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vide de ses petits; ainsi, à la vue du cadavre nu, elle aussi laisse éclater ses sanglots, et lance de terribles imprécations contre les auteurs de l'attentat. Aussitôt ses mains le recouvrent de poussière, et, avec un vase d'airain artistement travaillé, elle fait de triples libations sur le mort. A cette vue, nous courons à l'instant et la saisissons, sans qu'elle montre aucun trouble. Nous l'interrogeons sur ce qui a précédé, et sur ce que nous avons vu: elle ne nia rien1. »

Et lorsque Créon lui demande :

As-tu commis ou non le fait dont on t'accuse?

« Oui,» répond-elle sans hésiter, « j'ai fait ce qu'il a dit. » — Créon, de son côté, n'hésite pas à déployer contre la coupable toute la rigueur de la loi : elle doit périr; elle descendra vivante au séjour de Pluton, le seul dieu qu'elle révère, afin que Pluton montre sa puissance en la dérobant à la mort, ou qu'elle sente enfin, mais trop tard, combien il est superflu d'honorer les dieux infernaux. »

C'est au moment de subir un supplice horrible, que le caractère d'Antigone se dessine dans toute sa superbe et rigide plasticité. N'attendons ici rien de semblable aux défaillances de la chair qui rendent si pathétique l'Iphigénie d'Euripide, ni aux terreurs qui assaillent l'imagination de la Juliette de Shakespeare. Si quelque chose était capable de refroidir notre sympathie pour une si belle figure, ce seraient les paroles amères et dures qu'elle adresse à sa jeune sœur Ismène; elle ne pardonne pas à la pauvre enfant d'avoir eu peur du roi et de s'être tenue loin du cadavre de Polynice; elle la repousse dédaigneusement et l'insulte, quoique celle-ci, avec la plus touchante affection, demande à partager son sort. Ses adieux à la vie serrent le cœur et font monter aux yeux des larmes; mais ce sont des larmes viriles, où l'admiration inspirée par le sublime spectacle de l'indépendance morale dans la souffrance ennoblit et purifie la pitié :

-

Sans époux, sans amis, sans larmes, je m'en vais

Là-bas, dans la contrée

Où mes yeux du soleil ne verront plus jamais
La lumière sacrée.

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Antigone est enterrée vive; c'est le châtiment de son crime. Mais le crime de Créon ne demeurera pas non plus impuni. Jupiter ne le sauvera pas de la vengeance des divinités infernales. Déjà le devin Tirésias est venu l'avertir que tous les autels étaient souillés des lambeaux arrachés par les oiseaux et les chiens au cadavre de l'infortuné fils d'Edipe. Il lui prédit la punition qui l'attend, « pour avoir ignominieusement enfermé dans un tombeau une âme vivante, et aussi pour retenir sur la terre, privé de sépulture et des honneurs funèbres, un cadavre qui appartient aux dieux infernaux. » Sous les yeux mêmes du roi, son fils Hémon, fidèle amant d'Antigone, se perce de son épée, et quelques instants après on lui annonce qu'Eurydice sa femme a suivi Hémon aux enfers.

Malheur, malheur à moi!... De mes affreux ennuis

Je n'accuse, hélas! que moi-même...

Seul, je les ai tués, barbare que je suis!

Seul j'ai mérité l'anathème...

Où me tourner, ô ciel! où reposer mes yeux?
Partout le deuil... et sur ma tête

L'implacable courroux du sort injurieux
Forme une effroyable tempête!

Quelle est donc cette puissance supérieure à Jupiter, à Pluton, à toutes les divinités de l'Olympe et de l'Hadès? C'est le Destin, dans lequel une philosophie éclairée doit voir, non un dieu. inintelligent et aveugle, mais la Raison, la Justice, la haute nécessité morale, qui, en brisant les justices partielles et les antagonismes d'un jour, rétablit l'éternelle unité divine 2.

L'opposition de la famille et de la cité est le plus grand 1. Résumé des vers 806 à 816, et 876 à 880.

sujet que puisse traiter la tragédie, puisque l'harmonie de ces deux sphères constitue la perfection du monde moral. Aussi le théâtre moderne s'en est-il emparé comme l'ancien; mais il y a entre les deux théâtres cette différence, que le premier plan du spectacle est occupé dans l'art moderne par les individus, dans l'art antique par les idées morales, dont l'organe est le chœur. Simple changement de point de vue, dont l'effet est considérable : la haute tragédie paraît plus substantielle, le drame romantique plus amusant et plus varié. La variété dans ce qui est général est nécessairement bien moindre que dans ce qui est particulier. Quand on a répété l'énumération que j'ai faite plus haut, quand on a nommé l'amour de la patrie, l'amour paternel ou maternel, la piété filiale, la tendresse des frères et des sœurs, la tendresse conjugale, l'amitié, la fidélité, le respect de l'hospitalité, la religion des tombeaux, l'obéissance au prince et aux lois de l'État je ne sais pas ce qui manque à cette liste pour épuiser le cercle des puissances morales. C'est dans ce cercle étroit que se meut le théâtre antique, sans incidents romanesques, sans intrigues savantes, sans psychologie curieuse ni profonde, mais plein des plus graves enseignements.

La tragédie ancienne n'est pas seule à offrir ce caractère de généralité simple et substantielle; l'ancienne comédie a le même aspect. Aristophane a beau produire des personnalités sur la scène, la base de ses comédies est toujours quelque chose de large et de solide. Il ne se pique point de faire des portraits authentiques; il ne cherche pas non plus l'agrément d'un imbroglio ingénieux et compliqué; il part tout bonnement en guerre au nom de l'intérêt public, traitant des questions sociales et politiques du jour, du gouvernement, de la paix, du peuple, des hommes d'État, de l'émancipation des femmes, de la corruption des mœurs, des écoles nouvelles dans l'art et dans la philosophie. Pas plus à lui qu'à Sophocle ni à Eschyle il ne faut demander ce que nous donne Shakespeare, ce que nous donne Molière, et ce qu'Euripide nous annonce un tableau varié du cœur humain et de la vie humaine.

V

LES PASSIONS PERSONNELLES DANS LE DRAME ROMANTIQUE,

Roméo et Juliette.

Déplacement du centre de l'intérêt dramatique la personnalité substituée aux puissances morales. L'amour dans la tragédie française. L'amour chez les anciens. La chevalerie et le christianisme. Excès de la passion de Juliette et de Roméo; différence entre leur manière d'aimer.

La haute tragédie a pour base le conflit des dieux, c'est-à-dire des puissances morales qui gouvernent la société, sentiments de famille, lois de l'État, intérêts de la patrie, devoirs de la religion, etc.; et ce conflit est essentiellement extérieur : il met aux prises des antagonistes humains, mais il ne divise point l'homme avec lui-même, il n'ébranle pas la solide intégrité d'âme des personnages respectifs du drame. Cette base substantielle ne manque pas non plus à la tragédie moderne; c'est bien toujours de la religion, de la patrie, de l'État et de la famille qu'il s'agit au fond, car l'homme ne saurait déployer son activité hors de ce cercle; mais ici, ce ne sont plus ces grandes idées, ce sont les personnes humaines qui deviennent l'objet central et principal de la représentation. Par exemple, dans la tragédie d'Hamlet, les ambassadeurs d'Angleterre et le prince de Norwège, Fortinbras, ne permettent pas au spectateur d'oublier qu'au fond les destinées du Danemark sont en jeu; mais ce n'est point le Danemark qui nous intéresse, c'est Hamlet, et dans Hamlet ce n'est point le devoir terrible et sacré du fils comme dans Oreste, c'est Hamlet lui-même, sa personne, son caractère, sa destinée, qui est de périr parce qu'il ne sait pas agir. De même, dans Roméo

sanglante inimitié et finalement leur réconciliation, constitue bien le fond solide, le canevas sur lequel se dessine la passion des deux amants; mais ce n'est pas la famille des Montaigus, ni celle des Capulets qui nous importe c'est Juliette, c'est Roméo, c'est leur amour « infini comme la mer », et semblable aussi à une fleur fugitive éclose dans la vallée de ce monde, épanouie le matin et brisée à midi par l'orage1.

:

Dans la haute tragédie, au-dessus du destin d'Oreste, poursuivi par les Furies pour avoir tué sa mère, protégé par Apollon pour avoir vengé son père, planent d'imposantes nécessités morales qui dominent la situation. Lorsque Antigone est enterrée vive pour avoir, en rendant à Polynice un devoir fraternel, transgressé une loi de l'État, nous sentons qu'il y a dans le monde moral un grand trouble, plus important et plus tragique que le sort de la malheureuse jeune fille. Le sacrifice d'Iphigénie n'est pas seulement l'histoire attendrissante d'une vierge infortunée que la barbarie des hommes ou des mœurs condamne à périr; c'est une nécessité religieuse, et l'intérêt tragique réside moins dans le trépas de la pauvre enfant que dans la situation cruelle du père, dont l'horreur a été rendue par Eschyle avec une admirable énergie: « L'inaction dévorante pesait aux peuples de l'Achaïe, retenus, en face de Chalcis, sur les rivages orageux d'Aulide. Cependant les vents soufflaient du Strymon; les vents du retard funeste, de la famine, du naufrage, de la dispersion; ruine des navires et des agrès; cause de l'oisiveté prolongée qui desséchait la fleur des Argiens. Mais Calchas, au nom de Diane, proposa aux chefs un remède plus fatal que l'affreuse tempête; et les Atrides, à ses accents, frappèrent la terre de leurs sceptres, et ne purent retenir leurs larmes : « Malheur cruel, s'écrie le roi des rois, si je désobéis! cruel encore, si j'égorge ma fille, l'ornement de ma maison; si les flots du sang de la vierge immolée à l'autel de Diane souillent les mains paternelles! Des deux côtés je ne vois qu'infortune. Puis-je, déserteur de la flotte, trahir mes alliés? Ils le désirent de toute leur âme, ce sacrifice qui doit apaiser les vents, le sang de ma fille ! Ils le font sans crime; c'est le gage de la victoire 2. » Que va faire.

1. Hegel, Esthétique, t. V, pages 99 et 213.

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