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à faire éclater sa miséricorde sur notre misère. Il faut donc entrepren ire avec une courageuse humilité tout ce que ceux qui conduisent nos âmes jugent nécessaire à notre avancement.

Penser savoir ce que l'on ne sait pas, c'est une sottise grossière; faire le savant sur ce que l'on ignore, c'est une vanité insupportable. Pour moi, je ne voudrais jamais`ni faire le savant, ni faire l'ignorant. Quand la charité le demande, il faut aider le prochain avec bonté et avec douceur en tout ce qui est nécessaire à son instruction et à sa consolation; car l'humilité, qui cache les vertus pour les conserver, les fait paraître comme la charité le commande, pour les exercer et pour les perfectionner. On peut donc bien comparer l'humilité à un arbre des îles de Tylos, dont les fleurs, d'un incarnat fort vif, sont fermées pendant la nuit, et ne s'ouvrent qu'au soleil levant, ce qui fait dire aux habitants du pays que ces fleurs dorment la nuit. En effet, l'humilité cache nos vertus et nos bonnes qualités, et ne les fait jamais paraître que pour la charité, qui, étant une vertu non pas humaine et morale, mais céleste et divine, et le soleil des vertus, doit toujours dominer sur elles; de sorte que partout où

l'humilité nuit à la charité, elle est indubitablement une fausse humilité.

Je ne voudrais encore jamais faire ni le fou ni le sage, parce que, si l'humilité m'empèche de faire le sage, la simplicité et la sin. cérité doivent m'empêcher de faire le fou; et si la vanité est contraire à l'humilité, l'artifice et le déguisement sont contraires à la simplicité et à la candeur de l'âme. Si quelques grands serviteurs de Dieu ont fait semblant d'ètre fous pour se rendre plus abjects, il faut les admirer, et non pas les imiter, parce que les motifs qui les ont portés à cet excès ont été en eux si particuliers et si extraordinaires, que personne ne doit en rien conclure pour soi. A l'égard de l'action de David, qui dansa et sauta devant l'arche d'alliance un peu plus que la bienséance ordinaire ne le demandait, il ne prétendit pas faire le fou; mais il s'abandonna simplement, et sans aucun artifice, à l'impétuosité de la joie dont l'esprit de Dieu remplissait son cœur. Il est vrai que, quand son épouse Michol le lui reprocha comme une folie, il n'en fut nullement touché, et que même, par suite de l'impression de cette joie spirituelle sur son âme, il témoigna qu'il recevait ce. mépris avec plais'r pour l'honneur de son

Dieu. Ainsi, lorsque, pour des actes de vraie quoique naïve dévotion, on vous accusera de bassesse, de sottise ou de folie, l'humilité devra vous faire trouver douce cette bienheureuse humiliation, dont le principe ne sera pas en vous qui le souffrirez, mais en celui d'où elle viendra.

CHAPITRE VI

L'humilité nous fait aimer notre propre abjection.

Je vais plus loin, Philothée, et je vous dis que vous devez aimer en tout et partout votre propre abjection. Mais vous me demanderez peut-être ce que c'est qu'aimer sa propre abjection je vais vous en instruire.

Ces deux mots, abjection et humilité, n'ont qu'une seule et même signification dans la langue latine: ainsi, quand la sainte Vierge nous dit dans son divin cantique que toutes les générations publieront son bonheur, parce que le Seigneur a regardé l'humilité de sa

servante, elle veut nous faire entendre que Dieu a daigné jeter les yeux sur sa bassesse et sur son abjection pour la combler de grâces et de gloire. Il y a néanmoins une grande différence entre la vertu d'humilité et l'abjection; car l'abjection n'est autre chose que la bassesse, la petitesse et la faiblesse, qui sont réellement en nous sans que nous y pensions; tandis que l'humilité est la véritable connaissance que nous avons de notre abjection, et qui nous porte à la reconnaître volontairement en nous. Or la perfection de l'humilité consiste non seulement à reconnaître notre abjection, mais à l'aimer et à nous y complaire, non par bassesse d'esprit ni par lâcheté de cœur, mais en vue de la gloire que nous devons rendre à Dieu, et de l'estime que nous devons accorder à notre prochain sur nousmêmes. C'est à cela que je vous exhorte de tout mon cœur. Pour le mieux comprendre, considérez qu'entre les maux que nous avons à souffrir, les uns sont abjects et humiliants, et les autres honorables; que beaucoup de personnes s'accommodent assez de ceux qui leur font honneur, et peu de gens de ceux qui les humilient. Voyez un bon et dévot ermite tout déchiré et pénétré de froid: chacun honore son habit et plaint sa peine; mais si

un pauvre artisan, un pauvre gentilhomme, une pauvre demoiselle, paraissent en cet état, on les méprise, on se moque d'eux, et la même pauvreté est abjecte en leurs personnes. Un religieux reçoit en silence une correction fort vive de son supérieur, ou bien un enfant de son père; l'on appelle cela mortification, obéissance et sagesse ; mais si une personne du monde en souffre autant de quelqu'un pour l'amour de Dieu, on appelle cela bassesse d'esprit et lâcheté : voilà donc encore un mal abject. Une personne a un cancer au bras, une autre l'a au visage celle-là n'a que le mal, mais celle-ci a le mépris et l'abjection avec le mal. Je dis donc qu'il ne faut pas seulement aimer le mal, ce qui est un acte de patience, mais qu'il faut encore chérir l'abjection, ce qui est le parfait exercice de l'humilité.

De plus, il y a des vertus abjectes et des vertus honorables. La patience, la douceur, la simplicité, l'humilité, sont des vertus qui passent pour viles et abjectes aux yeux du monde; au lieu qu'il estime beaucoup la prudence, la générosité et la libéralité. Il se trouve encore dans la pratique d'une même vertu des actes dont les uns sont méprisés, les autres honorés. Donner l'aumône et par

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