Images de page
PDF
ePub

s'écrie Roméo; « Point de serments, » dit Juliette,

Ou bien ne jure, je t'en prie,

Que par toi seul, le dieu de mon idolâtrie,

Et mon cœur te croira!

La jalousie divine n'est pas seulement une invention poétique des Grecs; c'est une doctrine de l'Écriture sainte. On peut prévoir qu'à ce degré d'ivresse où la créature méconnaît son créateur, où l'hyperbole touche au blasphème, la mesure est comble et l'expiation n'est pas loin.

Roméo et Juliette se brisent contre la première puissance qu'ils ont offensée par leur amour, la puissance de la famille; mais on ne peut pas dire que les Capulets ni les Montaigus représentent une grande idée morale, du genre de celles qui font la solide beauté de la haute tragédie. Pourquoi se haïssent-ils? on n'en sait rien, et ils seraient sans doute embarrassés de le dire eux-mêmes. A la place des sérieux intérêts généraux défendus par Créon, aussi bien que par Antigone, nous ne trouvons ici, chez les parents de Roméo et de Juliette, comme chez les deux jeunes gens, que des passions exclusivement personnelles. Le vieux Capulet est un tyran domestique, qui regarde sa fille comme sa propriété privée; pour la marier au seigneur Pâris, il ne sait pas faire valoir une seule bonne raison, et ne montre que l'égoïsme mesquin d'un père de comédie. La division des deux familles n'étant point justifiée, le père et la mère de Juliette ne méritant que du mépris, la désobéissance de la jeune fille perd beaucoup de sa gravité, et la fin tragique des deux amants ne peut pas être considérée comme expiant la violation d'aucune loi humaine vraiment respectable. Quelle est donc la signification morale de cette sanglante catastrophe? et d'abord a-t-elle une signification morale? Est-ce un juste châtiment, ou une cruauté gratuite du destin? Un Dieu équitable s'en est-il mêlé, ou bien une fatalité aveugle a-t-elle précipité les héros vers leur perte? La réponse à cette question doit être différée jusqu'au moment où nous étudierons les catastrophes de Shakespeare en général et le rôle de la justice poétique dans la tragédie ancienne et

Nous n'avons encore comparé que les personnages dramatiques de l'un et de l'autre théâtre. Comme principaux mobiles de leurs actes, nous avons reconnu dans la haute tragédie, des idées morales; dans le drame romantique, des passions personnelles. Mais observons qu'entre ces deux termes il n'y a aucune contradiction logique, aucune opposition nécessaire : l'inspiration divine, qui pousse les héros grecs à l'action, s'identifie si bien avec leur passion personnelle qu'on a de la peine à l'en distinguer; de même, la passion personnelle qui anime un héros romantique peut agrandir son âme, fortifier son caractère, l'élever presque au-dessus de l'humanité, et ce serait une erreur de croire que personnalité soit toujours synonyme d'égoïsme. Voyez Juliette : l'amour la transfigure; elle est bien supérieure moralement à Roméo. Celui-ci nous touche par sa jeunesse, sa beauté, sa passion, sa destinée; son histoire est intéressante, mais non son caractère; il n'a rien de très noble. Juliette, au contraire, est une héroïne; disons mieux, elle devient une héroïne par l'inspiration de l'amour; car en elle l'énergie n'est point innée, c'est une communication surnaturelle de la passion. Roméo, en aimant, ne s'oublie pas lui-même; Juliette ne pense qu'à lui et ne songe point à elle; à partir du moment où elle a donné son cœur, elle ne s'appartient plus; elle vit dans un autre et pour un autre. Nuance bien délicate, fidèlement observée par le poète dans la peinture des deux passions. Shakespeare, profond psychologue, savait qu'en général l'amour des hommes est plus ou moins égoïste, et que les femmes seules savent aimer.

VI

[ocr errors]

LE CHŒUR ANTIQUE

Nouvel exemple d'antagonisme des dieux, avec un dénouement pacifique cette fois : les Euménides. Rôle de la conscience humaine dans le spectacle de la lutte. La théorie idéale du choeur, et le chœur tel qu'il est dans le théâtre grec. Les confidents de la tragédie française; les philosophes du théâtre de Shakespeare: Thersite, Enobarbus, frère Laurence. Sublimité de l'Athalie de Racine.

La tragédie de Roméo et Juliette offre cette particularité, qu'au commencement du premier acte un personnage, que Shakespeare appelle chœur, paraît sur la scène pour annoncer aux spectateurs, en une douzaine de vers, les événements dont ils vont être les témoins:

Deux puissantes maisons de vieille et noble race,
Dans Vérone la belle où ce drame se place,
Font revivre à l'envi tout un haineux passé
Dans des conflits nouveaux où le sang est versé.
Des entrailles, un jour, de ces maisons rivales
Sont issus deux amants aux étoiles fatales:
Ils se sont bien aimés, mais leur félicité,
Condamnée en naissant, n'a qu'une heure existé.
L'origine et la fin de ces amours tragiques,
Ces haines de famille anciennes, énergiques,
Que la mort des enfants devait seule effacer,
En deux heures ici nous allons les tracer 1.

Le même personnage reparaît une fois pour nous dire que Roméo n'aime plus la froide et dédaigneuse beauté qui faisait languir sa jeunesse, qu'il aime Juliette, qu'il est aimé d'elle, et que cette passion va être pour les deux amants la source de cruelles angoisses et de joies fugitives.

Roméo et Juliette n'est pas la seule pièce de Shakespeare où le poète ait ajouté un choeur à la liste de ses personnages: nous avons rencontré un chœur dans Périclès, il y en a un dans Henry V, et c'est le Temps en personne qui, dans le Conte d'hiver, s'acquitte de ce rôle. Mais ce terme de chœur est trop ambitieux, il manque de justesse pour désigner des personnages qui ne remplissent que la fonction de prologues, de simples prologues explicatifs, étrangers à l'action et même, dans la plupart des cas, inutiles à l'intelligence du drame. Shakespeare ne paraît pas s'être fait du chœur une autre idée, car Ophélia dit à Hamlet, qui commente pour elle la pièce jouée par les comédiens devant la cour: « Vous remplacez parfaitement le chœur, Monseigneur. » Aussi n'y aurait-il point lieu de rappeler, à propos de Shakespeare, le chœur de la tragédie grecque, s'il n'y avait pas dans le théâtre du poète anglais d'autres personnages qui offrent avec le chœur antique une analogie plus profonde; tels sont (pour ne pas sortir du cercle de nos études antérieures ou de nos nouvelles connaissances): Thersite, dans Troilus et Cressida; Enobarbus, dans Antoine et Cléopâtre; frère Laurence, dans Roméo et Juliette.

Je me propose, dans les développements qui vont suivre, de fixer la théorie du choeur d'après la pensée du philosophe qui m'a déjà servi de guide pour l'intelligence des conflits moraux dans la haute tragédie; mais ce guide est tellement à part de tous les autres maîtres, que mon choix peut surprendre et que je crois devoir en donner la raison. Les grands métaphysiciens ont ceci pour eux et contre eux, qu'ils sont de la famille des poètes; l'imagination créatrice n'est pas la moindre de leurs facultés: dans sa théorie du chœur et de la tragédie antique en général, Hegel, incontestablement, a montré du génie, j'entends par là une audace et une félicité d'invention qui le rendent frère des poètes eux-mêmes. Cette application de facultés supérieures à l'analyse des œuvres poétiques est un phénomène naturellement très rare, le génie n'ayant point coutume de descendre à ce rôle d'interprète, et c'est là ce qui rend la pensée de Hegel suspecte aux érudits myopes, grammairiens ou historiens. En effet sa théorie n'est pas un timide et modeste extrait de la pratique des auteurs, c'est

Sophocle n'eussent, je crois, désavouée, mais qu'ils n'ont su réaliser que très imparfaitement.

« Jamais l'harmonie établie par la Divinité ne sera transgressée par les conseils des mortels. » Ce vers d'Eschyle pourrait servir d'épigraphe à la théorie des dénouements tragiques, dont j'ai déjà dit quelque chose, mais qu'il est nécessaire de comprendre à fond avant de définir le rôle du chœur. L'harmonie des dieux, nous l'avons vu, est rompue momentanément par le grand duel qui est l'essence du drame antique; car ce duel ne consiste pas du tout dans l'irréconciliable opposition du bon et du mauvais principe, de Dieu et de Satan: il consiste dans le conflit passager de deux bons principes, également moraux, légitimes et respectables, inspirations saintes l'un et l'autre de l'esprit divin qui est dans l'homme. Les deux antagonistes de la haute tragédie sont chacun dans leur droit; mais c'est un droit partiel, exclusif, qui divise la justice divine, et dont la pureté est souillée en outre par l'alliage des passions humaines. Il faut que ce plomb vil disparaisse; il faut que les hommes, chétive et misérable occasion du partage des dieux, soient anéantis; il faut que l'harmonie divine se rétablisse dans son incorruptible et immortelle beauté. De là le dénouement. Il consiste dans la destruction finale des passions et des personnes humaines qui troublaient le repos de la Divinité; il s'adresse moins à la partie sensible qu'à la partie rationnelle de notre nature, et la satisfaction qu'il donne à l'esprit est d'un ordre infiniment plus élevé que l'intérêt vulgaire si facilement excité par le spectacle du crime puni et de l'innocence souffrante ici-bas. Le tragique, conçu dans son idée la plus haute, ce n'est point le sort des personnages, le châtiment effroyable du crime ou le malheur attendrissant de l'innocence : c'est la contradiction accidentelle des faces diverses de la vérité morale, formant pour l'imagination poétique le cercle des dieux, et leur retour nécessaire à l'unité.

La ruine des personnages n'est pas toujours indispensable pour que l'harmonie puisse renaître au sein de la substance divine. En regard des catastrophes ensanglantées, dont l'Antigone de Sophocle nous a offert un admirable exemple, nous avons

« PrécédentContinuer »