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pouvoir. Mais dans les temps de désordres, chacun se mit en possession de juger aussi bien que de faire la guerre, et de lever des deniers sur le peuple 1. Le principal fondement de cette entreprise fut apparemment la puissance domestique car toute la France était encore pleine de serfs, qui étaient comptés entre les biens, comme faisant partie des héritages, et il fut facile de changer à leur égard l'autorité privée en juridiction. Je crois que l'on confondit avec les serfs quantité de personnes franches, soit qu'elles y consentissent pour être protégées dans ces temps d'hostilité universelle, soit par pure force. Car il est souvent parlé dans les capitulaires, de l'oppression des personnes libres et pauvres. Les premiers qui donnèrent l'exemple de cette usurpation, furent peut-être les comtes, c'est-àdire les gouverneurs des bonnes villes, qui avaient déjà, par le droit de leurs charges, l'exercice de la jurisdiction.

Ces seigneurs, de quelque manière qu'eût commencé leur pouvoir, rendaient la justice en personne, ou par des officiers pris entre leurs domestiques. Le sénéchal était le maître d'hôtel; les baillis et les prévôts étaient des intendans ou des receveurs, et les sergens étaient de simples valets. Même, en remontant plus haut, on trouve que le sénéchal et les autres étaient non seulement des domestiques, mais des esclaves, puisque la loi salique 2 nomme entre les serfs estimables à prix d'argent, le maire, l'échanson et le maréchal; et la loi des Allemands nomme le sénéchal et le maréchal. Ces noms ne furent attribués à des officiers publics que sous la troisième race. Cette justice était souveraine, et se rendait sommairement. Les peines des crimes étaient cruelles; il était ordinaire de crever les yeux, de couper un pied ou une main; d'où vient que les actes de ce temps-là font si souvent mention de mutilation de membre. Il semble même que ces peines étaient arbitraires.

Ces seigneurs, qui jugeaient ainsi les roturiers, étaient jugés par d'autres seigneurs. Un simple chevalier, par

Voilà ce qu'on appelle le bon vieux temps!

L. Saliq. tit. 2, art. 9. L. Alamann. tit. 8, art. 3.

exemple, ou un châtelain, était soumis à la jurisdiction du comte dont il était vassal; et le comte, pour le juger, était obligé d'assembler les pairs de sa cour, c'est-à-dire, les autres chevaliers ses vassaux, égaux entre eux, et de même rang que celui qu'il fallait juger. Le comte était luimême un des pairs de la cour de son seigneur, qui était un comte plus puissant, un duc ou un marquis, et cette subordination remontait jusqu'au prince souverain; car le roi avait aussi sa cour composée des pairs de France ses pre

miers vassaux.

Mais cet ordre ne s'observait pas toujours. Souvent les nobles qui se sentaient forts, n'obéissaient point à leurs seigneurs, qui étaient réduits à se faire justice par les armes. Le roi lui-même était obligé de faire la guerre non seulement à des pairs de France, mais à des seigneurs beaucoup moindres. L'abbé Suger nous apprend que le roi Louis-le-Gros fit marcher ses troupes contre Bouchard de Montmorenci, pour défendre l'abbé de Saint-Denis, qu'il assiégea Gournai et le prit par force, qu'il défit le seigneur de Puiset en Beauce, et qu'il se délivra enfin du seigneur de Montlhéri, qui avait fatigué le roi Philippe Ior son père pendant tout son règne, jusqu'à lui empêcher la communication de Paris à Orléans.

Souvent aussi les différends des seigneurs se terminaient en des assemblées d'arbitres choisis de part et d'autre, principalement quand ils avaient affaire avec une église. Dans les auteurs du temps, comme Fulbert et Ives de Chartres, il est souvent fait mention de ces conférences. Il semble qu'au commencement, avant que la subordination des seigneurs fût établie, ils se considéraient tous comme des souverains, dont les querelles ne peuvent finir que par une victoire, ou par un traité de paix. Cette manière irrégulière de rendre la justice, et l'établissement de ces nouvelles jurisdictions, contribuèrent beaucoup aux coutumes dont nous cherchons l'origine; mais plusieurs autres droits, qui se formèrent en même temps, y con

coururent.

1 Vie de Louis-le-Gros.

2 V. Mirac. S. Ben. lib. 4, 5, 2.

S XVI.

Des fiefs et droits seigneuriaux.

Les fiefs, qui n'étaient auparavant que des bénéfices à vie, prirent alors une forme nouvelle, devenant perpétuels et héréditaires. On rapporte aussi avec raison à ces temps de désordres, l'origine de la plupart des droits seigneuriaux, que l'on croit s'être formés des traités particuliers, ou par des usurpations.

par

En effet, il n'est point vraisemblable que les peuples aient accordé volontairement à des seigneurs particuliers, tant de droits contraires à la liberté publique, dont la plupart des coutumes font mention, et dont plusieurs subsis

tent encore 1.

Tels sont les droits de péages, travers, rouage, barrage, et tant d'autres; comme les droits de giste, de past, de logement et de fournitures, de corvées, de guet et de garde, les banalités des fours, des moulins et des pressoirs; le ban à vin, et les autres défenses semblables. Tous ces droits sentent la servitude de ceux à qui ils ont été imposés, ou la violence de ceux qui les ont établis.

Je ne dis pas qu'ils ne soient devenus légitimes par le temps, et par l'approbation des souverains qui ont autorisé les coutumes; je crois volontiers que plusieurs ont élé institués justement: par exemple, pour indemniser un seigneur de la construction d'un pont ou d'une chaussée, ou pour laisser des marques de la servitude dont il avait délivré ses sujets. Plusieurs sont les conditions de l'aliénation des héritages, comme les cens et les rentes foncières en espèces ou en argent, les champarts, les bourdelages, et les autres droits pareils. Je dis seulement que ces droits n'ont eu pour la plupart que des causes particulières, comme l'on voit par la diversité de leurs noms, selon le pays, et par certains droits bizarres 2, qui n'ont pas même de nom, et ne peuvent être venus que du caprice d'un maître. A mesure que la France s'est réunie,

Grâces à Dieu, Fleury écrivait cela en 1674. On ne dira point que c'est un langage révolutionnaire.

Par exemple ceux dits de cuissage, jambage, prélibation, markette. Voy. dict, de l'anc. régime et des abus féodaux, par Paul D* de P*. 1820, in-8°.

le temps a beaucoup emporté de ces droits irréguliers: plusieurs se sont abolis entièrement, d'autres se sont confondus avec ceux dont ils approchaient le plus ; enfin ceux qui se sont trouvés le plus universellement reçus, ont passé en droit commun 1.

S XVII. Droit des communes.

Les droits des communes et des bourgeoisies apportèrent encore un grand changement. Car ce fut vers ce même temps que les habitans des cités et des villes établirent entre eux des sociétés sous la protection de quelque seigneur, pour se garantir de la tyrannie des autres, et pour être jugés par leurs pairs. Les premiers qui en usèrent ainsi, furent apparemment les anciens citoyens des villes épiscopales et les autres personnes libres; mais dans la suite, les habitans serfs de plusieurs bourgs et de plusieurs villages donnèrent de grosses sommes à leurs seigneurs pour racheter leur liberté 3, et pour avoir aussi le droit de se défendre les uns les autres avec différens priviléges.

Dès le temps des Romains, il Ꭹ avait en Gaule, comme partout ailleurs, un très grand nombre d'esclaves. La douceur du christianisme, et les mœurs des nations germaniques, peu accoutumées à se faire servir, rendirent insensiblement leur condition beaucoup meilleure; en sorte que dans les siècles où se formèrent nos coutumes, leur servitude ne consistait plus qu'à être attachés à certaines terres, et à n'avoir pas la disposition libre de leurs biens pour faire des testamens, ni de leurs personnes pour se marier ou s'engager par des vœux. Ainsi le pouvoir des seigneurs se réduisait principalement à trois sortes 4 de droits, poursuite, formariage, et main-morte, célèbres dans les coutumes. De là vient que l'on nommait souvent

En 1789, nous les verrons abolis, à la demande même de ceux qui en jouissaient.

2 Sorte d'assurance mutuelle.

3 Heu! tot empta, tot concessa, tot jurata libertas!

Trois sortes seulement, mais qui affectaient l'homme tout entier,

dans sa personne, ses affections, sa propriété.

les serfs gens de poursuite, ou de main-morte, ou mortaillables, parce que les seigneurs levaient des tailles sur eux. On les appelait aussi hommes et femmes de corps, ou gens de pote, ou vilains, à cause des villes, villa, c'est-à-dire, des villages qu'ils habitaient; mais les affranchissemens se sont rendus si fréquens depuis le règne de saint Louis, qu'il reste peu de vestiges de ces servitudes.

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Une troisième cause de ce changement de notre droit, fut l'accroissement de la jurisdiction ecclésiastique. Sous l'empire romain, les évêques terminaient souvent des différends, même entre les séculiers, qui, se confiant en leur probité et en leur prudence, les choisissaient pour arbitres. L'utilité connue de ces arbitrages les fit autoriser par une loi du code Théodosien, qui porte: Que si l'une des parties déclare se vouloir soumettre au jugement de l'évêque, l'autre est obligée de s'y soumettre aussi, en quelque état que soit la cause. Il ne faut pas douter que cette loi ne fût observée dans les Gaules, où pendant le siècle de Théodose, il y eut tant d'évêques illustres en sainteté et en doctrine. Quoique l'autorité des prélats souffrît quelques traverses dans les changemens de maîtres, sous les rois de la première race, ils eurent toujours un grand pouvoir, et furent respectés non seulement par les Romains, mais encore par les barbares nouvellement convertis, qu'ils faisaient souvent trembler en les menaçant seulement de la colère de saint Martin. Sous les rois de la seconde race, nous trouvons la loi du code Théodosien autorisée solennellement; car l'empereur ayant fait l'énumération de tous les peuples qui lui étaient soumis, afin de déroger expressément à leurs lois particulières, marque précisément le lieu d'où cette constitution est tirée, ordonne qu'elle soit tenue pour loi comme les capitulaires, même par tous ses sujets, tant clercs que laïques, et en rapporte enfin les paroles tout au long. Elle fut donc ob

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