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changer les individus en types généraux. « Dans les derniers temps encore, écrit l'historien de la comédie ancienne, M. Edelestand Duméril, les costumes gardaient pour chaque condition une forme particulière, pour chaque âge une couleur tranchée, pour chaque espèce de caractère un signe extérieur et voyant les femmes libres portaient une robe blanche, les courtisanes une robe de couleur ordinairement jaune, les suivantes une chemise serrée à la taille par une ceinture; les marchands avaient un surtout bariolé, les campagnards un surtout de peau de chèvre et une besace, les parasites un surtout noir ou brun, une brosse, une boîte de parfumerie, et un masque dont le nez ressemblait au bec d'un oiseau de proie. » De même, dans la tragédie, les rois paraissaient, le front ceint d'un diadème, un sceptre d'or à la main et vêtus de longues robes de pourpre; les héros étaient couverts d'une peau de lion ou de tigre, et portaient les armes que leur attribuait la tradition'.

L'acteur antique, avec son masque, ses cothurnes, son plastron, était, vu de près, une chose assurément fort étrange, qu'il est aisé de tourner en ridicule et qui a été jugée grotesque et bizarre, non seulement par les modernes, mais par quelquesuns des anciens eux-mêmes 2. « Examinons, disait le satirique Lucien, la tragédie au point de vue du costume. Quel spectacle affreux que de voir un personnage d'une grandeur gigantesque, monté sur des cothurnes d'une hauteur démesurée, et dont le masque, placé au-dessus de la tête, ouvre la bouche d'une manière effrayante comme pour avaler les spectateurs! Faut-il rappeler ces plastrons qui garnissent la poitrine et le ventre de l'acteur, et qui lui donnent une grosseur factice et artificielle pour empêcher que sa maigreur ne rende ridicule sa taille disproportionnée? Ensuite, lorsque du fond de ces habits il se met à débiter, d'un son de voix sourd ou forcé, ses tirades de vers ïambiques, quoi de plus ridicule qu'en chantant ses infortunes il ne songe qu'à soigner ses inflexions! Tant que c'est une Andromaque ou une Hécube qui paraît sur la scène, le chant est encore supportable; mais, quand c'est Hercule qui vient chanter

1. Chassang, le Spiritualisme et l'idéal dans l'art et la poésie des Grecs.

un morceau, et que, s'oubliant lui-même, il perd tout respect pour la peau de lion et la massue qui composent son costume, il n'est personne de sensé à qui cela ne paraisse un solécisme dramatique. »>

Pour ne pas être injuste envers l'art scénique des anciens, il faut se placer au vrai point de vue, c'est-à-dire à une distance considérable de la scène. Vus de loin, les détails qui nous paraissent étranges devaient perdre beaucoup de leur étrangeté. On peut se fier assez au bon goût des Grecs en toute chose, notamment à leur instinct et à leur entente des arts plastiques, pour affirmer sans crainte que l'ensemble de la mise en scène ne devait pas produire un effet aussi mesquin qu'il plaît à Lucien de le dire. Dès le temps d'Eschyle, le spectacle avait acquis une grande magnificence; car Eschyle attachait beaucoup de prix à cette partie de l'art, et tout l'appareil scénique était alors incomparablement plus riche et plus soigné qu'à l'époque de Shakespeare. Il n'y a aucun parallèle à faire, à cet égard, entre les Anglais du xvr siècle, « les barbares, » comme eussent dit les Athéniens, et la civilisation grecque. On se rappelle la plaisante description faite par Philip Sidney du théâtre enfantin de son temps: «Trois dames se promènent en cueillant des fleurs; cela veut dire que la scène représente un jardin. Cependant un naufrage survient au même lieu, et c'est notre faute si nous ne comprenons pas que le jardin s'est transformé en écueil ». Les anciens faisaient plus pour le plaisir des yeux dans le Prométhée enchaîné, on voyait le choeur des Océanides porté tout entier sur un char volant, et leur père, le vieil Océan, à cheval sur un dragon ailé; les imaginations les plus fantastiques d'Aristophane, des hommes déguisés en guêpes, en grenouilles, en oiseaux, en nuées, n'offraient aucun problème insoluble à l'art des machinistes; Atossa et Agamemnon dans Eschyle, Clytemnestre dans Euripide, entraient en scène montés sur des chars, dans toute la splendeur et la majesté de personnes royales, et l'entrée de Clytemnestre emprunte une beauté particulière aux détails gracieux et familiers qui mêlent ici leur charme à la

1. Chassang, ouvrage cité, p. 288.

pompe du spectacle: « Qu'une de vous me donne l'appui de sa main pour m'aider à descendre; que d'autres se tiennent au devant des chevaux, car ils sont faciles à effaroucher et indociles. à la voix. Prenez aussi cet enfant, Oreste, le fils d'Agamemnon; car il ne parle point encore. Cher enfant, tu t'es donc endormi au mouvement de la voiture? »

Mathématiquement, le masque, les cothurnes, le plastron, n'étaient pas autre chose qu'une nécessité de la perspective; en bonne optique, leur destination était d'empêcher que les acteurs ne parussent plus petits qu'ils n'étaient en réalité, non point de les grandir en apparence. Mais il y avait dans la mise en scène antique un détail qui avait bien réellement pour but ou pour effet de faire paraître les héros du drame plus grands que nature c'était le voisinage des simples hommes qui remplissaient l'office du choeur; les choreutes de l'orchestre, n'ayant ni masque, ni cothurnes, ni plastron, rehaussaient le personnage en scène par le contraste de leurs proportions réelles avec ses proportions fictives. « Les acteurs de la scène représentent des héros, dit Aristote; le peuple dont se compose le chœur sont de simples mortels1. » Le chœur était donc le seul terme de comparaison qui permît à l'œil de mesurer et de voir la grandeur surnaturelle des héros; la suppression de ce personnage multiple. faisant cercle autour d'eux les eût aussitôt rapetissés en dépit de tous les artifices de leur costume.

Le chœur en première ligne, puis le costume extraordinaire des acteurs, leur donnant l'apparence de créatures physiquement supérieures à l'humanité, le poète était conduit par une conséquence naturelle à exagérer aussi leur grandeur morale 2. En effet si, dans un théâtre où tout portait un cachet idéal et merveilleux, on avait introduit le langage et les habitudes de la vie réelle, l'attente des spectateurs aurait été trompée. Quand Euripide se permit cette innovation, cela fit d'abord un grand scandale, car ni Eschyle ni Sophocle n'avaient accoutumé leurs contemporains à regarder le théâtre comme une image de la vie humaine. De quels termes magnifiques, pour citer un exemple,

1. Egger, Histoire de la critique chez les Grecs, p. 210.

se sert, dans l'Antigone de Sophocle, un simple envoyé qui vient annoncer au choeur la mort d'Hémon! Comparez ce langage à celui des gens du commun sur la scène relativement réaliste de Shakespeare:

De Cadmus, d'Amphion, vous qui peuplez la ville,
L'existence de l'homme est chose si fragile

Que je n'oserais point d'un être si divers
Ou vanter les succès, ou blàmer les revers.
Le hasard tour à tour le couronne et l'opprime;
Aujourd'hui sur le trône et demain dans l'abime.
Qui pourrait se flatter de prévoir de tels coups?
Créon semblait heureux et brillant entre tous:
D'un ennemi cruel par ses soins délivrée,
La ville de Cadmus en sa main révérée
Avait placé le sceptre, et, glorieux appui,
D'aimables rejetons croissaient autour de lui.

Et maintenant, plus rien!... Car lorsqu'elle est ravie,
L'espérance, qui fait le charme de la vie,

Qu'est-ce que l'existence? une ombre, un pur néant..
Qu'est-ce que l'homme? un spectre, un cadavre vivant...
Il peut voir dans ses mains abonder l'opulence,

Tout un peuple à genoux adorer sa puissance :

Si le contentement est banni de son cœur,

Le reste est peu de chose; et ce triste bonheur,

Je n'achèterais pas son éclat méprisable

D'un flocon de fumée ou d'un seul grain de sable 1.

Où est, demande le lecteur surpris, la vérité dramatique dans cette effusion de poésie, admirable peut-être, mais hors de propos et sans rapport avec le caractère du personnage? L'étonnement vient ici de ce que Shakespeare et les poètes modernes en général nous ont trop habitués à considérer l'art tragique comme une peinture de la réalité; il n'était rien moins que cela pour les poètes de la haute tragédie: purement religieux à l'origine et plein du souvenir de sa première destination, il restait une grande école de piété envers les dieux, d'héroïsme et d'idéal. Faire vrai était le moindre souci des artistes grecs; leur première, leur unique préoccupation était de faire beau. Ils portaient si loin cette disposition qu'ils avaient horreur des portraits: les vainqueurs des jeux olympiques, qui avaient droit à une statue, n'obtenaient qu'à grand'peine une statue iconique, c'està-dire qui leur ressemblât, et ce n'est qu'après trois victoires

qu'ils pouvaient en faire la demande; dans une de ces petites républiques de la Grèce, où la liberté semble avoir été une chose beaucoup moins sacrée que la beauté, une loi prescrivait aux peintres d'embellir en imitant, et tout artiste convaincu d'avoir enlaidi était frappé d'une amende 1.

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Telles étant l'humeur de la nation et la loi de l'art helléniques, quoi d'étonnant que Sophocle ait mis dans la bouche d'un vulgaire messager le langage majestueux d'un roi ou d'un dieu? Le style naturellement lyrique du choeur, et le simple fait de sa présence continuelle sur la scène comme témoin de l'action, imposaient au poète l'obligation d'élever le ton de ses personnages et de leur donner une tenue pleine de noblesse et de dignité. Rien dans la tragédie antique ne se dit à huis clos; tout y est public, officiel, en pleine vue et à ciel ouvert. Comment, au milieu des chants religieux et sous les yeux de cette grave assemblée, qui n'était pas seulement un chœur lyrique, mais un témoin, pas seulement un témoin, mais un juge, comment l'acteur en scène aurait-il osé s'abandonner assez pour montrer sa vraie nature dans sa nudité hardie? Il la voilait de décorum, en s'exprimant dans des termes à la fois réservés et magnifiques.

Une des merveilles du théâtre de Shakespeare, c'est la variété des caractères; un des charmes de la poésie antique, comme M. Saint-Marc Girardin l'a dit, c'est, au contraire, la stabilité des caractères. «Ils sont consacrés par la tradition, et il n'est pas permis de les altérer. Phèdre, Clytemnestre, Hécube, Médée, Pénélope, Andromaque, sont des types invariables que les poètes reproduisent fidèlement; tout au plus peuvent-ils faire ressortir un des traits de ces figures traditionnelles plutôt qu'un autre. C'est là toute la différence. Je dirais presque, si je ne craignais de faire un rapprochement trop profane, qu'il en est, à cet égard, des personnages héroïques de la poésie antique comme des personnes divines et des saints dans la peinture moderne. Les figures du Sauveur, de la Vierge, de saint Jean-Baptiste et des principaux apôtres sont des figures consacrées par la tradition et que les peintres se gardent bien de changer... Le respect

1. Lessing, Laocoon, section II.

2. Boutmy, Philosophie de l'architecture en Grèce, p. 70. Voy. aussi Schiller,

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