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» s'en va; liberté et tyrannie ne sont à craindre ou à espérer » pour personne. Une seule chose seulement me fait rire, c'est

qu'il y ait des hommes d'esprit qui prennent tout ce qui se « passe au sérieux. » Mais chez Chateaubriand la forme, qui est toujours grave, emporte le fond; il y a dans ses boutades plus de pose que de véritable humour, et surtout il était vain et infatué de lui-même à un degré incompatible avec ce genre d'esprit. Courier, persifleur excellent à la vraie mode de France, n'a pas le moindre grain d'humour. Stendhal en a un peu plus, et il en affecte encore davantage. Mérimée en a autant que Stendhal, mais sans affectation. L'humour, chez ce parfait écrivain, est sévèrement mesuré et réglé par le goût; l'artiste et l'homme du monde se sont unis en lui pour tenir l'humoriste en échec. Mais je reconnais l'humour au plaisir que prend l'auteur de Lokis et de la Vénus d'Ille à déconcerter le lecteur niais.

Mérimée raconta un jour à M. Jules Sandeau une anecdote qui est, à mon sentiment, le dernier mot de l'humour, en ce sens qu'elle nous fait toucher du doigt la limite extrême que l'humour ne peut pas dépasser et où il confine au scandale :

« Le 29 juillet 1830, quand la lutte touchait à sa fin, un enfant de Paris, un de ces intrépides vauriens qu'on est sûr de trouver mêlés dans toutes les insurrections, tirait d'un point de la rive gauche sur le Louvre, qu'on attaquait. Il ne ménageait ni le plomb ni la poudre; seulement il tirait de loin, et, novice encore dans le maniement des armes, il tirait mal et perdait tous ses coups. Témoin de sa maladresse, touché de son inexpérience, un particulier qui flânait par là en simple curieux l'aborda civilement, lui prit son fusil des mains, et après quelques bons conseils sur la façon de s'en servir, voulant joindre l'exemple au précepte, il ajusta magistralement un garde suisse qui, debout dans l'embrasure d'une fenètre, brùlait ses dernières cartouches et faisait tête aux assaillants. Le coup partit, le garde suisse tomba. Là-dessus, l'obligeant inconnu remit gracieusement le fusil à son propriétaire, et comme celui-ci, tout émerveillé, l'engageait à le reprendre et à continuer : « Non, répliqua-t-il, ce ne sont pas mes opinions 1. »

1. Séance de l'Académie française du 8 janvier 1874. Réponse du directeur.

Il n'y a rien au delà de ce trait. La seule chose que je puisse, non point égaler à un tel paradoxe d'humour, mais lui comparer dans une certaine mesure, c'est une histoire, extraite par Bayle des Aventures de Charles d'Assoucy, d'un voleur qui se contentait, le jour de Pâques, d'òter la bourse aux passants et qui leur laissait le manteau, « en considération, disait-il, de ce que je viens de communier et du grand mystère que nous célébrons aujourd'hui. »

Il ne faut pas demander aux critiques français dont la culture est trop exclusivement classique une bonne définition de l'humour; on en chercherait vainement une dans Sainte-Beuve, qui n'a jamais su goûter qu'à moitié Rabelais. Pour comprendre comme il faut l'humour, il est nécessaire d'avoir reçu le baptême de l'esprit étranger; M. Scherer remplissait cette condition, et dans un article du Temps (24 mai 1870) recueilli plus tard dans la cinquième série de ses Études de littérature, il a défini le mot aussi complètement qu'il est possible de le faire en

trois pages.

Bien que l'Angleterre soit, avec l'Irlande, le pays de l'humour, il ne faut pas attendre non plus de la critique anglaise une notion générale et abstraite de l'esprit humoristique. La critique anglaise s'est toujours fort peu souciée d'esthétique; les faits l'intéressent plus que les idées. Dans son livre sur les humoristes anglais du XVIIIe siècle, Thackeray n'a pas jugé utile de définir vraiment l'humour une seule fois. Carlyle aussi s'en est tenu à une définition partielle. M. Taine, dans son Histoire de la littérature anglaise, a fort brillamment décrit quelques-uns des caractères extérieurs de l'humour, mais sans remonter à l'idée génératrice de ce genre d'esprit et de talent.

En Allemagne, la Poétique de Jean-Paul, livre extravagant et obscur, est le vrai code de l'humour, et plusieurs chapitres des admirables Reisebilder d'Henri Heine en sont le commentaire lumineux. Le grand sens de Hegel a condamné l'humour avec la dernière sévérité. Il y voit la fin du romantisme et la ruine de l'art. La subjectivité infinie, en d'autres termes le sentiment du moi spirituel, principe de l'art moderne, finit fatalement par tomber dans le

ponfée, débordée et enratissant toute son œuvre. Un humoriste est un burivain rempli de vanité oi d'orgueil, qui se regarde luimomme comme le personnage le plus important et le plus intéressant de ses écrits, on plats com ne le seul qui ait de l'importance et qui soit me fatérêt. Il est l'alpha et l'oméga, le commencement et la fin. Les sujets qu'il traite sont tous égaux et sont tous in différents. Moise et les Isrates traversant la mer Rouge, Léridas et les trois cents Spartiates mourant aux Thermopyles, n'ont pas plus de valeur, pas plas de dignité à ses yeux... qu'un vieux balai, un monti, de poche de couleur ou un morceau de pipe cassée, puisque la seule chose substantielle dans l'art et dans ses productions, c'est l'esprit, l'imagination, la sensibilité, la grâce et les grâces de l'artiste. Rien de plus rigoureusement juste que cette sentence de condannation. Mais Hegel se trompe en donnant à entendre que l'humoriste a foi en lui-mème et n'a pas d'autre foi : non, s'il met ainsi sa personne en avant, ce n'est ni par vanité ni par orgueil; c'est pour l'anéantir, elle aussi, sur les ruines de l'univers.

VIII

L'HUMOUR DANS SHAKESPEARE, ARISTOPHANE ET MOLIÈRE.

Les Oiseaux d'Aristophane: La raison moyenne dans Molière. - Humour du Malade imaginaire et du Misanthrope. Les clowns et les philosophes de Shakespeare.— Les sept âges de la vie humaine.

Falstaff.
sion générale.

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Le banquet de la fin.

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- Conclu

Nous savons à présent ce que c'est que l'humour, grâce au soin que nous avons eu de n'exclure aucun des sens partiels de ce mot, depuis le plus superficiel, où il se confond avec le huitième sens du mot français humeur, selon le dictionnaire de Littré, jusqu'au plus profond, où cette bizarre forme d'esprit nous est apparue comme l'alliance paradoxale d'un tempérament aimable et joyeux avec l'espèce de philosophie si amèrement exprimée dans le premier verset de l'Ecclésiaste. J'ai essayé de rendre sensible à l'imagination l'idée générale de l'humour par toutes sortes d'exemples tirés de la littérature et de l'histoire ; je craindrais, en résumant cette longue investigation, de donner une précision trop grande à une définition qui, pour être vraie, doit rester, à mon avis, un peu vague et flottante. S'il faut en rassembler une dernière fois les termes principaux, j'aime mieux ne pas prendre moimême la responsabilité d'une besogne si délicate, et je cède la parole au critique français qui a donné de l'humour la meilleure définition que je connaisse.

Le rire, écrit M. Scherer, est excité par le ridicule, et le ridicule naît de la contradiction entre l'usage d'une chose et sa destination. Un homme tombe à la renverse; nous ne pouvons nous empêcher de rire, à moins pourtant que sa chute n'entraîne un danger, et qu'un sentiment ne soit ainsi chassé par l'autre... Grossissons maintenant les choses, étendons les termes : la dis

parate n'est plus dans le double sens d'un mot, entre une attitude et le décorum habituel, entre la folie du moment et la raison qui forme le fond de la vie; elle est entre l'homme même et sa destinée, entre la réalité tout entière et l'idéal... Supposons maintenant qu'un artiste ait saisi dans toute sa vivacité cette ironie de la destinée. Non pas, toutefois, pour s'en irriter ou s'en indigner. Il a appris à être tolérant... Il supporte, avec une sorte de pitié et presque de sympathie, toutes ces tristesses, ces misères, ces petitesses, ces pauvretés... Il se plaît à recueillir partout des vestiges d'une noblesse première et inaltérable. Seulement, il sait en même temps qu'à tout cela il y a un envers, et il aime à retourner l'envers de l'étoffe, à montrer la vertu dans son cortège d'étroitesses et de ridicules, à signaler le grotesque. jusque dans les choses vénérables et vénérées. L'ironie de notre artiste est tempérée d'une sorte de mélancolie; il s'amuse de l'humanité, mais sans amertume. La perception des disparates de la destinée humaine par un homme qui ne se sépare pas lui-même de l'humanité, mais qui supporte avec bonhomie ses propres faiblesses et celles de ses chers semblables, - telle est l'essence de l'humour. On comprend le genre de plaisanterie qui en résulte: une sorte de satire sans fiel, un mélange de choses dròles et touchantes, le comique et le sentimental qui se pénètrent réciproquement.

>> Ce n'est pas tout cependant. L'humoriste, en dernière analyse, est un sceptique. Cette tolérance des misères de l'humanité qui le caractérise ne peut provenir que d'un affaiblissement de l'idéal en lui. D'où il résulte que notre humoriste joue volontiers avec son sujet. Son but principal est de s'amuser et d'amuser les autres. Et c'est pourquoi il outrera facilement le genre de plaisanterie auquel il se livre; il multipliera les contrastes et les dissonances; il cherchera le bizarre pour le bizarre même. Il lui faudra la dròlerie à tout prix; il aura des inventions burlesques; il tombera dans l'équivoque et la bouffonnerie. Ce qui n'empêche pas que la disposition de l'humoriste ne soit probablement, en somme, la plus heureuse qu'on puisse apporter dans la vie, le point de vue le plus juste d'où l'on puisse la juger.... L'humoriste est sans doute le vrai philosophe pourvu cepen

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