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La désuétude peut affecter les bonnes et les mauvaises lois. Les bonnes lois, celles, par exemple, qui sont favorables aux libertés publiques, lorsque par violence, abus de pouvoir de la part des dépositaires de l'autorité, par insouciance, de la part des peuples et connivence de la part des fonctionnaires chargés d'en surveiller ou d'en réclamer l'exécution, on les laisse tomber en oubli. Mais, en pareil cas l'impuissance où est la nation d'agir, l'état de tutelle où elle est placée en présence du pouvoir, empêchent qu'on ne puisse présumer son acquiescement. Le droit ne périt point, il se conserve au profit des générations futures; car, ainsi que l'a très bien dit Bossuet en parlant des lois constitutionnelles et fondamentales de l'état, « leur vigilance et leur action est immortelle, et « tout ce qui se fait contre elles étant nul de droit, il y « a toujours à revenir contre. »

Au contraire, si le pouvoir qui a tous les moyens d'action, laisse cependant tomber une loi en désuétude, le peuple profite de son abrogation, soit parce qu'il est soustrait à l'exécution d'une mauvaise loi, soit parce qu'on a reconnu l'impossibilité ou l'injustice de l'exécuter.

Cette abrogation, en effet, s'applique principalement aux méchantes lois, aux lois peu réfléchies, à celles qu'on appelle lois de circonstance, lois d'exception, lois de parti.

On peut opposer ces dernières lois ce qu'en a dit Cochin (tome III, cause 75, page 433): «Le calme et la paix ont succédé aux tempêtes, et par conséquent des lois passagères, faites pour un temps de troubles, ne reçoivent plus d'application. »

Combien de lois de cette espèce se trouvent par milliers dans le bulletin des lois, et ont cessé d'exister, sans aucune abrogation formelle, par le seul effet du mépris universel où elles sont tombées avec le temps!

Il y a aussi des lois violentes, absurdes, injustes, qui, à l'instant même où elles sont portées, révoltent l'opinion et sont repoussées par elle. Dans ce cas, la lutte ne peut être longue, et la loi ne résiste pas long-temps.

« Une loi, disent les auteurs des maximes de notre droit public, une loi contre laquelle sont prévenus et câbrés, pour ainsi dire, tous ceux qui la doivent exécuter, n'a pas,

au moins pour le moment actuel, tous les caractères nécessaires à une loi 1. »>

"

M. de Pradt avait donc grandement raison, lorsqu'il disait dans le livre pour lequel on l'a si injustement accusé, que la puissance législative ne va pas jusqu'à commander l'adhésion de l'esprit et du cœur et qu'il y a toujours un retour de vote émis par la majorité législative au tribunal de la majorité nationale, qui le confirme ou qui l'infirme 2. »

Son sentiment se trouve fortifié par l'opinion d'un des plus vigoureux penseurs de notre époque, M. Royer-Collard: « Les peuples barbares, disait-il à la séance de la chambre des députés du 22 janvier 1822, font tout avec les armes; les gouvernemens corrompus des peuples civilisés s'imaginent qu'ils peuvent tout faire avec les lois. Ils se trompent: les lois qui s'adressent à une nation éclairée et attentive, ont besoin de l'acceptation tacite de la raison publique; si elles ne l'obtiennent pas, elles n'ont pas le principe de vie, elles meurent. »

Et tel a été le sort de cette déplorable loi des suspects portée le 26 mars 1820, par laquelle le ministère d'alors avait demandé et obtenu l'arbitraire pur en matière de liberté individuelle. L'opinion publique, manifestée par la souscription nationale au profit des futures victimes de la loi, se souleva avec tant de force, qu'après une accusation très vive dont les auteurs de la souscription sortirent victorieux malgré le talent de l'accusateur (M. de Broë), la loi demeura frappée d'un tel discrédit, qu'elle est morte sans que le ministère ait osé l'appliquer une seule fois.

Tant il est vrai, «qu'à côté de l'autorité suprême du législateur, on ne peut s'empêcher de reconnaître l'opinion publique, qui sans affecter la souveraineté ni employer les formes hautaines du pouvoir absolu, a cependant aussi sa volonté, ses dédains, son mépris, sa puissance 3. »

Il est arrivé que le gouvernement, après avoir négligé quelque temps de faire exécuter une loi, a ensuite reconnu

Tome 2, page 351.

2 Voyez le procès de M. de Pradt,
P. 153.
Procès de la souscription, réplique pour Mérilhou, page

360.

la nécessité de la publier de nouveau et de la remettre en vigueur. Mais l'équité veut, en pareil cas, que cette résurrection d'une loi tenue pour morte n'ait pas d'effet rétroactif.

« L'autorité publique, dit Cochin, n'est établie que pour maintenir le bon ordre et pour la tranquillité des peuples; mais lorsqu'une déférence trop scrupuleuse aux lois qu'elle a établies jetterait au contraire les familles dans le trouble et porterait partout la désolation, il est indispensablement nécessaire alors que cette même autorité se prête à des circonstances si délicates. Ainsi, quand les lois sont demeurées sans exécution et qu'un usage contraire a prévalu, on ne peut plus invoquer leur sagesse ni leur puissance. On peut bien les renouveler pour l'avenir, et arrêter le cours des contraventions par une attention exacte à les faire exécuter; mais tout ce qui a été fait auparavant subsiste et demeure inébranlable, comme s'il était muni du sceau même de la loi 1. »

La consultation de Cochin est conforme au rescript de Trajan. Consulté par Pline sur l'exécution d'une ancienne loi contre laquelle un usage contraire avait prévalu, Trajan lui répondit qu'il avait bien fait de surseoir; qu'il ne fallait pas priver de leurs droits acquis ceux qui en étaient en possession; que ce serait une source de trouble et d'injustice, et qu'il fallait se contenter de faire exécuter la loi à l'avenir 2.

Tout en reconnaissant l'empire de la désuétude, je ne puis m'empêcher de dire qu'il vaudrait beaucoup mieux que le législateur abrogeât lui-même les lois inutiles ou nuisible, que de laisser le peuple se faire justice à soimême en les méprisant. C'est ce qui détermina l'empereur Léon à abroger formellement une loi qu'il avouait lui-même être depuis long-temps tombée en désuétude. Il motive ainsi cette abrogation.

I Tome 3, consult. 52, p. 707.

2 Meritò hæsisti... nam et legis autoritas, et longa consuetudo usurpata contra legem, in diversum movere te potuit. Mihi hoc temperamentum ejus placuit: ut et præteritò nihil novaremus; sed manerent, quamvis contrà legem adsciti, quarumcumque civitatum cives: in futurum autem lex Pompeia observaretur, cujus vim și retrò quoque voluimus custodire, multa necesse est perturbari. Epistol. Trajani ad Plinium, lib. x, epist. cXVI.

« Comme la réformation des lois a pour objet, non seulement celles qui sont nuisibles, mais encore celles qui, abolies par le temps et tombées en désuétude, doivent être effacées des registres, nous devons retrancher du code et placer dans le nombre des choses inutiles la loi du consulat, puisque cette dignité ne va pas et n'appartient plus à l'état actuel de la république. » Après avoir rappelé l'ancienne magnificence des consuls, et attribué leur avilissement au temps qui détruit tout, Léon déclare que cette loi du consulat, si long-temps restée dans un vaste silence, et cependant encore confondue avec les lois vivantes, doit en être retranchée, et rangée dans la classe des choses inutiles 1. »

Cette décision impériale donne lieu à deux observations la première, que les Romains adoptaient non seulement l'abrogation écrite, prononcée par un plébiscite, un sénatus-consulte, un édit, une loi; mais encore l'abrogation tacite, opérée par le seul fait de la non-exécution de la part du peuple, par un long silence, par la désuétude enfin.

La seconde observation est que, bien qu'une loi fût ainsi tombée en désuétude, quoique depuis long-temps elle ne fût pas exécutée, Rome pensait que le caractère sacré des lois, la connaissance que l'on en supposait à chaque citoyen, et l'ordre public, exigeaient encore que chaque loi, abolie par le temps, fût cependant abrogée par un décret formel, écrit et publié, en vertu duquel cette loi était effacée, retranchée du code, et rejetée parmi les dispositions inutiles.

2

Le dauphin, père de Louis XV, était pénétré de cette vérité, lorsqu'il disait que « toutes les lois, et surtout celles qui concernent l'ordre public et la police générale du royaume, doivent être en vigueur; et qu'il vaudrait mieux abroger une loi utile, que de la laisser subsister sans tenir la main à son exécution 3.

Illam de consulatu legem, quam prætereà altum silentium occupavit, cum aliis inutilibus frustrà legalibus constitutionibus immixtam, decreto Majestatis nostræ illinc eximimus. Novell. 94.

2 Ce mot n'avait pas alors le sens qu'on lui a donné depuis. 3 Vie du dauphin, père de Louis XV, tome 1er, page 434.

On retrouve de quoi confirmer cette doctrine sur l'abrogation des lois, dans une adresse de l'assemblée constituante aux Français 1. « Un code des lois civiles (y estil dit), confié à des juges désignés par votre suffrage et rendant gratuitement la justice, fera disparaître toutes ces lois obscures, compliquées, contradictoires, dont l'incohérence et la multitude semblaient laisser même au juge intègre le droit d'appeler justice, sa volonté, son erreur, quelquefois son ignorance; mais jusqu'à ce moment vous obéirez religieusement à ces mêmes lois, parce que vous savez que le respect pour toute loi non encore révoquée est la marque distinctive du vrai citoyen. »

Une loi déroge à une autre, lorsque sans abroger celleci dans son entier, elle change ou modifie quelqu'une de ses dispositions. Ainsi, toutes les lois d'exception sont dérogatoires au droit commun, mais elles ne l'abrogent pas, et il continue de subsister dans tous les cas autres que celui qui fait la matière de l'exception. On dit par manière d'axiome: exceptio firmat regulam in casibus non exceptis. De même que l'abrogation peut être expresse ou tacite, de même aussi la dérogation peut être explicite ou implicite.

Elle est explicite lorsque le législateur déclare en termes exprès que son intention, en faisant telle disposition, est de déroger à tel article d'une loi préexistante.

La dérogation n'est qu'implicite lorsqu'une loi, sans relater les anciennes, sans s'y référer textuellement, renferme cependant des dispositions qui ne s'accordent pas avec ces mêmes lois.

Dans ce cas, il est certain que la nouvelle loi doit encore l'emporter sur les autres, d'après la règle : posteriora derogant prioribus 2.

Il est entendu néanmoins que, si la dérogation n'est qu'implicite, la loi ancienne ne souffre d'atteinte que dans celles de ses dispositions qui sont inconciliables avec la loi nouvelle.

Cette doctrine est consignée dans un avis du conseil d'é

Du 11 fév. 1790, collect. in-4°, tome 1er, page 527.
Loi dernière, ff. de const. princ.

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