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du monde tel qu'il est, mais non pas en ce sens que ses personnages reproduiraient dans leurs discours la vile prose du langage commun; en matière de style, les uns et les autres ont le même souci de l'idéal, quoiqu'ils puissent l'entendre d'une manière très diverse : là où Sophocle et Racine seront nobles et oratoires, Shakespeare sera métaphorique et précieux. Avec quelle irréflexion est-on venu louer ce qu'on nomme le naturel et le vraisemblable au théâtre, sans considérer que ces qualités si étourdiment vantées aboutissent en bonne logique à un réalisme naïf, à la pure platitude et à la prose toute nue! Un écrivain charmant, mais en qui la grâce de l'esprit et du style ne doit pas nous empêcher de reconnaître un des critiques les plus superficiels qui se soient jamais mêlés d'art dramatique, Fénelon, dans sa lettre à l'Académie française, à écrit sur ce sujet une page qu'il faudrait juger avec sévérité comme une concession imprudente aux doctrines du réalisme, si elle n'était pas simplement un enfantillage inoffensif et doux :

«Il me semble, écrit Fénelon, qu'il faudrait retrancher de la tragédie une vaine enflure qui est contre toute vraisemblance...... M. Racine n'était pas exempt de ce défaut... Rien n'est moins naturel que la narration de la mort d'Hippolyte à la fin de la tragédie de Phèdre, qui a d'ailleurs de grandes beautés. Théramène, qui vient pour apprendre à Thésée la mort funeste de son fils, devrait ne dire que deux mots, et manquer même de force pour les prononcer distinctement : « Hippolyte est mort. Un monstre envoyé du fond de la mer par la colère des dieux l'a fait périr. Je l'ai vu. » Un tel homme, saisi, éperdu, sans haleine, peut-il s'amuser à faire la description la plus pompeuse et la plus fleurie de la figure du dragon?... Sophocle est bien loin de cette élégance si déplacée et si contraire à la vraisemblance; il ne fait dire à Edipe que des mots entrecoupés; tout est douleur: ioù, lov, aï, ai, ai, ai, pɛù, peù! c'est plutôt un gémissement ou un cri qu'un discours: Hélas! hélas! dit-il, tout est éclairci. O lumière, je te vois maintenant pour la dernière fois!... hélas! hélas! malheur à moi ! Où suis-je, malheureux? Comment est-ce que la voix me manque tout à coup? Fortune, où êtes-vous allée?.. Malheureux! malheureux! je ressens une cruelle fureur avec le

heur. » C'est ainsi, conclut Fénelon, que parle la nature quand elle succombe à la douleur. » - Oui, sans doute; mais ce n'est pas ainsi que parle la poésie, et si Sophocle n'avait fait dire autre chose à ses héros souffrants que: ioù, ioù, aï, aî, aï, aï, peũ, peù, Sophocle ne serait point un poète. Il y a une double erreur dans la critique de Fénelon : en fait, d'abord, il est faux que Sophocle se soit plus abstenu que Racine de faire de beaux discours; mais surtout, en principe, il n'est pas vrai que ces beaux discours soient hors de place sur la scène dramatique. D'imprudents amis de Shakespeare ont cru faire le plus grand éloge du poète en disant qu'il mettait en action ce que Sophocle et Racine mettent en récits j'espère bien qu'il ne met pas tout en action, et que son théâtre réserve une place considérable non seulement à l'expression éloquente des sentiments et des idées, mais encore à la narration animée et pittoresque des événements; sinon, je ne vois plus en quoi il se distinguerait essentiellement de la pantomime. Si le naturel, bien compris, est une qualité au théâtre, certains éloges compromettants ont rendu cette qualité suspecte; et si, d'autre part, la recherche de l'élégance et de la distinction peut devenir un vice, ce vice-là est de ceux dont nous n'avons pas à craindre l'abus. Le goût proteste contre les théories enfantines et barbares qui préconisent exclusivement l'action dramatique aux dépens du style et des discours; il n'est

1. Le principe en vertu duquel Fénelon condamne le discours de Théramène, est faux; mais cela ne veut pas dire que ce discours soit à l'abri de toute critique. Théramène ayant dit à Thésée l'essentiel : « Hippolyte n'est plus! » ayant même ajouté, d'une voix « entrecoupée et indistincte », comme le veut Fénelon, ces mots ou ce « gémissement » :

J'ai vu des mortels périr le plus aimable...
Et j'ose dire encor, Seigneur, le moins coupable,

il était naturel que Thésée voulût avoir des détails sur les circonstances de la mort de son fils. Maintenant, il y a ici une question de mesure que Racine n'a pas assez observée. Le discours est trop long, et surtout il contient des parties ridicules et faibles; les quatre vers de la description du monstre sont des vers de mirliton, comme dit Victor Hugo (*). On s'accorde généralement à blâmer le discours de Théramène comme déplacé et inutile; mais on en admire les vers à titre de beau morceau de rhétorique et de poésie; le contraire serait plus vrai: mieux écrit et réduit aux proportions du goût, le discours de Théramène n'est point un hors-d'œuvre ; c'est l'exécution et non pas l'idée qui est défectueuse.

pas besoin, pour les répudier, d'être partisan des doctrines dites classiques; il suffit d'avoir un peu de culture littéraire et de sens pour la poésie. La meilleure réfutation de la thèse du réalisme a été faite par Hegel; il est piquant que ce soit un métaphysicien allemand, réputé nébuleux, qui ait écrit l'apologie la plus claire et la plus sensée des mœurs dramatiques du théâtre français:

«Les anciens savaient, dit Hegel, dans l'échange mutuel des sentiments individuels, exprimer ce que la passion a de plus profond, sans tomber pour cela dans de froides réflexions et dans un vain bavardage. Les Français aussi sont pathétiques sous ce rapport, et leur éloquence des passions n'est pas tou jours un simple fatras de paroles, comme nous le croyons souvent, nous Allemands, avec notre habitude de concentration profonde qui nous fait presque regarder comme une injure faite à nos sentiments de les exprimer par des formes variées. Il fut un moment où tout ce qu'il y avait d'âmes chaleureuses parmi les jeunes poètes en Allemagne, dans leur dégoût pour l'insipide abondance de la rhétorique française et leur désir d'atteindre le naturel, en étaient venus à un degré d'énergie concentré qui ne s'exprimait plus que par des interjections. Mais on a beau pousser des exclamations, exhaler sa colère dans des imprécations, des jurements, tout cela n'est rien. La force des interjections est une force de mauvais aloi. C'est ainsi que s'exprime une âme encore inculte et grossière. L'homme dans lequel se manifeste le sentiment pathétique doit en être rempli et pénétré, mais en même temps être capable de le développer et de l'exprimer convenablement... On a opposé Voltaire à Shakespeare. L'un, a-t-on dit, est ce que l'autre paraît; Voltaire dit : « Je pleure », et Shakespeare pleure. Mais le rôle de l'art est précisément de dire et de paraître, et non pas d'être en réalité. Si Shakespeare se contentait de pleurer, pendant que Voltaire paraît pleurer, Shakespeare serait un mauvais poète 1. »

L'imitation de la nature n'a jamais été la règle du style des grands poètes, et ce n'est point par le réalisme de l'expression que Shakespeare diffère vraiment des anciens. Entre la diction

idéale des Grecs et la diction, idéale aussi, de Shakespeare, il n'y a qu'une différence de mesure et de moyens; la différence profonde, essentielle, est dans la matière même de la représentation dramatique Shakespeare « présente un miroir à la nature, montre à la vertu ses propres traits, à l'infamie sa propre image, à chaque âge et à chaque transformation du temps sa figure et son empreinte1»; la tragédie classique, plus étroite et plus haute, représente moins l'humanité réelle que l'humanité idéale, et sur la scène religieuse fait majestueusement agir et parler des héros et des dieux. La grandeur et la force caractérisent généralement les personnages d'Eschyle et de Sophocle: la vérité, ceux de Shakespeare; mais, de même qu'on peut noter dans les héros de la haute tragédie quelques traits d'une psychologie déjà fine, nous aurons lieu de remarquer, chez les hommes de Shakespeare, des exemples encore plus nombreux d'une force plastique qui les fait ressembler, plus que ceux d'aucun autre poète romantique, aux grandes figures de l'antiquité.

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Identité du devoir et de la passion chez les héros; leur intelligence étroite et leur volonté opiniâtre. Absence d'égoïstes purs dans la haute tragédie. Caractère extérieur et divin du conflit des antagonistes; division de la justice; son retour final à l'unité par la destruction des prétentions exclusives qui la partageaient. - Roles de Créon et de l'héroïne, dans la tragédie d'Antigone.

L'historien classique de l'art grec, Winckelmann, compare la beauté à l'eau qui, « puisée à sa source, est regardée, dit-il, comme d'autant plus pure qu'elle a moins de goût ». Schelling, sentant ce que cet éloge a d'équivoque, en a donné le commentaire suivant : « Il est vrai, dit ce philosophe dans son Discours sur les arts du dessin, que la plus haute beauté est sans caractère; mais elle l'est dans le même sens que nous disons de l'univers qu'il n'a aucune mesure déterminée, ni longueur, ni largeur, ni profondeur, parce qu'il renferme toutes les dimensions dans une égale infinité. C'est dans ce sens et non dans un autre que nous pouvons dire que l'art hellénique, dans ses plus hautes créations, s'est élevé à l'absence de caractère. » Pour faire encore mieux concevoir comment l'absence de caractère peut être un type de beauté supérieur, j'oserai prendre un exemple dans la figure la plus auguste et la plus sacrée de l'histoire. La théologie superficielle des peintres aime à faire consister dans une douceur ineffable l'expression dominante de la physionomie du Christ: une théologie mieux informée et plus sérieuse contredit sur ce point la tradition vulgaire; elle montre que la justice et la sévérité de l'Homme-Dieu égalaient sa douceur, et trouvant dans le récit de sa vie et de sa mort un équilibre plus qu'humain de toutes les qualités morales, un ensemble si parfait et si harmo

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