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donner à ses ennemis sont deux actes de charité; il n'est personne qui ne loue la première, au lieu que la seconde est presque universellement méprisée. Un jeune gentilhomme, une jeune dame, fuient-ils la société des personnes frivoles qui ne s'occupent que de jeu, de toilette, de danse, de repas? on les critique, on les raille, on les méprise; leur retenue passe pour affectation ou bigoterie; aimer cela c'est aimer son abjection. En voici un autre exemple. Nous allons visiter les malades: si on m'envoie au plus misérable, ce me sera une abjection selon l'esprit du monde; c'est pourquoi je l'aimerai. Si on m'envoie à quelque personne de qualité, ce me será une abjection selon l'esprit de Dieu, parce qu'il n'y a pas tant de vertu ni de mérite, et j'aimerai encore cette abjection. On tombe dans la rue, et, outre le mal qu'on se fait, on en reçoit de la confusion: il faut aimer cette abjection.

Il y a même des fautes qui ne sont suivies d'aucun autre mal que de la seule abjection. L'humilité n'exige pas qu'on les commette à dessein, mais elle demande qu'on ne s'en inquiète point quand on les a commises: telles sont certaines impolitesses, inadvertances, et autres défauts. Certainement la prudence et

la civilité veulent que nous les évitions autant que nous le pouvons; mais quand elles nous ont échappé, la sainte humilité veut que nous en acceptions toute l'abjection. Je dis bien plus si je me suis laissé aller par colère, ou par quelque autre motif, à dire des paroles piquantes ou peu convenables, aussitôt je me le reprocherai vivement; j'en concevrai un vrai repentir, et je réparerai la faute de mon mieux; mais en même temps j'accepterai l'abjection qui peut m'en revenir; et si l'on pouvait séparer l'un de l'autre, je regretterais le péché avec indignation, et je conserverais l'abjection dans mon cœur avec une humble patience.

Mais, quoique nous aimions l'abjection qui provient du mal, nous devons toujours remédier au mal qui l'a causée, par les moyens naturels et légitimes que nous en avons, surtout quand il est de quelque importance. Si j'ai au visage quelque mal abject et humiliant, j'en chercherai la guérison, mais sans oublier l'abjection qui m'en est revenue. Si j'ai fait une faute qui n'offense personne, je ne m'en excuserai pas, parce que, bien que ce soit un défaut, il n'a pas d'autre suite que le mépris qu'on fait de moi, et que je ne m'en excuserais que pour me décharger de

l'abjection qu'il m'a attirée; or l'humilité ne peut absolument le permettre. Mais si j'ai offensé ou scandalisé quelqu'un, soit par mégarde, soit par une mauvaise humeur, je réparerai ma faute par une sincère excuse, parce que le mal que j'ai fait subsiste encore, et que la charité m'oblige à le détruire de mon mieux. Au reste, il arrive quelquefois que, notre prochain étant intéressé à notre réputation, la charité demande que nous tàchions d'éloigner l'abjection autant que nous le pouvons; mais en la détruisant ainsi aux yeux du monde pour éviter le scandale, nous devons la conserver chèrement dans nos cœurs, qu'il s'en édifie.

afin

Si vous voulez savoir maintenant, Philothée, quelles sont les meilleures abjections, je vous dirai franchement que les plus salutaires à l'âme et les plus agréables à Dieu sont celles qui nous viennent fortuitement ou qui sont attachées à notre état, parce qu'elles ne sont pas de notre choix, mais de celui de Dieu, qui sait mieux ce qu'il nous faut que nous-mêmes. S'il fallait en choisir quelquesunes, les plus grandes seraient les meilleures ; or on doit regarder comme les plus grandes celles qui sont le plus contraires à notre inclination, pourvu qu'elles soient conformes à

notre vocation: car, disons-le une fois pour toutes, notre choix, c'est-à-dire notre propre volonté, altère nos vertus, et en diminue beaucoup le mérite.

Ah! qui nous fera la grâce de pouvoir dire avec le roi-prophète: «J'ai choisi d'être abject « dans la maison de mon Dieu, plutôt que « de demeurer dans le palais des pécheurs? » Nul ne le peut, Philothée, que Celui qui, pour nous glorifier, a été dans sa vie et dans sa mort l'opprobre des hommes et l'abjection du peuple.

Je vous ai dit beaucoup de choses qui vous paraîtront dures en théorie; mais, croyez-moi, vous les trouverez plus douces que le miel dans la pratique.

CHAPITRE VII

Comment il faut conserver sa bonne renommée en pratiquant l'humilité.

La louange, l'honneur et la gloire ne sont pas le prix d'une vertu commune, mais d'une

vertu rare et excellente. Quand nous louons une personne, nous voulons en donner de l'estime aux autres. Si nous l'honorons nousmèmes, nous prouvons que nous avons de l'estime pour elle; et la gloire n'est autre chose qu'un éclat de réputation, qui a son principe dans toutes les louanges qu'on donne et dans tous les honneurs qu'on rend: semblable à la lumière et à l'émail de plusieurs pierres précieuses qui forment toutes ensemble une même couronne. Or l'humilité, nous défendant tout amour et toute estime de nousmême, nous défend aussi la recherche de la louange, de l'honneur et de la gloire, qui ne sont dus qu'à un mérite éminent. Cependant elle suit le conseil du Sage, qui nous avertit d'avoir soin de notre réputation, parce que la bonne renommée n'est pas établie sur l'excellence d'une vertu ou d'une perfection, mais seulement sur cette simple bonté de mœurs et intégrité de vie que l'humilité ne nous défend pas de reconnaître en nousmême, et dont elle nous permet par conséquent de désirer la réputation. Il est vrai que l'humilité mépriserait la renommée si elle n'était pas nécessaire à la charité; mais, parce qu'elle est un des fondements de la société humaine, et que sans elle nous sommes

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