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Aussi j'ai toujours admiré que le docte Brisson (lib. 6 Formul.) ait employé sa vaste érudition à recueillir jusqu'à 600 exemples de stipulations conventionnelles, lorsque Justinien (Inst. § 3, de divis. stipul. ) avait pris soin d'avertir que cette espèce de stipulations était innombrable.

22. J'insiste sur ce point: car rien de plus fastidieux que de voir un professeur s'évertuer à controuver des espèces qui souvent ne se présenteront jamais ; ou bien s'efforcer de replaider devant ses élèves les questions jugées dans les tribunaux. Rien n'est plus propre à leur fausser le jugement, et à en faire de petits disputeurs.

Ajoutez que des professeurs qui, pour l'ordinaire, sont étrangers au Palais et n'ont jamais fréquenté le barreau, sont peu propres à expliquer des espèces et à donner la véritable clef des arrêts. Ils doivent se borner à enseigner par théorie ce qu'ils ne savent que par spéculation, et renoncer à parler d'usages et de pratiques, s'ils ne veulent pas se voir appliquer ces paroles de Cicéron: Nec mihi opus est aliquo doctore qui mihi pervulgata præcepta decantet, cùm ipse nunquam forum, nunquam judicium aspexerit; quod ipse non est expertus, id docet cæteros. Cic. de Oratore, lib. 2. C'est en cela surtout que se rendit ridicule cet orateur dont parle Cicéron au même endroit. Il employa plusieurs heures à débiter un discours véhément sur les devoirs et les engagemens d'un général; il parla de l'art militaire, il fit la description d'un camp; donna des règles pour discipliner des troupes et les ranger en bataille; en un mot, il voulut lui enseigner à combattre; lui qui nunquam hostem, nunquam castra vidisset, nunquam denique minimam partem ullius publici muneris attigisset. Annibal, qui se trouvait présent à ce discours, ayant été prié de dire ce qu'il pensait de cet orateur, répondit sans beaucoup hésiter: Multos se deliros senes sæpè vidisse, sed qui magis quàm Phormio deliraret vidisse neminem.

23. Quel est d'ailleurs celui qui, par une étude si forte quelle soit, pourra se flatter de classer dans sa mémoire toutes les espèces possibles, et de pouvoir, au besoin, rapporter les décisions qu'il aura lues, aux différens cas qui lui seront soumis? J'admets qu'un tel homme ait pâli

sur mille volumes d'arrêts et de décisions, au lieu de s'appliquer à se mettre dans la tête un système raisonné du droit malgré sa science d'arrêtiste, ne lui arrivera-t-il pas toujours de rencontrer des milliers d'espèces qu'il n'aura ni lues, ni retenues?

Blâmons donc la folie de ceux qui consument les plus belles années de leur vie à respirer la poudre des commentaleurs, et à feuilleter des collections d'arrêts dans l'espoir d'y acquérir la connaissance du droit. Ils ressemblent à ce fou dont parle Lucien : assis sur le rivage de la mer, il s'efforçait d'en compter les vagues, jusqu'à ce que les vagues elles-mêmes, se brisant l'une sur l'autre, vinssent le couvrir de leurs eaux, et il se désespérait de ne pouvoir les nombrer.

24. Revenons au vrai: la connaissance de toute science réside dans l'intelligence de ses principes et dans la liaison de ces principes avec leur cause. Ìmitons les mathématiciens. Ils n'exigent pas que leurs élèves apprennent des milliers de problèmes; mais ils leur démontrent et leur inculquent des définitions, des axiomes, des théorèmes à l'aide desquels il leur devient aisé de résoudre tous les problèmes. De même, qu'un vrai jurisconsulte, qu'un sage professeur n'accable pas ses élèves d'espèces, de cas, d'argumens et de subtilités, mais qu'il fasse passer dans leurs esprits ces règles immortelles du juste et de l'injuste. Une fois imbus de ces maximes sublimes, de ces principes éternels, qu'on leur propose des doutes, des espèces, des questions, ils les résoudront sans peine avec les secours de la loi et de leur raison, non multa, sed multùm.

SECTION V.

De l'abus des citations.

25. Nous avons dit que le professeur devait rendre aux élèves raison de sa doctrine, et qu'il leur en devait la démonstration.

'On ne blâme l'étude des commentateurs et des arrêtistes que pour les commençans, on reconnaît d'ailleurs l'utilité de cette étude pour les avocats, et on rend justice entière à ceux qui se dévouent au pénible travail de perpétuer les monumens de la jurisprudence.

En droit, un principe se démontre ou par sa liaison avec les lois naturelles, ou par l'allégation d'une loi positive, ou par l'opinion de jurisconsultes recommandables.

Nous parlerons dans la section suivante de ce genre de démonstration, qu'on tire de la raison des principes. Nous nous bornerons, dans celle-ci, à parler des citations proprement dites, ou allégations d'autorités 1.

26. Avant tout, il faut observer qu'on ne doit prouver que ce qui est douteux; et qu'il est superflu d'amonceler des citations sur les points qui sont avoués de tout le monde.

Quoi de plus ridicule, en effet, que de démontrer par le témoignage des lois et des auteurs, ces propositions si évidentes par elle-mêmes: que la liberté est inappréciable; que l'enfant doit le respect à son père; qu'on ne peut pas acheter sa propre chose, etc. Comme si l'on ignorait ces vérités, et qu'on refusât de les croire, si on ne les voyait écrites dans la loi 106, ff. de Reg. juris, dans l'article 371 du code civil, et dans la loi 16, ff. de contrahenda emp

tione!

27. L'abus des citations est né de cette maxime barbare, Erubescendum esse juris consulto sine lege loquenti; et il a été porté à cet excès, que les lois elles-mêmes ont maintes fois succombé sous le poids des citations multipliées de gloses et de commentaires le plus souvent étrangers à la question. Enfin la comédie s'est emparée de ce ridicule, et Racine, dans ses Plaideurs, en a fait bonne justice.

Sans doute les principes du droit doivent se prouver par les lois; comment prouver autrement les règles qui ne tirent pas leur existence de la seule raison, mais qui partent de la volonté du législateur? Quelquefois même, dans les questions controversées, on peut invoquer le témoignage des plus célèbres docteurs, pourvu que ce soit toujours avec sobriété.

Mais j'attache plus de crédit à cet autre genre de démonstration qui se tire des principes et de la raison du droit.

Voyez dans ma nouvelle édition des Lettres sur la profession d'avocat, tome 1, p. 525, ce que je dis des citations.

SECTION VI.

De la raison des principes.

28. Les lois ne sauraient jamais remplacer l'usage de la raison dans les affaires de la vie. Les besoins de la société sont si variés, la communication des hommes est si active, leurs intérêts sont si multipliés, et les rapports si étendus, qu'il est impossible au législateur de pourvoir

à tout.

Dans les matières même qui fixent plus particulièrement son atention, il est une foule de détails qui lui échappent, ou qui sont trop minutieux, ou trop mobiles pour pouvoir devenir l'objet d'un texte précis de loi.

D'ailleurs le caractère de la loi est d'être courte; sa brièveté aide à la retenir et lui donne plus de majesté; imperatoria brevitas. Le législateur doit parler en maître et non pas en rhéteur; non discepatione debet uti, sed jure. Loi des Visig., livre 1, titre 1, chapitre 2. C'est pourquoi Sénèque (epist. 94) disait que rien ne lui paraissait plus froid et plus inepte qu'une loi avec préambule : Nihil videri frigidius, nihil ineptius, quàm legem cum prologo.

Aussi la plupart des législateurs ne donnent pas la raison de leurs lois, ou quelquefois ils en donnent une fausse, s'ils ont intérêt à déguiser la véritable.

29. Mais plus cette raison est inconnue, moins elle est facile à découvrir, et plus les jurisconsultes qui désirent y trouver un principe de solution, doivent s'attacher à sa recherche; s'ils ne veulent pas à tout moment errer dans l'interprétation des lois et dans l'application qu'ils sont chargés d'en faire aux cas non prévus. Quæ enim lex, quod senatus-consultum, quod magistratús edictum, quod fœdus, aut pactio, quod (ut ad privatas res redeam) testamentum, quæ judicia, aut stipulationes, aut pacti et conventi formula non infirmari potest, si ad verba rem deflectere velimus, CONSILIUM autem eorum, qui scripserunt, et RATIONEM et auctoritatem relinquamus? Cic. pro A. Cœcin. cap. 18.

Aussi le chancelier d'Aguesseau disait très bien, que le temple de la justice n'était pas moins consacré à la science

qu'aux lois, et que la véritable doctrine qui consiste dans la connaissance de l'esprit des lois, est supérieure à la connaissance des lois mêmes.

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30. Mais ce grand homme nous avertit aussi de l'abus qu'on peut faire de la recherche inconsidérée de l'esprit et de la raison des lois. « Vous le savez (disait-il aux magistrats de son temps), vous qui êtes nés dans des jours plus heureux, et qui avez blanchi sous la pourpre ; vous « le savez, et nous vous l'entendons dire souvent: il n'est << presque plus de maxime certaine; les vérités les plus « évidentes ont besoin de confirmation; une ignorance orgueilleuse demande hardiment la preuve des premiers principes. Un jeune magistrat veut obliger les anciens « sénateurs à lui rendre raison de la foi de leurs pères, et « remet en question des décisions consacrées par le con« sentement unanime de tous les hommes. » Tom.1, p.116.

«

Il faut donc également éviter, et ce servilisme qui nous rend esclave de la lettre qui tue, et cet esprit d'indiscipline qui donne la mort à la loi même.

Il faut surtout ne pas perdre de vue qu'en recherchant l'esprit de la loi, on ne doit se proposer que d'en éclaircir le texte 1, et non pas d'en préparer l'inexécution. C'est dans ce sens que Platon a dit: Non debere posteros rationem legis quærere, sed eam quasi Dei vocem et præceptum observare.

Enfin il ne faut pas vouloir rendre raison de toutes les lois; car les lois elles-mêmes nous apprennent que souvent cette raison est impossible à donner. Non omnium quæ à majoribus instituta sunt, ratio reddi potest. L. 20, ff. de Legibus. Et ideò rationes eorum quæ constituuntur inquiri (nimiùm) non oportet. Alioquin multa ex his quæ certa sunt, subverterentur. L. 21, ff. eodem.

1 On ne peut pas douter que la connaissance de l'esprit de la loi, cur ea lex lata sit, ne serve à son interprétation; car c'est une maxime vulgaire, qu'une loi cesse avec les motifs qui l'ont déterminée. (Principia juris, not. ad n. 1097.) Supposons, par exemple, qu'une loi ait défendu de laisser aborder les étrangers, crainte de la peste; il n'est pas douteux que cette crainte venant à cesser, on devra rétablir les communications ordinaires avec les étrangers. On peut voir l'application de cet exemple aux testamens; dans l'espèce des art. 985 et 987 du code civil.

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