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ment, et on cacha toujours les épines de l'étude sous les charmes du plaisir. Son père portoit ses attentions pour lui jusqu'an scrupule; il ne le faisoit éveiller le matin qu'au son des instrumens, dans l'idée que c'étoit gâter le jugement des enfans, que de les éveiller en sursaut. Dès l'âge de treize ans il eut fini son cours d'études, qu'il avoit commencé et achevé au collège de Bordeaux, sous Crouchi, Buchanan et Muret, personnages illustres par leur goût et par leur érudition. Ses progrès sous de tels maîtres ne purent qu'être rapides. Destiné à la robe par son père, il épousa Françoise de la Chassaigne, fille d'un conseiller au parlement de Bordeaux. Il posséda lui-même pendant quelque temps une charge semblable, qu'il quitta ensuite par dégoût pour une profession qui n'avoit pour lui que des ronces. L'étude de l'homme, voilà quelle étoit la science qui l'attachoit le plus. Pour le connoitre plus parfaitement, il alla l'observer dans différentes contrées de l'Europe: il parcourut la France, l'Ailemagne, la Suisse, l'Italie, et toujours en observateur curieux et en philosophe profond. Son mérite reçut par-tout des distinctions. On l'honora à Rome, où il se trouvoit en 1581, du titre de Citoyen Romain. Il fut élu la même année maire de Bordeaux, après le maréchal de Biron, et il eut pour successeur le maréchal de Matignon: mais l'administration de ces deux hommes illustres ne fit pas oublier la sienne. Les Bordelois en furent si satisfaits, qu'en 1582 ils l'envoyèrent à la cour pour y négocier leurs affaires. Après deux ans d'exercice, il fut encore con

tinué deux autres années. Il parut avec éclat quelque temps après aux États de Blois, en 1588. Ce fut sans doute pendant quelquesuns de ses voyages à la cour que le roi Charles IX le décora du collier de l'ordre de SaintMichel, sans qu'il l'ent, dit-il, sollicité. Tranquille enfin, après différentes courses, dans son château de Montagne, il s'y livra tout entier à la philosophie. Il1 y essuya cependant quelques orages passagers, pendant les guerres civiles qui désolèrent la France, sous Charles IX. Un jour, un inconnu se présenta devant les fossés de son château, feignant d'être poursuivi par des religionnaires: introduit par Montaigne, il lui raconta, que, voyageant avec plusieurs de ses amis, une troupe de gens de guerre les avoit attaqués, que leur bagage avoit été pillé, que ceux qui avoient opposé de la résistance avoient été tués, et qu'on avoit dispersé les autres. Montaigne ne soupçonna pas un instant la bonne foi de ce fourbe. C'étoit néanmoins un chef de parti, qui se servoit de ce stratagème pour introduire sa troupe dans le château. Un moment après, on vient avertir Montaigne qu'il paroissoit deux ou trois autres cavaliers. Celui qui avoit été introduit le premier, dit qu'il les reconnoissoit pour ses camarades. Le philosophe, touché de compassion, les accueillit avec bonté. Ceuxci furent suivis de plusieurs autres en sorte que la cour du château fut bientôt remplie d'hommes et de chevaux. Montaigne s'appercevant trop tard de sa méprise, paya de bonne contenance, et ne changea rien dans ses manières. Il s'empressa de procurer à ses hôtes tout ce

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qu'ils demandoient, leur fit distribuer des rafraîchissemens, et en agit avec tant de cordialité et de politesse, que leur chef n'eut pas le courage de donner le signal du pillage de la maison d'un homine, dont les bons procédés l'avoient subjugué. La vieillesse de Montaigne fut affligée par les douleurs de la pierre et de la colique et il refusa toujours les secours de la médecine, à laquelle il n'avoit point de foi. Les Médecins, disoit-il, connoissent bien Galien, mais nullement le Malade. Persuadé que la patience et la nature guérissent plus de maux que les remèdes, il ne prenoit jamais de purgatif même en maladie. Je laisse, disoit-il, faire la nature, et je suppose qu'elle s'est armée de dents et de griffes pour se défendre coutre les assauts des maladies.... Faites ordonner une médecine à votre cervelle, disoit il aux malades imaginaires de son temps, elle y sera mieux employée qu'à votre estomac. Sa haine pour la science des médecins étoit héréditaire. Au reste, il raisonnoit avec eux volontiers, et il leur pardonnoit de vivre de notre sottise, attendu qu'ils n'étoient pas les seuls. Il mourut d'une esquinancie, qui le priva pendant trois jours de l'usage de la langue, sans lui rien ôter de son esprit. Il suppléa dans cette extrémité au défaut de la parole, par l'écriture. Sentant sa fin approcher, quelques gentilhommes de ses voisins vinrent, à sa prière, pour l'encourager dans ses derniers momens. Dès qu'ils furent arrivés, il fit dire la messe dans sa chambre. A l'élévation de l'hostie, il se leva sur son lit pour Padorer; mais une foiblesse l'enleva dans ce moment même, le

15 septembre 1592, à 60 ans. Montaigne s'est peint dans ses Essais; mais il n'avoue que quelques défauts indifférens, et dont même se parent certaines personnes. Il convient, par exemple, d'être indolent et paresseux; d'avoir la mémoire fort infidelle; d'être ennemi de toute contrainte et de toute cérémonie: « A quoi serviroit-il de fuir la servitude des cours, si on l'entraînoit jusque dans sa tanière ? » Montaigre se flattoit de connoître les hommes à leur silence même et de les découvrir mieux dans les propos gais d'un festin, que dans la gravité d'un conseil. Passionné pour des amitiés exquises, il étoit peu propre aux amitiés, communes. I recherchoit la familiarité des hommes instruits, dont les entretiens sont, suivant son expression, teints d'un jugement már et constant, et mélés de bonté, de franchise, de gaieté et d'amitié. C'étoit aussi un commerce bien agréable pour lui, que celui des belles et honnêtes femmes; mais c'est un commerce où il faut un peu se tenir sur ses gardes, et, notamment ceux en qui, disoit-il, le corps peut beaucoup, comme en moi. La modération dans les plaisirs permis, lui paroissoit seule pouvoir en assurer la durée. Les Princes, dit-il, ne prennent pas plus de goût aux plaisirs, dans leur satiété, que les Enfans-de-chœur à la Musique. L'imagination étoit, à ses yeux, une source féconde de maux. « Le laboureur, ditil, n'a du mal que quand il l'a : l'autre a souvent la pierre en Pame avant qu'il l'ait aux reins. Vous tourmenter des maux futurs par la prévoyance c'est prendre votre robe fourrée des la Saint-Jean, parce que vous

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en aurez besoin à Noël. » Il avoit, sur l'éducation, des idées qu'on a renouvelées de nos jours, ainsi qu'un grand nombre d'autres dont on ne lui a pas fait honneur. I vouloit que la liberté des enfans s'étendit au moral et au physique. Les lánges, les emmaillottemens, lui paroissoient nuisibles. Il pensoit même que l'habitude pourroit nous former à nous pas ser de vêtemens, puisque nous n'en avons pas besoin pour le visage et pour les mains. Il réprouvoit ce régime trop exact, qui rend le corps incapable de fatigue et d'excès. Les vues de ce philosophe sur la législation et l'administration de la justice, éclairèrent non-seulement son siècle, mais ont été utiles au nôtre. Les abus dont il se plaignoit subsistent encore, et plusieurs n'ont fait que s'accroitre. Il eût voulu plus de simplicité dans les lois et dans les formes. Il y a plus de Livres sur les Livres, dit-il en parlant de la jurisprudence, que sur autres sujets. Nous ne faisons que nous entre-glosser. La science, dit-il ailleurs, est un sceptre dans certaines mains, et dans d'autres uné marotte. « Si par l'étude notre ame n'en va pas un meilleur branle, si nous n'en avons le jugement plus sain, j'aimerois autant que nous eussions passé le temps à jouer à la paume au moins le corps en seroit plus allègre. » Il trouvoit que les lois avoient souvent l'inconvénient d'être inutiles par leur sévérité même. Il étoit fàché qu'il n'y en eût point contre les oisifs et l'oisiveté. Tel pourroit, selon Ini, n'offenser point les Lois, que la Philosophie feroit trèsjustement fouetter. En déplorant les excès de la justice criminelle, il s'écria: Combien ai-je vu de

condamnations plus crimineuses, que le crime ! Sa morale, presque toujours indulgente, étoit sévère sur certains points. Il s'élevoit fortement contre ceux qui se marient sans s'épouser : Ceux qui se marient sans espérance d'enfans, commettent un homicide à la mode de Platon. Il vouloit qu'on fût philosophe autrement qu'en spéculation. Quelque Fhilosophe que je sois, je le veux être ailleurs, disoit il, qu'en papier. Il se proposoit de conformer, non sa vieillesse, mais toute sa vie à ses préceptes; et il ne prétendoit point attacher la queue d'un Philosophe à la téte et au corps d'un homme perdu. Il avoit cependant la bonne foi de dire, en parlant de lui-même : « Je suis tantôt sage, tantôt libertin; tantôt vrai, tantôt menteur; chaste, impudique, puis libéral, prodigue et avare; et tout cela selon que je me vire. » I souffroit sans peine d'être contredit en conversation; aimoit même à contester et à discourir, Un de ses plaisirs étoit d'étudier l'homme dans des ames neuves, comme dans celles des enfans et des gens de la campagne. Il craignoit d'offenser, et il réparoit par l'ingénuité de ses discours et la franchise de ses manières, ce qu'il auroit pu dire de désagréable. Il se plaisoit quelquefois à profiter des pensées des anciens sans les citer. Je veux, disoitil, que mes critiques donnent une nazarde à Plutarque sur mon nez, et qu'ils s'échaudent à injurier Sénèque en moi. S'il suivoit dans sa morale et dans sa conduite la raison humaine, il ne fermoit pas toujours les yeux à la lumière de la foi, et on trouve dans ses Essais des choses très - favorables à la religion.

Mais, flottant sans cesse dans un doute universel, également opposé à ceux qui disoient que tout est incertain et que tout ne l'est pas, il est à présumer que sa croyance fut souvent chancelante. Cependant il paroît par les circonstances de sa mort, que, dans ses derniers momens, la religion prit le dessus et dissipa toutes ses incertitudes. On a de lui: I. Des ESSAIS, que le cardinal du Perron appeloit le Bréviaire des honnêtes gens. Cet ouvrage a été long-temps le seul livre qui attirât l'attention du petit nombre d'étrangers qui pouvoient savoir le françois; et on le lit encore aujourd'hui avec délices. Le style n'en est, à la vérité ni pur, ni correct, ni précis, ni noble; mais il est simple, vif, hardi, énergique. Il exprime naïvement de grandes choses. C'est cette naïveté qui plaît. On aime ce caractère de l'auteur ; on aime à se trouver dans ce qu'il dit de lui-même, à converser, à changer de discours et d'opinion avec lui. Un écrivain ingénieux, en le comparant à d'autres philosophes, a dit :

Plus ingénu, moins orgueilleux,
Montaigne sans art, sans système,
Cherchant l'homme dans l'homme

même,

Le connoît et le peint bien mieux. Jamais auteur ne s'est moins gêné en écrivant que Montaigne. li lui venoit quelques pensées sur un sujet, et il se mettoit à les écrire; mais si ces pensées lui en amenoient quelqu'autre qui eût avec elles le plus léger rapport, il suivoit cette nouvelle pensée, tant qu'elle lui fournissoit quelque chose; revenoit ensuite à sa matière, qu'il quittoit encore, et quelquefois pour n'y plus revenir.

Il effleure tous les sujets, hasardant le bon pour le mauvais et le mauvais pour le bon, sans trop s'attacher ni à l'un ni à l'autre. Ce sont des digressions, des écarts continuels, mais agréables, et que l'air cavalier qu'il prend avec son lecteur, rend rouvent insensibles. On a dit de lui, que c'étoit l'homme du monde qui savoit le moins ce qu'il alloit dire, et qui cependant savoit le mieux ce qu'il disoit. Balzac l'a bien jugé : C'est un guide, dit-il, qui égare, mais qui nous mène dans des pays plus agréables qu'il n'avoit promis. Il falloit avoir autant d'esprit, de bon sens, d'imagination, de naïveté et de finesse, pour qu'on lui passât un si grand désordre dans sa manière d'écrire. On pourroit lui appliquer, quoique dans un autre sens, ce que Quintilien a dit de Sénèque, qu'il est plein de défauts agréables: DULCIBUS ABUNDAT VITIIS. On ne conseilleroit pas pourtant aux auteurs modernes de laisser courir leur plume avec autant de liberté que Montaigne, et encore moins avec la licence qu'il s'est donnée de nommer en vrai Cynique toutes les choses par leur nom. Montaigne éprouva, comme tant d'hommes célèbres • qu'on vaut mieux ailleurs que chez soi. J'achète, dit-il, les Imprimeurs en Guienne, ailleurs ils m'achètent. On a dit avec raison que ceux qui décrient le plus ce philosophe, le louent malgré eux dans quelques endroits et le pillent dans d'autres. Si Montaigne a eu des détracteurs, il a trouvé des vengeurs dignes de lui. « Quelle injustice criante dit Voltaire, de dire qu'il n'a fait que commenter les anciens ! il les cite à propos, et c'est ce que les commentateurs ne font

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idiome. Comme philosophe, il a peint l'homme tel qu'il est. Il loue sans complaisance, et blâme sans misanthropie. Il a un caractère de bonne foi, que ne peut avoir aucun autre livre du monde. En effet, ce n'est pas un livre qu'on lit; c'est une conversation qu'on écoute; il persuade parce qu'il n'enseigne pas. Il parle souvent de lui, mais de manière à vous occuper de vous. Il n'est ni vain, ni hypocrite, ni ennuyeux: trois choses très-difficiles à éviter lorsque l'on parle de soi. Il n'est jamais sec; son cœur ou son caractère est par-tout, et quelle foule de pensées sur tous les sujets quel trésor de bon sens ! que de confidences où son histoire est aussi la nôtre ! heureux qui trouvera la siene propre dans le chapitre de l'amitié, qui a immortalisé le nom de l'ami de Montaigne. » Les meilleures éditions de ses Essais, sont celles de Bruxelles, 1759, en 3 vol. in-12; de Coste, 1725, 3 vol. in-40, avec des notes, la traduction des passages grecs, latins et italiens; diverses lettres de Montaigne; la Préface de Mile de Gournai, fille d'alliance de ce philosophe; et un Supplément 1740, in-4.0 Cette édition a été réimprimée depuis en 1739, à Trévoux, sous le titre de Londres, 6 vol. in-12. Les Feuillans de Bor

pas; il pense, et ces messieurs ne pensent point; il appuie ses pensées de celles des grands hommes de l'antiquité; il les juge, il les combat; il converse avec eux, avec son lecteur, avec lui-même; toujours original dans la manière dont il présente les objets, toujours plein d'imagination, toujours peintre; et ce que j'aime, toujours sachant douter. Je voudrois bien savoir d'ailleurs, s'il a pris chez les anciens tout ce qu'il dit sur nos modes, sur nos usages, sur le nouveau Monde découvert presque de son temps, sur les guerres civiles dont il étoit le témoin; sur le fanatisme des sectes qui désoloient la France. » M. de la Harpe pensoit de même, et en a fait un portrait encore plus approfondi. Montaigne, dit-il, avoit beaucoup lu; mais il fondit son érudition dans sa philosophie. Après avoir écouté les anciens et les modernes, il se demanda ce qu'il en pensoit. L'entretien fut assez long. Il abuse quelquefois de la liberté de converser, et perd de vue le point de la question qu'il avoit établie. Il cite de mémoire, et fait quelques applications fausses ou forcées des passages qu'il rapporte. Il resserre un peu trop les bornes de nos Connoissances sur plusieurs objets. que depuis, l'expérience et la raison n'ont pas trouvés inac-deaux conservoient cet ouvrage cessibles. Voilà je crois tous les reproches qu'on peut lui faire; mais combien ils sont compensés par les éloges qu'on lui doit. Comme écrivain, il- a imprimé à notre langue une énergie qu'elle n'avoit pas avant lui, et qui n'a point vieilli, parce qu'elle tient à celle des sentimens et des idées, et quelle ne s'éloigne pas comme dans Ronsard, du génie de notre

corrigé de la main de l'auteur. II. Montaigne donna, en 1581 une traduction françoise, in-8°, de la Théologie naturelle de Raimond de Sebonde, savant Espagnol; et elle avoit été précédée, dix ans auparavant, d'une édition in-8° de quelques ouvrages d'Etienne de la Boëtie, conseiller au parlement de Bordeaux, son intime ami. Dans les

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