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CHAPITRE PREMIER

HISTOIRE

SECTION PREMIÈRE

Antiquité

Il peut paraître superflu, après le magistral exposé de M. Moriaud (1), de parler encore des législations et des doctrines de l'antiquité sur notre sujet. Si nous y revenons, c'est d'abord pour être complet et, ensuite, parce qu'il nous semble, et nous voudrions, montrer que M. Moriaud a tiré des conclusions beaucoup trop précises de textes qui sont, pour la plupart, assez obscurs.

(1) P. Moriaud, op. cit., p. 51-81.

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Les lois de Manou justifient certains actes commis en état de nécessité et qui, dans d'autres circonstances, constitueraient des délits. Ainsi, disent-elles : « Celui qui, se trouvant en danger de mourir de faim, reçoit de la nourriture de n'importe qui, n'est pas plus souillé par le péché que l'éther subtil par la boue» (X, 104). Il est encore permis, en cas d'urgence, de manger des aliments ordinairement interdits, tels que la cuisse d'un chien (X, 108), de voler (XI, 16, 17, 18, 21), de témoigner faussement (VIII, 104), voire même de tuer (X, 105) (1).

Mais quelle est la portée de ces textes? La nécessité est-elle, dans les lois de Manou, une cause générale de justification? 11 n'est pas possible de le dire. On n'y trouve aucun texte général. Quant à ceux que nous y lisons, les uns ne donnent aucune raison de la justification (2) qu'ils déclarent, les autres invoquent des motifs tellement spéciaux à chaque hypothèse particulière, qu'ils ne peuvent être étendus. Qu'on en juge: il est permis de dérober ce qui est nécessaire pour un sacrifice, parce que « c'est par la folie du prince qu'un

(1) Il s'agit plutôt de la pensée de l'homicide que de l'homicide lui-même: « Adjigarta étant affamé, fut sur le point de faire périr son fils Sounahsépha; cependant, il ne se rendit coupable d'aucun crime, car il cherchait un secours contre la famine ».

(2) X, 83, 85, 103, 104, 105; XI, 28.

brahmane meurt dans le besoin » (XI, 21). La justification du vol est fondée ici sur l'obligation du souverain. d'assister les prêtres et d'entretenir le culte. C'est ailleurs par application d'un sentiment de justice mal entendue que Manou conseille aux affamés de « dérober aux méchants » (XI, 15, 16, 19).

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1. LA BIBLE. Un seul passage de la Bible excuse un délit nécessaire: le délit qui consiste à manger des pains de proposition. David et ses compagnons se nourrissent de ceux que leur a donnés,sur leur demande, le grand prêtre Achimelech (Rois, I, ch. XXI, v. 1 à 6). Mais on peut douter que, même pour ce délit spécial, l'excuse s'appliquât à tous les cas de nécessité. Il est remarquable, en effet, que le grand prêtre, avant de livrer à David les pains de proposition, lui demande si lui et ses serviteurs sont purs, à quoi David répond affirmativement. Et il semble bien que, s'il avait fait une autre réponse, le grand prêtre n'aurait pas donné les pains (1).

(1) Rois, I, ch. XXI, v. 1 à 6: «... Maintenant donc, dit David, si vous avez quelque chose sous la mair, même cinq pains, donnez-les moi, ou bien tout ce que vous trouverez ».— « Et le prêtre, répondant à David, lui dit: Je n'ai point de pain pour le peuple sous la main, mais seulement du pain saint. Est-ce que tes serviteurs sont purs, surtout par rapport aux femmes? » - « Et David répondit au prêtre et lui dit: Certai

En général, la Bible est opposée, sinon à un adoucissement de la peine, du moins à la justification des délits commis en état de nécessité.

« Ce n'est pas une grande faute, dit le Livre des Proverbes, lorsque quelqu'un dérobe pour remplir son âme affamée » (1).

Pas plus que de voler, il n'est permis de sacrifier aux idoles. Les soldats d'Antiochus étaient venus « forcer >> les Juifs à sacrifier aux faux dieux « et beaucoup d'entre le peuple d'Israël y consentirent, se joignirent à eux, mais Mathathias et ses fils demeurèrent fermes » (Machabées, II, 16).

La violation du Sabbat n'est pas autorisée non plus. Les Juifs étant attaqués par l'armée d'Antiochus, le jour du Sabbat, ne jetèrent pas une seule pierre... et ils ne bouchèrent pas les lieux où ils étaient cachés... et ils

nement, s'il s'agit de femmes ». - « Le prêtre lui donna donc du pain sanctifié... »

La lecture de ce texte suffit à montrer combien on a eu tort de l'invoquer parfois en faveur du vol nécessaire. Il ne s'agit pas du tout d'un vol qu'aurait commis David, puisque le grand prêtre « lui donna du pain sanctifié », mais seulement du délit qui consistait à manger du pain saint.

(1) Proverbes VII, 30; Adde Proverbes, XXX, 9. Quant au Deuteronome, chap. XXIII, v. 24 et 25, souvent invoqué en faveur du vol nécessaire, il ne s'applique à aucune espèce de délit nécessaire. « Entre dans la vigne de ton prochain, mange des raisins autant qu'il te plaira, mais n'en emporte point dehors avec toi ». « Si tu entres dans les blés de ton ami, tu cueilleras des épis et tu les broieras avec la main, mais tu n'en couperas pas avec la faux ». Ce texte ne dit pas qu'il faille être affamé pour avoir le droit d'entrer dans la vigne et dans les blés de n'importe qui.

furent tués, eux et leurs femmes et leurs fils et leurs troupeaux, jusqu'à mille âmes d'hommes. » (Machabées, II, 36).

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2. LE TALMUD. Comme la Bible, le Talmud semble s'opposer à l'impunité du délit nécessaire.

En effet, les trois textes que cite M. Moriaud (1), luimême le reconnaît, ne prouvent pas grand chose, dans le sens de l'impunité.

Le premier vise un acte qui n'est pas délictueux (dans les législations modernes du moins) : l'omission d'un devoir d'assistance: deux hommes sont dans le désert; l'un d'eux possède une bouteille d'eau qui, partagée, ne les sauvera pas; a-t-il le droit de la garder pour lui seal? Deux rabbins discutent la question; Ben Petora dit non, Akibà dit oui, car selon lui « la conservation. propre doit passer avant celle d'autrui ».

Dans le second, il s'agit d'un cas de légitime défense: le meurtre d'un enfant accompli pour sauver sa mère en couches.

Le troisième parle d'un viol: c'est un cas de force majeure.

Toutefois, deux passages du Talmud excusent des hypothèses de délits nécessaires, mais il s'agit d'infractions de si peu d'importance qu'on ne peut en déduire l'existence d'une excuse générale fondée sur l'état de nécessité. M. Moriaud cite le premier, d'après le Traité Jôma, VIII, 4 (Trad. Schwab). Un homme en deuil, auquel il est ordinairement défendu de se baigner, peut

(1) P. Moriaud, op. cit.. p. 52 et s.

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