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d'une assemblée unique, nombreuse, élective, annale, animée au plus haut point de l'esprit d'innovation, et qui, dès l'abord, revendiqua pour elle, comme son principal attribut, le droit de faire et de dicter des lois?

On ne se borna pas à ôter aux parlemens toute participation au pouvoir politique, qui ne leur était demeurée de fait qu'en l'absence des états-généraux; mais, comme on affectait toujours de craindre qu'ils ne se relevassent de leur ruine, on affaiblit l'autorité judiciaire,en attribuant une grande partie de sa compétence à l'autorité administrative.

A mesure qu'on s'est avancé dans cette nouvelle carrière, les prérogatives de l'administration ont reçu plus d'extension. La raison en est sensible: l'ordre judiciaire est mesuré, réfléchi, craintif; il pèse, il écoute, il examine, il appréhende de blesser le droit d'autrui. Rien de plus embarrassant que des gens qui, à chaque instant, se demandent: Cela est-il juste? cela est-il permis?

Au contraire, l'administration, expéditive comme ceux dont elle reçoit l'impulsion, entrait avec une merveilleuse docilité dans toutes les vues du gouvernement; et, comme pour lui obéir elle était souvent obligée d'employer l'arbitraire, il fallait bien empêcher que la justice ne pût contrarier ses mesures, en protégeant les victimes de ses hardiesses et de ses usurpations.

De là est née la maxime qu'il ne faut recourir qu'à l'administration pour obtenir réparation des torts de l'administration. Il en est résulté que l'administration, juge et partie tout ensemble, ne se condamnait presque jamais.

56. Il en faut dire autant de la police. Elle est convenue elle-même, que « pendant long-temps elle a été l'instru« ment aveugle de la tyrannie... qu'elle a contraint les esprits par de secrètes persécutions... comprimé la pen

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Ce n'est pas d'aujourd'hui que je me récrie contre cet abus: témoin cette note insérée au tome III de mes Principia juris, imprimés en 1808, et où j'ai pu dire en latin ce qu'il n'eût peut-être pas été permis de dire en français: Apud Romanos vel ab imperatoribus vexatos, jura reipublicæ et fisci eâdem quá privatorum librá ponderabantur. Nec sibi finxerant, legitimè fieri posse, ut una pars existeret adversæ partis ANTAGONISTA SIMUL ET JUDEX. (Page 196.)

«sée... répandu la terreur... violé, dans l'ombre de la nuit, l'asile des citoyens... attenté, avec une effrayante ཕ légèreté, à la sûreté individuelle.

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A quoi cela tenait-il? A ce que la police faisait tout à discrétion. Elle ne s'astreignait à aucune forme, ne tenait et ne rendait compte ni des choses ni des individus. Au lieu de se borner à prévenir les délits, elle s'autorisait des moindres soupçons pour vous jeter dans ses cachots, et vous y retenir des années entières, sans qu'elle entreprît de vous faire condamner, et sans qu'il fût possible de se faire absoudre. Voilà pourquoi les Français l'ont prise en aversion. Remettez la police ordinaire dans les mains de l'autorité judiciaire, elle n'aura plus rien d'effrayant pour les citoyens, parce que tout homme arrété sera sûr de pouvoir être jugé, et qu'il entreverra avec certitude le moment de faire valoir tous les moyens propres à faire éclater son innocence; sans cela, pas de liberté individuelle.

57. Sans doute la division des pouvoirs est une des garanties de la liberté publique; et je ne propose point ici de les confondre, en effaçant une ligne de séparation que je voudrais, au contraire, voir mieux marquée.

Mais il importe que chacun ait le sien ; et si l'on a dû enlever aux tribunaux toute la partie politique qui entrait jadis dans leurs attributions, et qui ne pourrait pas leur être attribuée de nouveau, sans changer dans son principe la constitution actuelle de l'état, au moins devrait-on leur rendre ce qui rentre naturellement dans leur juridiction. Il faut absolument revenir de cette pernicieuse idée, que l'administration seule est amie du gouvernement, et que l'esprit des tribunaux, c'est-à-dire l'esprit de justice, lui est opposé. Sans doute la justice est ennemie déclarée de tout ce qui porte atteinte à la liberté individuelle, à la propriété, à l'honneur des citoyens ; et l'on conçoit très bien que des gouvernemens révolutionnaires, absolus, arbitraires, devaient se défier de la justice, et ne compter que sur l'aveugle obéissance d'agens révocables et dépendans.

'Circulaire de M. Beugnot, du 2 juin 1814.

Mais un gouvernement sage, un gouvernement qui reconnaît que sans bonne justice ce royaume ne peut être gouverné, n'a pas à redouter de voir ses légitimes desseins contrariés par des magistrats de son choix, dont le premier sentiment sera toujours l'amour du prince, comme leur premier devoir est le soulagement des opprimés ; leur unique vou, la prospérité de la monarchie.

Administrateurs et magistrats, tous sont les mandataires du même chef, tous concourent à la même fin, marchent au même but, chacun sur la ligne de ses devoirs. Loin de nous donc toute prévention injurieuse à la magistrature française; que l'administration conserve ses droits, et que la justice recouvre les siens.

Voyons ceux qu'il conviendrait de lui rendre.

1° Questions de propriété.

58. Il est manifeste que les questions de propriété sont essentiellement placées sous la sauvegarde des tribunaux, Cependant l'administration a plus d'une fois essayé de s'en attribuer la connaissance.

Quelques décrets impériaux faisant fonction d'arrêts du conseil avaient déjà cassé plusieurs arrêtés de préfets rendus en ce sens, et décidé que les tribunaux étaient seuls juges des questions de propriété : c'était un retour au principe. Mais ici la compétence n'est en quelque sorte établie que négativement; elle est fondée sur des décisions isolées par lesquelles le conseil d'état a bien voulu se dessaisir de quelques questions de ce genre qui lui avaient été déférées, et les a renyoyées aux tribunaux. Ne vaudrait-il pas mieux que cette règle de compétence fût nettement tracée par un article de loi?

Sans cela, la lutte existera toujours entre les deux pouvoirs. On a pour exemple la loi de 1810, qui a rendu aux tribunaux le droit de prononcer jusqu'à certain point, dans les expropriations pour cause d'utilité publique ; ce qui n'empêche pas l'administration de prétendre toujours modifier l'exécution de cette loi par celle de 1807, qui laisse à MM. les préfets la haute main dans cette matière 1. Elle

Cet abus a cessé par la loi rendue le 7 juillet 1833 sur l'expropriation pour cause d'utilité publique.

est assez grave pour mériter une décision positive, qui place généralement et sans exception toutes les questions de propriété dans la juridiction des tribunaux.

2o Contentieux des domaines nationaux.

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59. Les questions relatives aux domaines nationaux, qui peuvent s'élever entre le domaine et les acquéreurs, ou entre les acquéreurs et les anciens propriétaires, sont assurément des questions de propriété. Cependant les lois de la révolution et celles de l'empire avaient réservé à l'autorité administrative, ce qu'on appelait le contentieux des domaines nationaux et cela, en haine de l'esprit d'opposition que l'on supposait aux tribunaux contre le nouvel ordre de choses. Ce motif se trouve très naïvement exposé dans un rapport du ministre de la justice du 2 nivose an vi, inséré au bulletin des lois. Il suffit de le lire pour être convaincu que ces motifs sont aujourd'hui sans application.

D'ailleurs la Charte constitutionnelle ayant dit que toutes les propriétés sont inviolables, sans distinction de celles qu'on appelle nationales, n'est-ce pas une raison de plus pour renvoyer aux tribunaux, sans distinction, toutes les questions de propriété, même celles qui s'élèveraient à l'occasion des ventes de domaines nationaux? Les contestations nées de ces ventes peuvent être appréciées par les tribunaux avec autant d'impartialité et d'indépendance que par l'administration. J'ajoute que la publicité des audiences est pour les plaideurs une garantie que ne leur donnent pas les formes silencieuses du conseil d'état !. 3o Questions nées de contrats avec les administrations.

60. Lorsque l'administration a fait des conventions, et contracté des engagemens envers les citoyens, elle devient partie pour tout ce qui concerne l'exécution. Pourquoi veut-elle donc rester seule arbitre des difficultés; interpréter ses propres marchés ; se condamner ou s'absoudre: en un mot, être juge et partie? N'est-ce pas évidemment

'Depuis la révolution de 1830, on a introduit la publicité pour les audiences du comité contentieux.

le cas de recourir aux tribunaux, comme autorité indépendante, pour tenir la balance entre les contractans? Je n'excepterais que les contrats de fournitures ou d'entreprises de travaux publics, par lesquels les parties se seraient expressément soumises à la juridiction administrative volenti non fit injuria

4o Vente et échange des biens de l'état, des communes et des établissemens publics.

61. Que ces biens ne puissent être vendus ou échangés qu'en vertu d'une loi, je le conçois. Mais, lorsqu'il ne s'agit plus que d'accomplir la vente ou l'échange, d'exécuter et d'entrer dans le détail des expertises, des désignations, des clauses, croit-on qu'une assemblée de 400 députés soit plus à l'abri d'une surprise qu'une compagnie de 12 ou 15 magistrats? Les députés, se croyant réservés spécialement aux grandes questions politiques, écoutent avec indifférence un rapport auquel ils ne s'intéressent pas, un détail auquel ils n'entendent rien et ne veulent rien entendre. Tandis qu'une cour accoutumée, par la nature même de ses fonctions, à l'examen des pièces, des titres, des contrats, vérifie, délibère et juge en pleine connaissance de cause, après le rapport d'un de ses membres, communication préalablement faite au ministère public, et sauf le droit d'opposition possible de la part des tiers intéressés.

Par cette distinction, on épargnerait au pouvoir législatif des détails fastidieux; et, par l'attribution aux cours de la surveillance sur ce qui est d'exécution, on s'assurerait qu'aucune surprise, aucune lésion ne serait pratiquée au détriment de l'état ou des établissemens placés sous sa tutelle.

Dans tous les cas un examen préalable par ces cours avec leur avis serait une garantie pour les chambres législatives.

5o Appels comme d'abus.

62. Pourquoi ne rendrait-on pas aux cours souveraines la connaissance des appels comme d'abus? A-t-on donc ou

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