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même tribunal. On ne se fait pas une idée du triste effet que de pareilles rencontres produisent sur l'esprit des justiciables.

Il y a tel tribunal de province composé de trois faibles juges; l'un est président, son neveu est avoué; un second juge a son fils avocat; un suppléant (qui unit à ce titre celui de notaire), a également un fils avoué. Qu'arrive-til? Un plaideur avisé se hâte de constituer le neveu du président, et charge le fils du juge de plaider sa cause; un intervenant s'empare du fils du suppléant; et voilà l'autre partie désolée, s'imaginant, à tort sans doute, mais avec douleur cependant, que la parenté influera sur la décision du procès. Ajoutez à cela la tendance que que le plaideur a naturellement vers la plainte est encore augmentée par la rivalité des autres avoués, qui se croient lésés par l'esprit de népotisme ou de paternité.

La crainte est-elle fondée, c'est une calamité!... Estelle chimérique, c'est toujours une chose fâcheuse que des magistrats soient ainsi exposés au soupçon.

Si du moins le grand parent, qui siége, ne taxait pas les dépens du petit parent qui postule! Mais que de plaintes encore à ce sujet!... C'est à l'autorité, qui surveille les abus, à prévenir ceux-là : il suffit d'avertir qu'ils existent dans plus d'un tribunal de province.

40. Que les juges suppléans ne soient pas pris parmi les avoués en exercice, ils s'en font un moyen d'augmenter leur pratique. D'ailleurs, il peut arriver qu'un avoué ait dans son étude un procès sur une question semblable à celle qu'il est accidentellement appelé à juger, et l'on doit craindre qu'il ne profite de l'occasion pour faire prévaloir l'opinion qui sera favorable à sa propre cause.

L'abus est plus grand encore quand ce sont des notaires. Ils ne briguent la suppléance que pour en trafiquer en se faisant commettre d'office dans les inventaires, liquidations, comptes et partages judiciaires, ce qui contrarie

souvent les parties, et donne à leurs confrères de justes sujets de plainte.

41. Un moyen très efficace pour faire de bons choix, serait de rendre aux cours l'ancien droit de présentation 1. Pendant un temps, il a bien été d'usage de les consulter; mais à présent on s'en dispense, et l'on tient que cela n'est plus nécessaire. Autrefois, quoique le pouvoir royal fût plus absolu qu'aujourd'hui, les cours n'étaient cependant pas tenues d'admettre les sujets qui n'avaient point obtenu leur agrément 2. Le monarque permettait que l'on fît des remontrances au sujet des nominations où il paraissait que sa religion avait été surprise 3; parce que si son droit était de nommer les juges, son premier intérêt était de les bien choisir. L'influence qui serait ici restituée aux cours, diminuerait un peu l'autorité des commis de la chancellerie : on doit donc s'attendre à leur résistance; ils parleront de la prérogative royale, qui, au fond, n'en recevrait pas plus d'atteinte aujourd'hui que jadis ; mais, en réalité, il s'agit de la prérogative des bureaux; c'est là, pour la France entière, tout le secret de la centralisation, dans ce qu'elle a d'excessif.

42. L'essentiel est sans doute de choisir de bons juges : mais il ne suffit pas de porter son attention sur les individus ; l'organisation judiciaire en général nous paraît susceptible de quelques amendemens que nous allons indiquer.

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« En ce temps-là le nombre des officiers de justice était fort petit, et l'ordre qu'on observait pour remplir les charges des parlemens parfaitement beau. On avait accoutumé d'y tenir un registre de tous les habiles avocats et jurisconsultes: et quand qaelque office venait à vaquer, on en choisissait trois, desquels on portait les noms au roi, qui préférait celui qui lui plaisait. Mais les favoris et les courtisans corrompirent bieutót cet ordre: ils persuadèrent au roi de ne point s'arréter à ceux qu'on leur présentait, mais d'en donner un de leur propre mouvement. Ce que ces gens-là faisaient pour retirer quelque présent de celui qui était nommé par leur recommandation; et l'abus y était si grand, que souvent ces charges étaient remplies d'ignorans et de faquins ; à cause de quoi les gens de mérite tenaient la condition d'avocat beaucoup plus honorable que celle de conseiller. » (Extrait de la vie de Henri IV, par Hardouin de Péréfixe.)

On en voit un bien notable exemple dans la vie de Cujas, en tête de l'édition que Fabrot a donnée de ses œuvres-

3 Pro æquitate servandâ, et nobis patimur contradici, cui etiam oportet obediri. CASSIOD.

« Français (disait Louis XVI dans une de ses proclamations), le pouvoir judiciaire est le véritable lien des institutions sociales; sans lui, aucun citoyen ne pourrait compter sur la libre jouissance de ses premiers droits, sur la propriété de sa personne et de ses biens; sans lui, votre législation nouvelle vous promettrait en vain de si grands avantages.

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Ces paroles suffisent sans doute pour faire sentir toute l'importance du sujet que nous allons traiter.

§ II.

- Étendue des ressorts.

- Réduction des tribunaux.

43. Il n'y a que douze juges pour toute l'Angleterre; et chez nous on les compte par milliers!

Tout le monde convient qu'il y a trop de tribunaux en France; on sent généralement le besoin d'en réduire le nombre: pourquoi n'opère-t-on pas cette réduction?

On y trouve de grandes difficultés, parce qu'on entrevoit que chaque député réclamera pour son département, et chaque ville pour elle-même et l'on craint que les résistances de détail n'empêchent la loi de passer.

Je n'examine pas quant à présent cette difficulté, que je ne crois pas insurmontable. Les ministres essaient tous les jours des choses plus difficiles. Il est plus aisé de réduire le nombre des juges que de réduire le taux de la rente... Ne considérons donc que l'utilité d'une réduction en soi, dans le nombre des cours et des tribunaux, en donnant pour chaque juridiction les raisons qui lui sont

propres.

1o Des cours d'appel.

44. Elles sont trop multipliées. Il est à désirer qu'on eu diminue le nombre, et qu'on agrandisse leur ressort. Dans le nombre des cours, il en est plusieurs qui n'ont pas de quoi fournir leurs audiences.

A la vérité, dans les comptes rendus au ministre, celles qui craignent la suppression ont grand soin d'enfler leurs rôles, en faisant de chaque incident une affaire particulière; et en présentant, par exemple, des arrêts sur des questions de compétence, et de simples arrêts prépara

toires, pour faire nombre dans le tableau des causes jugées. Mais il est de fait, facile à vérifier, et bien avéré, je pense, qu'il y a pénurie d'affaires dans plusieurs ressorts. Et dès-lors, pourquoi ne pas opérer quelques suppres

sions?

2o Tribunaux de première instance.

45. Ces tribunaux sont aussi trop nombreux, pour que leur personnel puisse être aussi bien composé que s'ils étaient en moindre nombre. Mais ce ne serait pas assez d'un seul par département. En les réduisant, il faudrait avoir égard aux localités, chercher le point central des affaires, plutôt que le point central sur la carte, etc., etc.

Je ne vois pas non plus pourquoi l'on se piquerait d'une trop rigoureuse uniformité. La France est-elle donc un échiquier, dont toutes les cases doivent absolument être égales? Au lieu d'établir sans exception dans chaque arrondissement un tribunal essentiellement composé de trois juges, trois suppléans,,un procureur du roi, son substitut, un greffier, un commis-greffier; en tout dix personnes, dont sept sont salariées, qui empêcherait de se contenter, dans les villes où il y aurait peu de population et de commerce, d'établir un gros juge de paix, avec un assesseur; en réservant, pour les villes plus importantes, les tribunaux de première instance, que l'on composerait de cinq juges au moins, afin de conjurer la trop grande influence que les présidens ne manquent jamais d'exercer dans les tribunaux composés seulement de trois juges?

Je n'entre ici dans aucun détail sur la compétence, la procédure, les traitemens, etc., etc., parce que c'est seulement une idée que je mets en avant, et non un projet de réglement tout fait que je propose. Mais si l'on veut s'y attacher, on trouvera certainement qu'il n'en résultera pas seulement une épargne d'argent pour le trésor, mais une économie d'hommes qui permettra de faire à l'avenir de meilleurs choix.

30 Des justices de paix.

46. L'institution des justices de paix est excellente, mais susceptible de perfectionnement.

N'y a-t-il plus de ces juges guétrés dont parle Loyseau, qui convertissent leurs justices en mangeries; qu'il faut saouler avec leur greffier, et qui vuident les causes à l'avantage de celui qui paie l'écot? De ces sangsues de village qui grugent Pierre et Paul? de ces défenseurs officieux, qui, sous prétexte d'un peu de routine qu'ils ont apprise étant recors de sergens ou clercs de procureurs, s'ingèrent à postuler pour les parties ; et qui, quand ils ont une riche partie en main, savent bien allonger pratique et faire durer la cause autant que son argent?

seau,

« Il est donc très expédient, répéterons-nous avec Loyde remédier à ces abus et malversations, pour le grand soulagement du pauvre peuple, tant diminué pendant les guerres, et tant surchargé de subsides, bien que nécessaires depuis la paix; afin qu'il ne soit plus tant diverty par les procez, de son labeur et trafic, et que son argent lui demeure pour fournir aux tailles du roi. »

47. Le meilleur moyen serait assurément d'interdire avec sévérité toute espèce de postulation dans ces justices, et d'exiger que les parties s'y défendent elles-mêmes; ou si elles ne peuvent comparaître en personne, qu'elles ne puissent du moins s'y faire représenter que par des mandataires qui ne se mêlent pas habituellement de pratique.

La loi du 6 mars 1791, art. 16, porte textuellement : « Aucuns avoués, greffiers, huissiers, et ci-devant hommes de loi ou procureurs, ne pourront représenter les parties aux bureaux de paix. Les autres citoyens ne seront admis à les représenter, que lorsqu'ils seront revêtus de pouvoirs suffisans pour transiger. »

Le code de procédure, article 53, a eu le tort de ne pas reproduire la disposition de la loi du 6 mars 1791. Et mais cependant, il importe non seulement de la maintenir, d'étendre à toutes les affaires portées devant le juge de paix ce que cette loi a seulement établi les citations pour en conciliation. En effet, il ne faut point perdre de vue que cette juridiction est essentiellement conciliatrice; et que son but est encore plus d'assoupir les procès par des accommodemens que de les terminer par jugemens. Or, c'est une expérience faite, que le juge de paix ne peut agir utilement pour la conciliation des parties qu'autant qu'elles

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