique de l'École des femmes. — Liberté du jugement de goût; sens et limites de cette liberté; union nécessaire du goût avec l'intelligence. Comment se fait la culture du goût. Les classiques. Que le goût ne peut rien prouver logiquement, et que néanmoins il doit raisonner; fausseté de la maxime De gustibus non disputandum. — Double sens de ce mot, perfectionnement du goût: 1° élargissement; 2° épuration. Impossibilité de concilier théoriquement ces deux choses, et nécessité de les admettre l'une et l'autre. Antinomie de l'intelligence et de la sensibilité. — Que la sensibilité est l'âme de la critique; prétention vaine de l'école historique, qui veut la supprimer. Services immenses rendus d'ailleurs par l'histoire à la critique littéraire.

Molière, dans la Critique de l'Ecole des Femmes, définit ainsi le goût : « Du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde on se fait une manière d'esprit qui, sans comparaison, juge plus finement des choses que tout le savoir enrouillé des pédants. >> Cette manière d'esprit me remet en mémoire ce que Socrate, dans Platon, dit de la rhétorique. Au grand scandale de Gorgias et surtout de Polus, disciple naïf de ce rhéteur, Socrate ose avancer que la rhétorique n'est ni un art ni une science, et l'appelle une espèce de routine, prepiά Tis. Car, dit-il, « c'est l'instinct qui la dirige et non des principes. Et, par les dieux, Polus! si je ne craignais de faire de la peine à Gorgias, je te dirais une chose; mais j'ai peur que ce ne soit un peu impoli. Quelle chose donc, Socrate, s'il te plaît? — C'est que la rhétorique me semble une profession du même genre que la cuisine. La critique littéraire n'est point une science, et ce n'est pas un art non plus : c'est une espèce de routine; le principe ou, pour mieux dire, l'instinct qui la dirige est une manière d'esprit,

A égale distance de l'homme de goût se trouvent d'une part le pédant, qui juge de la beauté d'une œuvre d'art non d'après l'impression directe que sa sensibilité a reçue, mais d'après des règles ou des théories; d'autre part l'ignorant, le sot, qui s'en tient à la sensation pure dans ce qu'elle a de puéril et de superficiel. Par exemple, le sot est celui qui, à une représentation de l'Ecole des Femmes, voyant Arnolphe recevoir un coup par la maladresse d'un lourdaud qu'il a pris à son service à cause de sa simplicité, rit, non parce que ce coup est comique et tout à fait en situation, mais parce que c'est un coup; le sot est encore celui qui, entendant le même Arnolphe faire à Agnès cette question d'un comique sublime :

Pourquoi ne m'aimer pas, madame l'impudente?

n'est point frappé de l'incomparable beauté du trait, mais ne prend plaisir qu'aux roulements d'yeux et aux contorsions du pauvre homme. Qu'un acteur, en traversant le théâtre, vienne à trébucher par hasard et tombe sur son nez, le sot s'amusera de cette chute autant que de la comédie elle-même. Ce personnage sans éducation et sans esprit, ce sot, en trois lettres qui disent tout, nous le connaissons pour l'avoir souvent rencontré ; il se nomme « le marquis» dans la Critique de l'Ecole des Femmes. Nous connaissons aussi le pédant, nous avons étudié et critiqué son rôle; dans Molière, son nom est « monsieur Lysidas». — Aussi loin du marquis que de M. Lysidas, aussi loin du sot que du pédant, voici maintenant la personne de goût : c'est celle qui, ayant un simple bon sens naturel, cultivé par le commerce du monde, dit Molière, et nous pouvons ajouter le commerce des livres, << se laisse aller de bonne foi aux choses qui la prennent par les entrailles ». Dans la Critique de l'Ecole des Femmes il y a un homme de goût, Dorante, et une femme de goût, Uranie.

Voyons-les à l'œuvre. M. Lysidas avait dit : « Peut-on souffrir une pièce qui pèche contre le nom propre des pièces de théâtre? Car enfin le nom de poème dramatique vient d'un mot grec qui signifie agir, pour montrer que la nature de ce poème consiste dans l'action; et dans cette comédie-ci il ne se passe point d'ac

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