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En cela l'ordonnance n'a fait que poser une juste limite entre l'autorité judiciaire et le pouvoir législatif.

Et la preuve que ce ne fut point un acte qu'on puisse imputer spécialement au despotisme de Louis XIV (comme le prétendent les auteurs que j'ai cités), c'est que les lois de la révolution qui, loin de favoriser le despotisme, n'ont pas même épargné la royauté, ont reproduit les mêmes défenses. Telle est la loi du 24 août 1790, dont l'article 2, titre 2, dit : « Les tribunaux ne pourront faire de réglemens; mais ils s'adresseront au corps législatif toutes les fois qu'ils croiront nécessaire soit d'interpréter une loi, soit d'en faire une nouvelle. » La constitution de 1791, tit. 3, chap. 5, art. 2, dit la même chose; et on retrouve une disposition semblable jusque dans la constitution de l'an III.

On laisse donc aux juges l'interprétation de détail, puisqu'on ne leur interdit que l'interprétation réglementaire. L'article 5 du projet de code civil, le disait en termes fort clairs: « Il est défendu aux juges d'interpréter les lois par voie de disposition générale et reglementaire. »

Mais dans la discussion de ce projet au conseil d'état,` il s'est élevé des difficultés dont le procès-verbal nous offre en ces termes l'analyse et le résultat. « Le ministre de la justice dit qu'il y a deux sortes d'interprétations, celle de législation et celle de doctrine ; que cette dernière appartient essentiellement aux tribunaux; que la première est celle qui leur est interdite; que lorsqu'il est défendu aux juges d'interpréter, il est évident que c'est d'une interprétation législative qu'il s'agit. Il cite l'art. 7 du titre 1er de l'ordonnance de 1667, qui défend aux juges d'interpréter les ordonnances. Il en conclut que le sens de ce mot étant fixé, il n'y a aucun inconvénient à l'employer. M. Tronchet dit qu'on a abusé, pour réduire les juges à un état purement passif, de la défense que leur avait faite l'assemblée constituante d'interpréter les lois et de réglementer. Cette défense n'avait pour objet que d'empêcher les tribunaux d'exercer une partie du pouvoir législatif, comme l'avaient fait les anciennes cours, en fixant le sens des lois par des interprétations abstraites et générales, ou en les suppléant par des arrêts de réglement. Mais pour éviter

l'abus qu'on en a fait, il faut laisser au juge l'interprétation sans laquelle il ne peut exercer son ministère. En effet, les contestations civiles portent sur le sens différent que chacune des parties prête à la loi. Ce n'est donc pas par une loi nouvelle, mais par l'opinion du juge que la cause doit être décidée... On craint que les juges n'abusent de ce principe pour juger contre le texte de la loi. S'ils se le permettaient, le tribunal de cassation anéantirait leurs jugemens. Au reste, pour ne pas laisser d'équivoque, on pourrait rédiger ainsi : « Il est défendu aux tribunaux de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui sont portées devant eux. » Et c'est dans ces termes qu'a été adopté l'article dont il s'agit. Ajoutons que le code pénal de 1810, art. 127, punit de la dégradation civique, comme coupable de forfaiture, tout officier de l'ordre judiciaire qui se serait immiscé dans l'exercice du pouvoir législatif, soit par des réglemens contenant des dispositions législatives, soit en arrêtant ou suspendant l'exécution d'une loi, soit en délibérant sur le point de savoir si les lois seront publiées et exécutées. »

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La preuve d'ailleurs que la distinction dont nous venons

de parler était parfaitement dans les intentions des rédacteurs du code, c'est que dans le Discours préliminaire du projet, on lit ce qui suit :

L'interprétation par voie de doctrine consiste à saisir le vrai sens des lois, à les appliquer avec discernement, et à les suppléer dans les cas qu'elles n'ont pas réglés. Sans cette interprétation pourrait-on concevoir la possibilité de remplir l'office de juge?

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L'interprétation par voie d'autorité consiste à résoudre les questions et les doutes par voie de réglemens ou de dispositions générales; ce mode d'interprétation est le seul qui soit interdit aux juges. »

La différence entre ces deux espèces d'interprétation se trouve encore très bien expliquée par VASQUEZ, célèbre jurisconsulte espagnol. Il réfute certain frère Alphonse (frater Alphonsus) qui refusait aux sujets toute interprétation quelconque de la loi, comme étant inférieurs au législateur. Vasquez se moque, et avec raison, de frère Alphonse. Il suivra de là, dit-il, que lorsqu'il se trouve

une difficulté sur le droit divin ou le droit naturel, il faudrait, à l'exemple d'Icare, s'adapter des ailes pour aller consulter le Très Haut 1. Reprenant son sérieux, il établit ensuite que tout juge a nécessairement le droit et le pouvoir d'interpréter la loi pour la décision du procès pendant à son tribunal. Son interprétation, continue-t-il, diffère de celle du prince, en ce qu'il ne peut interpréter la loi que pour déterminer un procès particulier dont il est juge; au lieu que l'interprétation du prince sera la règle de tous les jugemens. Les autres tribunaux ne sont pas obligés d'adopter l'interprétation faite dans un siége particulier, tandis qu'au contraire ils sont tenus de se conformer à celle du législateur. L'interprétation du souverain forme une loi proprement dite; celle des tribunaux ne fournit que des exemples dont l'autorité ne s'étend pas au-delà du procès particulier qu'ils ont décidé. »

Ainsi, sous l'ancienne monarchie, quand une loi était obscure, le roi donnait une déclaration du sens de la loi : mais cette déclaration devait, comme la loi elle-même qu'elle avait en vue d'interpréter, être soumise à la libre vérification des cours qui avaient l'enregistrement des lois. Le décret du 24 août 1790, sur l'organisation judiciaire, en a une disposition formelle, titre 2, art. 12. Nous l'avons déjà rapportée.

La constitution de 1791, tit. 3, chap. 5, art. 21, n'était pas moins précise. « Lorsqu'après deux cassations (porte cet article), le jugement du troisième tribunal sera attaqué par les mêmes moyens que les deux premiers, la question ne pourra plus être agitée au tribunal de cassation sans avoir été soumise au corps législatif, qui portera un décret déclaratoire de la loi, auquel le tribunal de cassation sera tenu de se conformer. »

La constitution de l'an in a reproduit la même disposition, avec cette seule différence, que le décret déclaratoire devait être rendu après une première cassation, et avant le jugement du second renvoi.

1 Alas nobis aptare necesse haberemus, in cœlum Dei optimi maximi consulendi gratia evolaturi. VASQUIUS, de successionibus, tom. II, lib. 1, in præf. no 48 et seq.

Napoléon a le premier porté atteinte à cette législation, en s'attribuant l'interprétation des lois législatives qui lui étaient familières.

par une de

ces ruses

Le 16 septembre 1807, il fait rendre une loi portant, article premier : « 11 y a lieu à interprétation de la loi si la cour de cassation annule deux arrêts ou jugemens en dernier ressort, rendus dans la même affaire, entre les mêmes parties, et qui ont été attaqués par les mêmes moyens. Et art. 2: « Cette interprétation est donnée dans la forme des réglemens d'administration publique. » Or, cela veut dire, est donné par nous en conseil d'état. Ainsi, par une formule enveloppée, il se fait, en deux lignes, déléguer le pouvoir d'interpréter les lois, c'est-àdire un pouvoir inhérent à la législature.

Ce n'est même pas tout, car par suite d'une déplorable condescendance pour ce pouvoir qui voulait toujours être absolu, la jurisprudence a reconnu ce droit d'interprétation donné au conseil d'état, avec tant de plénitude, que sur la question de savoir si les tribunaux pouvaient s'écarter de l'interprétation ainsi donnée, sous prétexte d'inconstitutionnalité, la cour de cassation a jugé que NON, par arrêt du 1er floréal an x et du 19 octobre 1808.

Cependant il paraît plus conforme au principe de dire que, dans le conflit possible entre une ordonnance ou acte quelconque de gouvernement, et la loi constitutionnelle de l'état, c'est celle-ci qui doit l'emporter.

Ce principe est si certain, et le court espace écoulé entre la promulgation de la Charte et les cent-jours, l'avait tellement mis en évidence, qu'en dressant son acte additionnel aux constitutions de l'empire, Napoléon ne put s'empêcher d'y rendre hommage, en disant cette fois, article 58: « Les interprétations des lois, demandées par la cour de cassation, seront données dans la forme d'une loi. »

Peu de temps auparavant, une ordonnance royale du 16 septembre 1814, avait risqué l'expression d'ordonnances contenant déclaration. Mais il fut reconnu alors que l'interprétation des lois n'appartenait qu'aux chambres et au roi (Charte, art. 15); qu'en conséquence la loi du 16 septem

'Qui se trouve dans la collection d'Isambert, Appendice, 1822.

bre 1807 n'était plus en harmonie avec la Charte (art. 68). Une résolution de la chambre des pairs, en date du 11 octobre 1814, conforme à celle de la chambre des députés du 21 septembre, avait fixé de nouveau les vrais principes; elle portait que la déclaration interprétative de la loi, en cas de recours en cassation, serait proposée, discutée, adoptée et promulguée dans la forme ordinaire des lois.

Mais dans sa séance du 27 novembre 1823, le conseil d'état, présidé par M. de Peyronnet, FUT D'AVIS que la loi du 16 septembre 1807, relative à l'interprétation des lois, était parfaitement compatible avec le régime constitutionnel établi par la Charte. »

On s'est ainsi replacé de fait au même et semblable état que sous le régime constitutionnel de l'empire.

Cependant il suffit de lire le long préambule de cet avis du conseil d'état pour voir à quel point il se contredit luimême. Dans la première partie, on y revendique, dans toute sa plénitude, le droit d'interprétation; et dans la seconde on paraît ne plus faire de l'ordonnance interprétative une règle générale, mais seulement un rescript sur un cas particulier, qu'on ne pourra pas étendre à d'autres cas semblables, même sous prétexte d'analogie! Alors on peut et l'on doit dire, que s'il n'y a pas là usurpation du pouvoir législatif, en ce sens qu'on ne fera pas une loi générale, il y a donc usurpation du pouvoir judiciaire, puisqu'on jugera le cas particulier. En effet, n'est-ce pas juger que de donner, sur une espèce particulière, une décision topique, à laquelle le jugement devra nécessairement se conformer? Isambert va plus loin, et parlant de cette tournure donnée à la loi de 1807, il dit nettement dans sa note 10 au bas de la page 352: «Elle transporte au gouvernement le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire.

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Et, à ce sujet, remarquons que le code d'instruction criminelle porté en 1810 adulto jàm imperio, dit, article 440, en s'enveloppant toujours du même nuage d'expression : Lorsqu'après une première cassation, le second arrêt ou jugement sur le fond sera attaqué par les mêmes moyens,

Voyez Isambert, vol. de 1823, page 352, no 9.

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