Images de page
PDF
ePub

siècles, et que pendant ce long espace de temps, leur réputation s'était fortifiée de tout ce que leurs membres avaient fait d'utile, de grand et de sage; on aura les principales causes de la considération qu'avait obtenue l'ancienne magistrature; la plus illustre qui jamais ait existé chez aucun peuple; honneur éternel de notre patrie; modèle vénéré de tout ce que les hommes peuvent réunir de sagesse et de courage, de savoir et de vertus !

CHAPITRE II.

Des tribunaux de la révolution.

18. A la fin du dernier siècle, on ne se dissimulait pas que, si les parlemens avaient mérité de justes éloges, il s'en fallait beaucoup qu'ils eussent toujours été exempts de blâme. Leur résistance aux ordres de la cour n'avait pas toujours été légitimée par des motifs de salut public; l'ambition, l'intérêt personnel, avaient quelquefois inspiré leurs remontrances, et présidé à leurs délibérations.

On reprochait aussi à ces seigneurs de parlement, une morgue qui rendait leur voisinage dangereux et leurs prétentions accablantes. Dès long-temps le chancelier de l'Hôpital 3 leur avait dit : « On vous accuse de beaucoup de violences; vous menacez les gens de vos jugemens; et plusieurs sont scandalisés de la manière dont vous faites vos affaires, et surtout vos mariages: quand on sait quelque riche héritière, c'est pour monsieur le conseiller, et on passe outre malgré les inhibitions 4. »

J'ai même ouï dire qu'en certaines contrées, lorsqu'on mettait un héritage en vente, on avait grand soin de prévenir les enchérisseurs qu'il n'était voisin d'aucun conseiller au parlement.

19. Mais c'est surtout dans les justices de village que les

* Cela est vrai au moins du parlement de Paris.

2 Adeò sanctum est vetus omne!

HOR. II, Epist. 1, v. 54.

3 Mémoires et harangues imprimés chez Chevalier.

4 Il était défendu aux juges, ainsi qu'à leurs fils, filles, neveux et nieces, de contracter mariage avec des familles de leur ressort. Ordonnance de Charles I, de 1488.

abus étaient, sinon plus graves, parce que le pouvoir y était plus restreint, au moins plus multipliés, parce qu'ils désolaient un plus grand nombre d'individus.

LOYSEAU (que je suis tenté d'appeler le Montaigne des jurisconsultes) en fait une peinture si naïve et si énergique, que je ne puis m'empêcher de transcrire ici ce qu'il en dit dans son Discours sur l'abus de justice de village.

« Outre que les justices de village sont abusives en tant de façons, le pis est qu'elles sont infiniment pernicieuses, et qu'il en redonde de grandes incommodités au pauvre peuple ce qu'il faut représenter maintenant.

[ocr errors]

<< Premièrement il est notoire que cette multiplication de degrez de jurisdiction rend les procès immortels... Car qui est le pauvre paysan qui, plaidant, comme dit le procès-verbal de la coutume de Poictou, de ses brebis et de ses vaches, n'aime mieux les abandonner à celui qui les retient injustement, qu'estre contraint de passer par cinq ou six justices avant qu'avoir arrest : et s'il se résout de plaider jusqu'au bout, y a-t-il brebis ny vache qui puisse tant vivre? mesme que le maistre mourra avant que son procez soit jugé en dernier ressort. Qui est le mineur qui, poursuivant la reddition de son compte aux lieux où il a tant de degrez de jurisdiction, ne devienne vieil avant que d'avoir son bien, si son tuteur se résout à plaider jusqu'à la fin? Quelle injustice est-ce là, qu'un pauvre homme passe tout son âge, emploie tout son labeur et consomme tout son bien en un méchant procez!... et certainement aux endroits où il y a tant de degrez de jurisdiction, il est plus expédient de tout quitter que de plaider contre un opiniastre... D'où il s'ensuit, puisque la fin de la justice est de faire rendre à un chacun ce qui lui appartient, qu'il n'y a rien de plus contraire à la justice que ces justices de village.

« Et ne faut point dire que c'est le soulagement du peuple, de luy rendre la justice sur le lieu; car, à bien entendre, les frais sont plus grands en ces petites mangeries de village, qu'aux amples justices des villes où premièrement les juges ne prennent rien des expéditions de l'audience; et au village, pour avoir un méchant appointement de continuation de cause, il faut saouler le juge,

le greffier et les procureurs de la cause en belle taverne, qui est le lieu d'honneur, locus majorum, où les actes sont composez, et où bien souvent les causes sont vuidées à l'avantage de celui qui paye l'écot. Et quant aux causes appointées en droit, il les faut porter 'aux bonnes villes, pour avoir du conseil, et sous ce prétexte, les épices n'en sont pas moindres. Outre que quand ces mangeurs et sangsues de village ont une riche partie en main, ils savent bien allonger pratique et faire durer la cause autant que son argent.

[ocr errors]

Non missura cutem, nisi plena cruoris hirudo.

Mais voicy le comble du mal : c'est que non seulement la justice est longue et de grand coust aux villages mais surtout elle y est très mauvaise, et ce pour trois raisons principales.

[ocr errors]

Premièrement, parce qu'elle est rendue par gens de peu, sans honneur, sans conscience; gens qui dès leur jeunesse n'ayant appris à travailler, ont fait estat de vivre aux dépens et de la misère d'autruy; ou qui ayant consommé leurs moyens, taschent à se recourre sur leurs voisins, par la chicanerie qu'ils ont apprise en plaidant : gens accoutumez à vivre en débauche aux tavernes, où ils s'habituent à faire toute sorte de marchez: gens qui s'allient ensemble pour courir les villages et les marchez, et changent tous les jours de personnage, pour ce que celui qui est aujourd'hui juge en un village, est demain greffier en l'autre, après-demain procureur de seigneurie en un autre, puis sergent en un autre, et encore en un autre il postule pour les parties: et ainsi vivans ensemble et s'entr'entendans, ils se renvoient la pelote, ou pour mieux dire la bourse l'un à l'autre comme larrons en foire.

« Secondement, quand ils seraient gens de bien (ce qui arrive bien rarement), ce sont ordinairement gens non lettrés ny exprimentez, qui, sous prétexte d'un peu de routine qu'ils ont apprise estans records de sergens, ou clercs de procureurs, accommodent ce qu'ils savent à toute cause, et instruisent si mal les procez, que bien souvent après qu'ils les ont traînés un an ou deux devant eux, quand ils sont dévolus par appel devant un juge capable,

il est contraint d'en recommencer l'instruction; et néanmoins c'est la vérité que l'instruction des procez en ces petites justices est la partie de notre estat et la plus difficile et la plus importante. Plus difficile, pour ce qu'il y arrive bien souvent des occurrences et difficultez toutes nouvelles qui ne se trouvent dans les livres, principalement entre paysans, qui ne peuvent pas donner leur fait à entendre nettement comme feroient de bons avocats bien préparez. Et toutefois il faut vuider ces pointilles sur-lechamp sans conseil; car les causes de village ne méritent pas d'être appointées sur un point d'instruction. Et je puis dire que tel juge notable de compagnie qui prononcerait très bien, estant assisté de conseillers en une audience fournie de bons avocats, se trouveroit bien empesché s'il s'estoit rencontré tout seul à tenir sous l'orme les plaids de sa justice, et à déchiffrer le jargon et le patois des paysans. Que fera donc en tel accessoire un praticien de village, sinon de juger à tort et à travers?

- Plus im

portante aussi, pour ce que la faute ou mauvais jugement qui survient en la définitive, se peut bien réparer en cause d'appel; celle qui se fait en l'instruction est ordinairement irréparable; et d'ailleurs il est assez aisé de bien juger en un procez bien instruit ; mais il est presque impossible de bien juger celui qui est mal instruit.

<< En troisième lieu, la justice des villages ne peut qu'elle ne soit mauvaise, pour ce que ces petits juges dépendent entièrement du pouvoir de leur gentil-homme, qui les peut destituer à sa volonté, et en fait ordinairement comme de ses valets, n'osant manquer à ce qu'il commande...

«

Il y a encore un autre grand inconvénient qui provient de ces justices; c'est que chaque gentil-homme veut avoir son notaire à sa poste, qui refera, trois fois, s'il est besoin, son contract de mariage; ou lui fera tant d'obligations antidatées qu'il voudra, si ses affaires se portent mal, ou s'il a un coup à faire : notaire qui de longue main sait se pourvoir de témoins aussi bons que luy, ou bien qui en sait choisir, après leur mort, de ceux qui ne savoient pas signer. Et s'il a reçu quelques vrais contracts qui soient d'importance, il n'oseroit faillir d'en

mettre les minutes ès-mains et à la merci de son gentilhomme, s'il les demande, qui par après les vend, et en compose ainsi qu'il luy plaist.

« Voilà comment la foi publique est observée aux villages...

De ce discours il paroît clairement, dit Loyseau, que le plus grand et le plus important abus et désordre qui soit en France, ce sont ces mangeries de village que je ne puis appeler justices, pour ce qu'il ne s'y fait rien moins que la justice : et je diray, en passant, que j'ay balancé en moy-mesme si je devois mettre ce discours en lumière, de crainte que les étrangers qui admirent les lois de France, ne se scandalisent que nous ayons enduré si longtemps un tel désordre..... »

20. Tous ces abus, qui n'avaient fait que devenir de plus en plus crians, appelaient sans doute une réforme. Mais parce qu'un édifice a besoin d'être réparé, faut-il donc le détruire entièrement et le raser de fond en comble? On devait se dire avec LOYSEAU: « si ne faut-il pas faire comme les mauvais chirurgiens qui ne peuvent retrancher la chair morte sans anticiper sur la vive. Il faut couper seulement ce qui est corrompu, et conserver entièrement ce qui est sain. Gardons-nous de tomber d'une extrémité en l'autre 1. »

Un conseil si sage ne fut pas suivi; il semblait arrêté, au contraire, qu'on ne donnerait que dans les extrêmes ; que la modération serait un délit punissable; qu'on ne réformerait rien, mais que provisoirement on abolirait tout; que la désorganisation serait complète, et qu'on ne serait rappelé au bien que par l'excès du mal 2.

21. La démoralisation conduisit promptement à l'anarchie (1793); un faux patriotisme, qui exaltait toutes les têtes, remplaça cet amour éclairé du bien public, qui, dans les beaux temps de notre histoire, n'échauffait que les cœurs : tout fut dans la confusion.

2

22. Le désordre s'augmenta encore par l'imperfection de

'Suite du Discours sur l'abus des justices de village.

Sons un sceptre de fer tout ce peuple abattu,

A force de malheur a repris sa vertu.

« PrécédentContinuer »