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de Job, indiquant exactement quelle dose de la vertu de ce patriarche est nécessaire pour supporter telle ou telle vexation. Il mesure avec le même scrupule chaque nombre, chaque grandeur, chaque somme d'argent. L'expression « laveuse de vaisselle » a plus de vie, plus de couleur à ses yeux que celle de « fille de cuisine », et s'il nous montre une laveuse de vaisselle à l'ouvrage, il ne lui suffit pas de dire qu'elle est à nettoyer des assiettes, il tiendra à nous apprendre qu'elle récure une poissonnière. La blessure de l'oncle Toby, il faut que nous le sachions, a été reçue à environ trente toises de l'angle de retour de la tranchée, en face de l'angle saillant du demi-bastion de SaintRoch; l'os pubis et le bord extérieur de la partie du coxendix appelée os ilium ont été horriblement écrasés, et « c'est un grand bonheur que le mal considérable fait à l'aine de mon oncle ait été produit plutôt par la grosseur et l'irrégularité de la pierre que par sa force projectile ».

Sterne a rendu cette idée : Quand une femme est en couches, toutes les femmes de la maison prennent un air important, dans une phrase qui est le nec plus ultra, le chef-d'œuvre du style humoristique, et après laquelle il faut, comme on dit, tirer l'échelle :

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« De toutes les énigmes de la vie conjugale, dit mon père en traversant le palier afin d'appuyer son dos contre le mur pendant qu'il exposerait son idée à mon oncle Toby, de toutes les énigmes embarrassantes de l'état de mariage et vous pouvez m'en croire, frère Toby, il y en a plus de charges d'âne que toute l'écurie des ânes de Job n'en aurait pu porter, il n'en est aucune qui me semble aussi pleine d'inextricables mystères que celle-ci : Pourquoi, dès l'instant où madame est portée dans son lit, toutes les femelles de la maison, depuis la femme de chambre de madame jusqu'à la fille qui balaye les cendres, en deviennentelles plus grandes d'un pouce et se donnent-elles plus d'airs pour ce seul pouce que pour tous les autres pouces ensemble? »

J'ai achevé de collectionner toutes les définitions partielles de l'humour, et l'impression qui résulte sans nul doute de cette longue revue préliminaire, c'est que l'humour est un genre d'esprit

tricité; il se réjouit de déconcerter la logique et la raison; il donne à ses personnages grotesques des qualités morales qui nous les rendent chers et sympathiques; il a une prédilection de cœur pour les humbles, les fous, les ignorants, les sots, pour tous les déshérités de la nature; il s'attendrit, en passant, sur une pauvre bête qui souffre, et au fond il estime qu'

Un âne,

Pour Dieu qui nous voit tous, est autant qu'un ânier;

il affectionne les contrastes entre les choses qu'il dit et la façon dont il les dit ; il est volontiers cynique et brutal; il attache bout à bout la poésie la plus haute à des objets obscènes ou immondes, comme un brillant bouquet de plumes de paon à la queue d'un porc; enfin il prend dans sa manière d'écrire le contrepied du précepte de Buffon, évite les termes généraux qui ont de la noblesse, et recherche la familiarité pittoresque et le détail précis qui anéantissent le sérieux.

Comment ramener à un principe unique cette extrême diversité d'éléments contradictoires et incohérents en apparence? Où est la source, l'idée mère, la cause génératrice de ce talent sibizarre? Quelle est, en un mot, la philosophie de l'humour? C'est ce que je chercherai dans le chapitre qui va suivre.

VII

PHILOSOPHIE DE L'HUMOUR, AVEC UN APERÇU SUR L'HISTOIRE DE CE GENRE D'ESPRIT.

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Explication de Rapprochement inso

L'humour considéré comme le contraire de la gravité. — L'idée du néant universel. Différence entre l'humoriste et l'auteur comique ordinaire. l'amour de l'humoriste pour ses personnages grotesques. lent de tous les contrastes.

de l'art.

Loi de contradiction de l'humour en tant que forme L'humour chez les Babyloniens; chez les Perses; dans la décadence romaine; au moyen âge. La fête des fous. - La danse des morts. - L'Ecclésiaste. - L'humour des Espagnols. — L'humour des Anglais. — Rabelais. — Villon. - Pascal. Voltaire. Humoristes du XIXe siècle.

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J'emprunterai un instant à Guillaume Schlegel sa fameuse méthode des contraires pour donner une dernière définition de l'humour, plus précise, plus profonde, plus intéressante que toutes celles qui ont passé devant nos yeux, mais peut-être aussi moins applicable à la grande généralité des cas où les hommes ont coutume d'employer ce terme. J'opposerai à l'humour l'état d'esprit qui lui est le plus contraire: cet état, c'est la gravité.

Écartons avant tout les idées de tristesse et de morgue qu'on associe d'habitude au mot gravité, mais qui sont étrangères à la notion de la chose. Qu'est-ce qu'un homme grave? c'est simplement un homme qui se prend lui-même au sérieux et qui prend les choses au sérieux; c'est, selon l'étymologie, un homme qui pèse. J'entends le verbe peser dans les deux sens, au sens neutre et au sens actif: l'homme grave, gravis, a du poids, du lest, comme on dit par métaphore; dans l'ordre général du monde il

1. On se souvient que Schlegel fonde toute sa théorie de la comédie sur une pré

pèse pour sa partou croit peser; et, en outre, il a une balance dans laquelle il pèse toutes choses. Cette double idée de poids, figurée sous les deux symboles du lest et de la balance, telle est la signification complète du mot gravité.

L'homme grave, ai-je dit, prend tout au sérieux, et d'abord sa propre personne. Rire de lui-même, manquer au respect qu'il se doit, se donner un petit soufflet sur la joue ou la moindre chiquenaude sur le bout du nez, déroger tant soit peu à sa dignité de sénateur, de député, de ministre, d'évêque, de magistrat, de professeur, de gendarme, etc., la pensée ne saurait lui en venir. Il envisage avec le même sérieux le monde, la société, les hommes, toutes choses. Cela, répétons-le encore, ne signifie point qu'il voit tout en noir, qu'il prend tout au tragique; non, c'est un esprit juste, parfaitement réglé, mesuré et sensé. Chaque chose à sa place; rien de trop : voilà ses devises. Il sait qu'il y a un temps pour rire et un temps pour pleurer; il sait qu'il y a des choses qui sont gaies et d'autres choses qui sont tristes. L'homme grave rit donc lui aussi et s'égaie, mais seulement des objets convenables et aux heures convenables. Il croit à une valeur réelle et relative des choses. Il a des opinions arrêtées, des principes, des convictions. Il a aussi des passions: elles donnent du sérieux à la vie.

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La gravité est l'état normal de l'homme, son état de santé et d'équilibre. Mais, de même que la vertu, elle a ses hypocrites, et l'immense majorité des hommes n'en possède que quelques faux dehors. « La forme, la fo-orme, disait Brid'oison; on-on doit rem-emplir les formes.» «Dans toutes les professions, écrit La Rochefoucauld, chacun affecte une mine et un extérieur pour paraître ce qu'il veut qu'on le croie; ainsi on peut dire que le monde n'est composé que de mines. » Et encore : « La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l'esprit. »

Voilà l'humour presque défini, mais négativement et par son contraire; nous n'avons qu'à retourner les termes de notre définition de la gravité.

L'humoriste ne prend rien au sérieux, ni les hommes, ni les choses, ni lui-même. Pourquoi? veut-il seulement contredire cette

qu'il n'a pas su s'élever jusqu'à la vraie gravité et atteindre les sommets d'où l'on découvre le rapport et la raison des choses? Non; il a tout vu, tout compris, et il a jugé que tout n'est qu'une farce. L'idée du néant universel est le fond de sa philosophie. Il méprise tout, ou plutôt il rit de tout, sans colère, sans amertume et sans passion, car la passion est sérieuse. Rien, à ses yeux, ne mérite l'honneur d'être distingué dans ce grand amas de vanités qui constitue l'univers moral; surtout il ne fait pas de distinction entre la folie et la sagesse. Il n'y a point de sages, il n'y a point de fous; mais le monde entier est fou, et lui-même non moins que les autres. Car il ne se prend pas plus au sérieux que le reste de l'univers; un de ses traits les plus caractéristiques est une perpétuelle raillerie intérieure qui a pour objet sa propre personne; l'humoriste possède par excellence l'art de se dédoubler et d'offrir la moitié de son individu en spectacle à l'autre moitié. A toute heure, je veux dire en temps et hors de temps, il se coiffe du bonnet à grelots; et léger, turbulent, irrévérencieux, brouillant tout, confondant tout à plaisir, il brise d'un petit coup de sa marotte la balance de la gravité.

Par là, l'humoriste se sépare profondément des auteurs ordinaires de satires et de comédies. Le satirique ordinaire flagelle les vices ou fustige les ridicules du ton âpre et caustique de l'homme exempt lui-même, par hypothèse, des infirmités dont il fait le tableau. Le poète comique ordinaire produit sur son théâtre des sottises spéciales : l'avarice, l'affectation, la couardise, l'ignorance, la pédanterie, etc. Et quelles sortes de personnes invite-t-il au spectacle? des dames et des messieurs bien raisonnables, pour lesquels il témoigne la considération la plus respectueuse, des femmes très graves et des hommes très haut juchés sur leur cravate, qui se rengorgent dans leur sagesse, rient d'un rire sec et hautain en regardant la scène, et rendent grâce au ciel, comme le Pharisien orgueilleux, de n'être point comme ces genslà: «Messieurs les personnages de la comédie, nous sommes beaucoup plus sages que vous, et nous comprenons parfaitement

que vous êtes des sots. >>

M. Hillebrand, dans un mémoire couronné par l'Académie de Bordeaux sur les Conditions de la bonne comédie, dit fort juste

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